03.09.10 | IL Y A DEUX ANS, Jean-Jacques Aillagon, président du domaine de Versailles, s’interrogeait dans le Figaro : « L’art contemporain au cœur du patrimoine n’est-il pas en train de devenir une tarte à la crème ? Il faut que ça reste, tout comme Versailles, un acte exceptionnel » [1]. La troisième édition de Versailles Off centrée sur un artiste vivant est imminente - cette année, le Japonais Takashi Murakami - et la formule, au dire de son président, s’essoufflerait. C’est ce qu’il a déclaré à l’AFP dernièrement : « Je crois qu’il faut considérer que c’est la dernière fois que l’exposition a lieu dans les appartements royaux car cela devient répétitif. Il faudra trouver autre chose à l’intérieur, d’autres formules, car sinon cela devient un peu bégayant » [2].
Une chose est sûre, bégayante, la communication officielle du Château l’est déjà. Pour preuve, le texte de présentation de Jean-Jacques Aillagon lui-même qui commence cette année par une formule de bon élève - « Versailles a su, de tout temps, convoquer les meilleurs créateurs... » - sensiblement la même que celle de l’année dernière : « Versailles a de tout temps cristallisé la création française et internationale ». S’en suivent, dans les deux cas, la liste d’artistes qui se sont succédés à Versailles depuis Louis XIV. Malgré quelques mots changés ici ou là - on a bien noté international à la place de mondial - les deux textes sont quasi identiques. Reconnaissons au moins à Jean-Jacques Aillagon d’avoir personnalisé sa prose dans le dernier paragraphe [3].
Ce qui est à peine le cas de Laurent Le Bon, commissaire de l’exposition Murakami, comme de tous les événements d’art contemporain à Versailles et désormais connu du grand public comme directeur du Centre Pompidou-Metz. On ne peut pas vraiment dire qu’il se soit foulé. Sous sa plume, les artistes, et leurs oeuvres, deviennent interchangeables. Que ce soit pour la présentation de Jeff Koons Versailles en 2008, Veilhan en 2009 et maintenant Murakami, il s’agit strictement du même texte à quelques lignes près, lui-même recyclé d’un texte (très pertinent au demeurant) rédigé pour la première édition Versailles Off de 2004. Laurent Le Bon crée la présentation formulaire, ce qui va grandement faciliter le travail des journalistes. A lire l’interview imaginaire qu’il nous a accordé sur la base de ses écrits, ou plutôt de son écrit.
Toujours innovant, Versailles invente donc la communication durable, recyclable d’une année sur l’autre. Ce qui économise les neurones et qui ne préjuge en rien de l’investissement des personnes mais le procédé est pour le moins curieux, tant vis-à-vis des artistes que du public. Mais après tout, c’est juste une question d’emballage.
MISE-EN-SCÈNE MÉDIATIQUE
Bégayante, avant même le démarrage de l’événement, la presse l’est tout autant. Le plan comm’ du château à peine lancé, on retrouve partout les mêmes informations empruntes d’un certain manichéisme, à quelques exceptions près. Tout part de deux dépêches AFP publiées le même jour, 27 août. L’une, interview complaisante du président du Château, intitulée « Art contemporain à Versailles : »une invitation à l’intelligence« selon Jean-Jacques Aillagon ». La question la plus audacieuse de l’agence d’Etat aura été de lui demander s’il est vrai qu’il a fait retirer les livres d’or « comme le disent les opposants à l’exposition Murakami », ce à quoi il répond que oui parce qu’il trouve « cette pratique un peu niaise, bébête et peu utile ». Bien anecdotique quand on se souvient de la chape de censure qui était tombée sur le château à l’occasion de Jeff Koons Versailles, jusqu’à être dénoncée dans Le Canard Enchaîné [4].
Mais cette année, Jean-Jacques Aillagon a promis d’ « ouvrir des supports d’expression pour le public » notamment en créant « une base d’échanges d’opinions sur l’exposition » depuis le site Internet du château. En quelque sorte d’établir... un livre d’or électronique. De toutes façons, le contrôle de la parole devient de plus en plus difficile avec les réseaux sociaux comme Facebook. Voir la page officielle du Château où les critiques fleurissent, au point que le Comité VIP de soutien à la reconduction d’Aillagon à la tête de Versailles s’est réveillé, appelant ses membres à la rescousse pour défendre les choix du patron. Lequel, depuis quelque jours, fait blog ouvert pour répondre à ses détracteurs. Il n’a pas fini.
Publiée le même jour, 27 août, une seconde dépêche AFP se penchait sur « les opposants » du projet [5], à savoir deux groupes plus ou moins distincts émanant des milieux versaillais d’extrême-droite, à l’origine de deux pétitions que l’AFP dit, sans aucune preuve ni vérification, avoir recueilli pour l’une 3 500 signatures, pour l’autre 3 700, ce dont on doute très fortement [6].
Une chose est sûre, en sur-valorisant cette mouvance aux opinions radicales et xénophobes, en lui donnant une visibilité internationale ce que n’espéraient pas même les intéressés, l’AFP offre surtout une publicité immédiate à l’exposition - le message est clair : attaquée par l’extrême-droite, l’expo est forcément bien - et, au passage, tue toute critique mesurée de l’événement. Belle instrumentalisation qui ne nous étonne pas émanant d’une agence dont les dépêches concernant le Château de Versailles relèvent en général plus de la communication que de l’information. Depuis, médias et blogs, dans une unanimité inquiétante, embrayent sur l’exposition audacieuse victime d’obscurantisme. Comme si tout le monde découvrait que l’extrême-droite haïssait l’art contemporain - où qu’il soit, quoi que ce soit - car il ne s’agit que de cela. D’ailleurs, ces groupes appellent à manifester, devant le château, au premier jour de l’exposition en singeant ce courant, si tant est qu’il soit aussi identifiable.
Si le principe d’exposer des oeuvres contemporaines dans un lieu ancien ne nous choque pas et peut même nous plaire, on n’est pas sûr qu’interdire la manifestation comme le souhaitent ces opposants soit moins ou plus intelligent que de la rendre obligatoire pour tous les visiteurs du château comme le fait sa direction. Et Jean-Jacques Aillagon nous amuse à déplorer les préjugés de ceux qui condamnent l’événement avant même qu’il ait eu lieu, quand il se satisfait des applaudissements de ceux qui ne l’ont pourtant pas plus encore vu [7]. Pas plus qu’il ne se choque de voir diffusées, jusque sur le site du Château, des photos de l’événement à venir sans que nulle part ne soit mentionné qu’il s’agit de simulations [8].
Cet unanimisme bien-pensant généré par une AFP en symbiose avec le château permet d’occulter quelques interrogations légitimes sur le financement de ces opérations qui coûtent beaucoup plus à la collectivité et au château que ce qu’il veut bien en dire ; du paradoxe de voir des chantiers patrimoniaux en rade à Versailles depuis des années faute de financement dont certains pourtant urgents (Bassin de Latone, Maison de la Reine du Hameau, Grilles) ; sur le rôle de la société organisatrice Château de Versailles Spectacles, filiale de l’établissement public, aux comptes invisibles ; sur les liens privilégiés avec des collectionneurs privés et des galeristes, un en particulier ; sur la déontologie de médias qui couvriront la manifestation tout en étant partenaires ; sur les conditions tarifaires de l’établissement et d’accès à cette exposition ; sur simplement la pertinence de la présence d’art contemporain dans des sites anciens, débat qui ne nous semble pas inintéressant ; enfin sur la supercherie qui consiste à compter comme amateurs d’art contemporain tous les touristes qui visitent le château, voire les jardins, et de crier au succès, information mensongère encore relayée dernièrement dans une dépêche AFP destinée aux pays anglophones [9]...
UN SCANDALE PROGRAMMÉ
Y a-t-il meilleure promotion pour un événement culturel qu’une menace de censure ? Au Château, on en a d’autant mieux conscience que pour Jeff Koons Versailles, en 2008, il en avait été de même. La sur-médiatisation d’une micro-manifestation d’opposants le jour de l’inauguration devant les grilles du château - les mêmes qu’aujourd’hui - avait assuré la publicité de l’événement et surtout nourri le travail des journalistes avides de polémiques. Trois mois plus tard, l’action en justice du prince Charles-Emmanuel de Bourbon-Parme contre l’exposition pour profanation et pornographie, avait, si ce n’est éveillé l’intérêt du public, au moins relancé la machine médiatique, avec bonheur pour le château qui avait prolongé l’exposition devant cette publicité inespérée.
Aussi, la réflexion de Pascale Mollard-Chenebenoit de l’AFP, dans une dépêche-promo datant du mois de juin, nous fait sourire quand elle écrit au sujet de l’exposition Murakami à venir : « Les sculptures ont été sélectionnées afin qu’elle ne choquent pas le public familial de Versailles. Pas d’oeuvre pornographique en vue, comme en produit parfois l’artiste. Les organisateurs veulent éviter la polémique qui a entouré l’exposition de l’artiste américain Jeff Koons au Château de Versailles en 2008 ». Mais les oeuvres dites « pornographiques » de la période Cicciolina de Koons n’y furent pas plus exposées, ce qui n’a pas empêché les fanatiques de l’attaquer [10] ! Qui peut alors s’étonner aujourd’hui que les mêmes arguments s’élèvent quand le nouvel artiste choisi a les mêmes stigmates que Koons à leurs yeux, le crime d’avoir commis des oeuvres à forte connotation sexuelle.
Jean-Jacques Aillagon le sait d’autant mieux que, durant sa présidence du Centre Pompidou, en 2000, Takashi Murakami avait participé à l’exposition collective « Au-delà du spectacle » avec son emblématique « My Lonesome Cowboy » représentant un adolescent nu se masturbant et éjaculant, oeuvre qui met en transe, mais non de joie, Anne Brassié de la pétition Versailles mon amour [11]. Par précaution, plusieurs oeuvres pouvant être sujet à caution comme cette sculpture, la manifestation avait été interdite « aux mineurs non accompagnés d’un parent majeur » [12]. Aujourd’hui, elle le serait tout court. Au Château de Versailles, personne ne peut faire mine de s’étonner des réactions hostiles de cette frange radicale boostée par la couverture médiatique qu’on lui offre, d’autant qu’elle n’est pas restée inactive depuis deux ans jusqu’à présenter une liste aux élections du bureau de la Société des Amis de Versailles.
N’y a-t-il pas une forme de provocation ou de stratégie publicitaire à programmer ce type d’artistes alors qu’on sait très bien les réactions qu’ils vont susciter. Il en sera évidemment de même avec Maurizio Cattelan - son Jean-Paul II écrasé par une météorite, son Hitler priant, ses enfants pendus... - s’il venait à exposer à Versailles, son nom ayant été plusieurs fois cité pour succéder à Murakami.
MURAKAMI VERSAILLES CIRCUS
Le cirque médiatique ne fait que commencer. On l’a vu avec la présence incongrue il y a quelques jours de Jean-Jacques Aillagon dans l’émission graveleuse des Grosses Têtes sur RTL, radio la plus populaire de France (à écouter ici, à la 22mn ou ci-dessous). Mais le président de l’établissement public de Versailles ne s’attendait certainement pas - outre de devoir raconter sa première expérience sexuelle - à être pris à parti par Philippe Bouvard, manifestement très au courant de la vie du château, qui entre deux vannes lourdingues, lui a posé quelques questions qui fâchent : le conflit d’intérêt avec Pinault, la saturation du site de Versailles et même sa disneylandisation, ce qui a fait quelque peu bafouiller notre président. En revanche, on l’a trouvé très pertinent quand, répondant à l’accusation de pornographie bien que ce soit infondé au regard des oeuvres exposées, il a rappelé que le parc de Versailles n’était pas le plus chaste qui soit, avec certaines de ses sculptures très explicites, illustrants des thèmes plus que controversés comme la pédophilie, voire la zoophilie !
Mais Jean-Jacques Aillagon n’est jamais à court de geste communicant. Il est même, dans ce domaine, très imaginatif bien que ses intentions soient souvent cousues de fil blanc et parfois quelque peu ridicules. Comme, quand le 1er septembre dernier, « jour du 295e anniversaire de la mort de Louis XIV », il a déposé une couronne de lauriers au pied de sa statue devant le château. Comme si cela pouvait légitimer ses choix de politique culturelle dans ce qui est aujourd’hui un établissement public. Dans le même genre, on se souvient, en pleine polémique Jeff Koons, de son combat inattendu pour le retour à la basilique de Saint-Denis des ossements de la reine mérovingienne Arégonde qu’il avait soudain réclamé au ministère de la Culture, histoire d’amadouer le prince de Bourbon-Parme. Au fait, sur cette affaire, on en est où ?
[1] « Si Koons fait un flop, on ne recommencera pas », propos recueillis par Valérie Duponchelle et Sébastien Le Fol, LE FIGARO | 11.09.08.
[2] « Art contemporain à Versailles : »une invitation à l’intelligence« , selon Jean-Jacques Aillagon », AFP | 27.08.10.
[3] Tout le monde s’auto-plagie, y compris nous, mais pas sur un texte entier !
[4] Outre l’absence d’un livre d’or lors de l’exposition Jeff Koons Versailles réclamé par le syndicat SUD, les guides professionnels indépendants avaient été sommés par le directeur du développement culturel de ne pas critiquer l’événement sous peine de se voir interdit d’accès, donc de travail (révélé par le Canard Enchaîné, suite à quoi J.-J. Aillagon n’eut pas d’autre choix que de désapprouver son collaborateur), tandis que les salariés avaient eu pour consigne verbale, comme plusieurs nous l’ont indiqué, de se taire et qu’un forum Internet avait été rapidement fermé par l’établissement devant le flot de critiques. Lire ici.
[5] « Exposition Murakami à Versailles : les opposants fourbissent leurs armes », AFP | 27.08.10, rediffusée le lendemain légèrement modifiée : « France : mobilisation croissante contre Murakami au château de Versailles », AFP | 28.08.10.
[6] Rappelons que ces opposants ont antenne ouverte sur Radio Courtoisie dont le directeur est Henry de Lesquen, conseiller municipal de Versailles d’opposition sous l’étiquette Union pour le renouveau de Versailles (URV). Au sujet de la pétition de « Versailles mon amour » qui aurait recueilli 3 500 signatures, l’AFP dit avoir consulté, sur l’ordinateur d’un des leurs , « la liste des pétitionnaires et leurs commentaires ». Si c’est celle-là initiée par un certain Jean-Christophe Carme, on ne voit que... 33 signataires ! Quant à celle de la Coordination de défense de Versailles qui aurait recueilli, affirme l’AFP, 3 700 signatures, leur site Internet indique qu’environ 800 l’ont été électroniquement (le nom de ces signataires est d’ailleurs consultables sur cette page), le reste, soit la majorité, le serait sur papier...
[7] « Le jugement critique de l’opinion, de la presse, du public doit s’exercer a posteriori, après avoir pris connaissance de l’offre culturelle et non a priori sur la base de refus systématiques et de préjugés. », AFP | 27.08.10.
[8] (Beaux-Arts Magazine (n°315), média partenaire, comme pour Jeff Koons Versailles, met en Une et publie des photos de l’événement à venir sans indiquer non plus qu’il s’agit de simulations.
[9] « Japan pop artist’s Versailles show sparks protests » By Pascale Mollard-Chenebenoit, AFP, 30.08.10.
[10] « Takashi Murakami va faire souffler l’esprit manga chez Louis XIV à l’automne » par Pascale Mollard-Chenebenoit, AFP | 09.06.10.
[11] L’oeuvre se remarqua d’autant plus par son cartel : « Mais quand le cartel du manga de Takashi Murakami, en train de se masturber avec résultat spectaculaire, évoque la Sainte Thérèse du Bernin, on peut penser que le public a du mal à savoir si c’est à lire au premier ou au quatrième degré » dixit le critique d’art Jean-Luc Chalumeau.
[12] Mention qu’on peut toujours lire sur la page consacrée à cette exposition sur le site du Centre Pompidou : « L’exposition »Au-delà du spectacle« présente des oeuvres pouvant heurter la sensibilité du public et particulièrement celle des jeunes visiteurs. Par conséquent, afin, d’une part, de préserver la liberté d’expression des artistes participant à l’exposition et, d’autre part, d’assurer la nécessaire protection des mineurs à l’égard d’oeuvres qui pourraient les choquer, l’accès de l’exposition est interdit aux mineurs non accompagnés d’un parent majeur ».