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Jacques Chirac, le président woke et les Taïnos

Bernard Hasquenoph | 14/08/2024 | 17:03 |


La passion pour les arts extra-occidentaux de l’ancien président de la République allait bien au-delà d’une question esthétique, fondant même son action politique. Pour mener à bien ses projets culturels, il fut le président qui aura le plus bousculé le monde des musées. Son discours résonne étrangement avec ce qu’on nomme aujourd’hui le wokisme.

« Il n’aime pas la culture occidentale dans sa volonté de s’imposer aux autres, de leur être supérieure. C’est sa manière à lui d’être rebelle. Il pense que le monde mérite d’être regardé d’ailleurs. » Catherine Pégard, lepoint.fr, 14.04.2000
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Expo Taïnos, 2024

14.08.2024 l « AUJOURD’HUI, ON TAXERAIT CE PARTI PRIS DE DÉRIVE WOKE ». C’est ce qu’écrivait, en juin dernier, le Figaro à propos d’un certain... Jacques Chirac. Oui, oui, Jacques Chirac ! Ce qui ne manque pas de sel quand on connait l’obsession négative de ce grand quotidien de droite pour cette thématique venue des Etats-Unis dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. A l’origine, désignant simplement le fait de s’éveiller aux injustices, le terme a pris une connotation péjorative sous l’emprise des conservateurs américains, pour devenir, en France, un terme fourre-tout employé par les réactionnaires de tout poil afin de dénigrer toute entreprise un tant soit peu progressiste et de gauche.

C’est à propos des origines de l’exposition sur l’art taïno qui se tint en 1994 au Petit Palais que le Figaro l’a employé, événement voulu par celui qui était encore maire de Paris et dont le musée du quai Branly rend hommage cet été avec la micro mais passionnante exposition « Taïnos et Kalinagos des Antilles ». En effet, on reste stupéfait par l’attitude du Jacques Chirac d’alors, maire de Paris donc, ancien Premier ministre et président du RPR, quand, sur invitation de l’Espagne qui préparait pour 1992 l’Exposition universelle de Séville dédiée à « l’ère des grandes découvertes », il refusa d’associer la capitale française aux commémorations du 500e anniversaire de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb. Cela, au nom des peuples et des cultures « que son intrusion sur ce continent n’avait servi qu’à décimer et détruire » [1]. Actuellement, la grande exposition « Mexica » en témoigne, au musée du quai Branly.

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Jacques Chirac, 1997, Photo Christian Lambiotte, CC BY 4.0 l Exposition Taïnos, 2024

Il ne s’agissait pas d’une prise de position publique puisque, à cette époque, sa passion pour les arts extra-occidentaux et l’histoire des peuples qui s’y rattache, constituait encore son « petit jardin secret » selon sa propre expression, mais d’échanges privés qu’il dévoilera quinze ans plus tard, dans un livre d’entretiens avec Pierre Péan [2]. Révélations qui créeront la polémique de l’autre côté des Pyrénées, au point que le maire de la ville en Andalousie d’où le navigateur était parti, mettra les propos du chef d’Etat français sous le coup d’une « démence sénile ».

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Christophe Colomb débarquant en Amérique, image du 19e s., Library of Congress

« Je n’ai pas d’admiration pour ces hordes qui sont venues en Amérique pour détruire ». Voilà la pensée de Jacques Chirac qui racontait comment le roi Juan Carlos l’avait appelé au téléphone, « sidéré d’apprendre [qu’il aie] décidé que Paris s’abstiendrait… ». « Pour moi, ce n’est pas un grand moment de l’Histoire… », lui avait-il répondu. Et de commenter ce souvenir : « Au surplus, ce n’est pas historiquement fondé. Ce n’est pas Colomb qui a découvert l’Amérique, mais les Vikings, cinq siècles plus tôt ! Ils n’ont pas fait tant d’histoires et, de surcroît, ils ont eu l’élégance de se détruire eux-mêmes... ». Virtuellement, un déboulonnage de statue en règle.

Et encore, selon son entourage, les propos assénés au roi d’Espagne auraient été plus directs : « Je ne vais rien faire pour cet assassin mais je vais faire quelque chose en l’honneur du peuple qu’il a fait disparaître », à savoir les Taïnos [3]. « Ce sont les premiers à avoir accueilli les Espagnols. Ils étaient environ un million à leur arrivée… Soixante ans après, le dernier mourrait », commente encore le président. C’est à partir de là que naîtra le projet d’une grande exposition sur l’art de ce peuple des Grandes Antilles, prélude à la création, au Louvre, du Pavillon des Sessions, puis du musée du quai Branly.

UNE CÉLÉBRATION POLÉMIQUE
Il faut malgré tout replacer la position de Jacques Chirac dans le contexte du moment. Il exprimait une opinion qui n’était pas isolée bien que surprenante de la part d’un dirigeant politique européen, qui plus est de droite, en totale contradiction avec l’image publique de celui qui, à la même période, durcissait le ton pour des raisons électorales, stigmatisant les étrangers, avec sa fameuse petite phrase sur « le bruit et l’odeur » des familles immigrées. De fait, il se trouvait plus en phase avec le parti des Verts, de gauche et pas vraiment proche de lui, moqué pour les mêmes raisons parce que s’offusquant, cette année-là, qu’un lycée, dans le Val-de-Marne, soit baptisé du nom de Christophe Colomb.

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Publicité lors des commémorations de la découverte de l’Amérique, en 1992 ©DR

En 1992, la célébration de la découverte de l’Amérique n’aura rien de consensuel et sera émaillée de très nombreuses polémiques, bien que l’UNESCO, coordonnant l’événement international, ait pris soin de choisir « la rencontre de deux mondes » comme terminologie officielle. Elle sera l’occasion pour les peuples amérindiens de faire entendre leur voix, protestant contre la commémoration, pour eux, d’un « génocide » et d’un effacement de civilisation, dont ils vivaient toujours les conséquences désastreuses, victimes de violations des droits humains « depuis des siècles » selon un rapport d’Amnesty International sorti pour l’occasion.

On assista à des manifestations, parfois durement réprimées, en Colombie (où Mme Mitterrand, épouse du président français en fonction, se rendra en visite privée à la rencontre des autochtones, dans la forêt amazonienne), au Chili, en République dominicaine et aux Etats-Unis. Là-bas, le débat fit rage entre Amérinden·nes (au « révisionnisme agressif » selon le Monde, 02.01.1991), personnes issues de l’immigration espagnole et politiques conservateurs. Le président George Bush n’avait rien trouvé à redire, en lançant les festivités américaines à Columbus, dans l’Ohio. Il avait chanté les louanges d’un commerce mondialisé, héritage, selon lui, de Christophe Colomb.

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Le Phare de Colomb, Saint-Domingue, 2017 l Photo Epizentrum, CC BY-SA 4.0

A Saint-Domingue, première ville du Nouveau Monde fondée par les Européens, l’inauguration du « Phare de Colomb », écrasant monument de béton en forme de croix en hommage au navigateur et au début de l’évangélisation de l’Amérique latine, fera un flop, boudée par les personnalités officielles. Le pape Jean-Paul 2 prendra soin de n’y venir que quelques jours plus tard, très prudent dans ses propos, rencontrant malgré tout quelques Ameridien·nes et demandant, vaguement, « pardon pour les offenses ».

En France, à Paris, le musée de l’Homme en profitera pour rénover ses galeries d’Amérique. L’édition publia une avalanche de livres, avec comme best-seller 1492 de Jacques Attali. Dans le Monde, Edwy Plenel marqua avec son feuilleton « Voyage avec Colomb ». Tandis qu’au cinéma, Gérard Depardieu triomphait dans « 1492 : Christophe Colomb », film franco-britannico-espagnol de Ridley Scott, la télévision diffusait des émissions plus critiques sur le navigateur. Ce qui déplut à un lecteur du Monde qui, dans un courrier publié dans ses colonnes, s’inquiétait de « l’air du temps qui, jour après jour, nous pousse à réviser l’Histoire, parfois dangereusement » (27.09.1992). On le voit, la dénonciation d’une prétendue « cancel culture », corollaire au wokisme, en réalité l’évolution des sensibilités à tel ou tel fait historique et sa lecture renouvelée, ne date pas d’hier.

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Image extraite du film « 1492 : Christophe Colomb » de Ridley Scott, 1992

Cette année de controverses sera couronnée par la remise du prix Nobel de la paix à la militante guatémaltèque Rigoberta Menchú, descendante des Mayas exilée au Mexique. En 2008, celle-ci deviendra membre du comité d’honneur de la Fondation Chirac, créée par l’ancien chef d’État pour agir en faveur de la paix dans le monde et tristement dissoute après sa mort.

« UN PIED DE NEZ À LA PENSÉE DOMINANTE ETHNOCENTRISTE »
Pendant ce temps, le maire de Paris imagine son exposition sur les Taïnos au Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville, avec la complicité d’un ami récent, puisque rencontré en 1990 : Jacques Kerchache. Ce collectionneur et marchand d’art, spécialiste des « arts primitifs », rêve, comme Apollinaire, de les voir entrer au Louvre. Pour cela, il a initié une tribune dans la presse, « Les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux », à la vision partagée par Jacques Chirac. Leur but commun : « la réhabilitation des plus vieilles civilisations universelles et du legs artistique irremplaçable qu’elles avaient laissé dans l’histoire de l’humanité » [4].

Le pari est ambitieux, car il faut identifier et réunir des objets dispersés dans des musées du monde entier : Allemagne, Etats-Unis, Italie, République dominicaine, Royaume-Uni... « Ce serait impossible aujourd’hui, pour des questions de coût », précise André Delpuech, commissaire de l’exposition hommage se tenant actuellement au musée du quai Branly. Lui-même n’a pas réussi, pour ces raisons, à convaincre l’établissement d’organiser une plus grande exposition incluant le Vénézuela, zone géographique d’Amazonie d’où sont issus ces peuples. A l’époque, Jacques Kerchache en avait conscience, se félicitant, dans le catalogue, d’avoir pu « réunir pour la première, et sans doute la dernière fois, un peu plus de quatre-vingts chefs-d’oeuvre dispersés dans le monde » [5].

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Expo « Taïnos et Kalinagos des Antilles », musée du quai Branly, 2024, et son commissaire André Delpuech

L’exposition, que Pierre Péan qualifie de « pied de nez à la pensée dominante ethnocentriste », est inaugurée le 24 février 1994. Jacques Kerchache souffrant, c’est Jacques Chirac lui-même qui joue les guides. « C’est mon père qui a commenté toute la visite en décrivant chaque oeuvre. Les journalistes étaient stupéfaits », racontera sa fille Claude [6]. Au cours du dîner officiel, Jacques Chirac, contraint également d’introduire l’événement, déclenche un mini-incident diplomatique en réitérant les paroles tenues à Juan Carlos. « Offusqué par mes propos, l’ambassadeur d’Espagne quitta aussitôt la table, avec son épouse, en signe de protestation », se rappelle-t-il, satisfait, dans ses Mémoires [7]. Nous n’étions pas encore à l’heure des réseaux sociaux car l’incident restera cantonné, semble-t-il, à l’assistance. Pour Jacques Chirac, le principal est que but de l’exposition soit atteint. Or, il se souvient d’« un très grand succès ». Le Monde, dans sa critique de l’époque, parle de « révélation » et de « civilisation assassinée ». Le message est bien passé.

Cependant, Jacques Chirac reste encore relativement dans l’ombre, bien que, dans son bref avant-propos au catalogue, il rappelle, en termes soignés, la genèse de la manifestation : « C’est en 1992, alors qu’on s’apprêtait de toute part à célébrer le cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique, que j’ai demandé à Jacques Kerchache d’organiser à Paris une grande exposition qui rende justice et hommage aux civilisations des Grandes Antilles, méconnues de notre monde dit ancien, après avoir été anéanties… ». Ce dernier, interviewé dans le Monde et plus longuement dans Connaissance des Arts, ne cite pourtant pas le maire de Paris, l’exposition présentée comme étant uniquement la sienne. Jacques Chirac ne sortira véritablement du bois qu’une fois président.

L’EUROPE, INCARNATION DU MALHEUR
Elu président de la République en mai 1995, Jacques Chirac patronne déjà un an plus tard la première Rencontre internationale des Communautés amérindiennes se tenant à Paris, à l’Assemblée nationale. A cette occasion, il reçoit à l’Elysée plusieurs de ses participant⸱es, parmi lesquel⸱les Rigoberta Menchú à qui il remet la Légion d’honneur. Son discours résonne véritablement comme son coming-out woke, certes encore confiné aux salons feutrés du palais de la République. C’est rétrospectivement qu’on mesure la portée de ses déclarations, une fois de plus étonnantes au poste qu’il occupe.

Il rappelle son refus, en tant que maire de Paris, de participer aux célébrations de la découverte de l’Amérique : « En 1492, et contrairement aux idées reçues, l’Amérique ne sortait pas du néant. Si ce n’est aux yeux des seuls Européens et il faut le dire pour le malheur des Amérindiens ». Il y parle des « tragédies de l’Histoire », de « traumatisme sans précédent », établissant un lien entre deux faits majeurs : « Oui, l’Europe a trop souvent incarné le malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique. C’est parce que les peuples amérindiens ont été décimés qu’a été mis en place un mécanisme systématique de traite des noirs africains en direction du nouveau monde. Les colons, avides de main-d’œuvre, purent ainsi reconstituer la force de travail qu’ils ne trouvaient plus sur place. »

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Massacre de la reine Anacaona et de ses sujets, par Joos van Winghe, 1598

Il exhorte à « rendre justice », parle de « devoir de mémoire » et de « dette morale » : « Oui, notre civilisation européenne reste à jamais comptable de ce qui fut commis là-bas ». D’autant plus que la France est directement concernée, par ses territoires de Martinique et de Guadeloupe, mais aussi de Guyane où vit une importante communauté indienne qui représente alors 8% de la population. Pour cela, il a cette formule singulière : « La France est d’Amérique ».

Il y dénonce l’« européocentrisme » au mépris de tout le reste : « Une échelle des valeurs s’est peu à peu imposée, qui mesurait la beauté et l’émotion à l’aune de la proximité avec les racines méditerranéennes ». Avec beaucoup d’optimisme, il déclare : « Cette manière de voir le monde et l’Histoire est aujourd’hui heureusement révolue ». Dit de manière plus radicale : « Les vieux schémas de domination qui ont pu régenter les relations entre la civilisation européenne et les autres n’ont plus cours aujourd’hui. Il existe désormais un devoir de solidarité entre nous. »

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Rigoberta Menchú, prix Nobel de la paix, photo Jimmy Baikovicius, 1992, CC BY-SA 2.0

Un discours angélique qui ne doit pas masquer la déception des participant⸱es de la Rencontre [8]. Pas question d’aborder les droits des peuples autochtones, seuls les sujets à « caractère strictement culturel » sont tolérés. Les Indien⸱nes de Guyane, enfants de la République française « une et indivisible », restent sans réponse quant à leur statut et sans représentation dans les instances de leur région. Une participante s’étonne que Jacques Chirac prétende s’intéresser au sort des peuples autochtones et à leur terre, tout en décidant la reprise d’essais nucléaires en Polynésie française, initiative qui déclencha une réprobation internationale. Libération également se gausse : « En guise de contacts avec les autochtones, c’est surtout la tribu RPR que les délégations ont eu le loisir de rencontrer » (21.06.1996).

LE LOUVRE, LA PLUS BELLE DES VITRINES
Si dans ses Mémoires, Jacques Chirac rappelle tout ce qu’il a entrepris ensuite pour la défense des peuples autochtones - à l’Histoire de juger -, une décision symboliquement importante aura été annoncée ce jour-là, que le journal Libération ne releva pas [9]. Après avoir parlé du « grand danger d’uniformisation culturelle », du « respect des cultures » et de la nécessité du « dialogue de nos cultures » (reformulé, bientôt un slogan), le président de la République déclare : « C’est ainsi que j’ai l’intention de créer dans l’un des plus beaux musées du monde, le musée du Louvre, un espace qui rendra justice aux cultures des premières nations. Ce musée ignore curieusement les deux tiers de la planète. Je ne pense pas à l’Asie orientale qui a toute sa place au musée Guimet, mais à tout ce qui touche à l’Amérique précolombienne, à l’Océanie, à l’Afrique, à l’Arctique, à l’Insulinde (...) La France pourra alors rendre l’hommage qui est dû aux grandes civilisations des arts premiers, en leur offrant la plus belle vitrine qui soit. »

Quatre ans seront nécessaires à l’aboutissement du projet, malgré « les hurlements des conservateurs », rapporte Pierre Péan, et l’opposition du président du Louvre lui-même, Pierre Rosenberg (1994-2001), que Jacques Chirac n’appelle dans ses Mémoires que « l’homme à l’écharpe rouge », refusant de le nommer. Il avait déjà eu maille à partir avec lui pour le prêt de la La Liberté guidant le peuple de Delacroix au Japon en 1999. Il a des mots très durs à son encontre : « Pour lui, l’histoire de l’art se résumait à la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles français et italiens. Le reste méritait à peine d’être considéré. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour contrecarrer ce qu’il considérait comme une intrusion dans son domaine réservé et, à défaut de réussir à l’empêcher, il multiplia les mesquineries contre nous » [10].

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Louvre, porte des Lions, quai des Tuileries, 2011, photo Mbzt, C BY 3.0

Quand Chirac apprend que l’accès au pavillon des Sessions se ferait par une entrée séparée du reste du musée, à la porte des Lions, il apostrophe le président du Louvre lors d’une réception : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire des deux gardiens... ? - Il ne faut pas mélanger les choses, me répond-il. - Avez-vous décidé de mettre un os dans le nez de celui qui déchire les billets pour le Pavillon des Sessions ?” Et je l’ai planté là. Il n’avait pas l’air content » [11]

L’intéressé expliquera sa position quelques années plus tôt dans un ouvrage, montrant, s’il en était besoin, son rejet total du projet : « On n’a pas compris ma position quant à l’arrivée des « arts premiers » au Louvre. Je serai bref. Je n’ai rien contre les arts des civilisations dites primitives. J’ai tous les jours sous les yeux deux admirables plaques de bronze du Bénin. Je pense que ces civilisations, si diverses, si inventives, si créatives souvent, si éloignées et pourtant si proches de nous, qui ont pour point commun de ne pas connaître l’écriture, méritent mieux que les quelques salles du Louvre. Elles méritaient leur musée. Elles l’ont (je ne porterai pas de jugement sur le musée du quai Branly). Que les quelques chefs-d’œuvre exposés, isolés de leur contexte, au Louvre, les rejoignent » [12]. Pour lui, leur présence au Louvre ne pouvait être que provisoire.

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Pavillon des Sessions, Louvre, photo Jean-Pierre Dalbera, 2009, CC BY 2.0

Pour Chirac, l’inauguration, le 13 avril 2000, du Pavillon des Sessions qui voit l’entrée au Louvre de « plus de cent chefs-d’oeuvre venus d’Afrique, d’Insulinde, d’Océanie, des Amériques et d’Arctique » restera comme « une date mémorable dans l’histoire de la muséographie contemporaine » [13]. Une muséographie qui tranche avec le reste du musée, signée Jean-Michel Wilmotte, avec l’aide de l’incontournable Jacques Kerchache, en lieu et place d’un⸱e professionnel⸱le de la conservation.

Dans son discours toujours plus woke, Chirac parle d’« un grand moment culturel, et par-là même un grand moment politique ». Et le voilà qui devance de près de 20 ans le mouvement Museums Are Not Neutral né sur les réseaux sociaux aux Etats-Unis en 2017 : « La politique, c’est d’abord une vision du monde, un rapport au monde, un ensemble de choix. Tout, dans la cité, concourt à exprimer ces choix et ce rapport au monde. Loin de se cantonner dans les assemblées, les lieux officiels de débats, les lieux de décision, la politique au sens propre, c’est-à-dire l’action au service de la cité, s’affirme partout, parce que rien n’est neutre, parce que tout est porteur de sens. A cette aune, le culturel est aussi signifiant que l’éducatif, l’économique, le social. Et au sein du culturel, les musées sont porteurs d’un ensemble de messages forts. Souvent, ils en disent aussi long sur les époques, sur les mentalités, sur leurs maîtres-d’œuvre que sur les œuvres qu’ils exposent. »

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Pavillon des Sessions, Louvre, photo Sailko, 2015, CC BY 3.0

Là encore, on est estomaqué par la teneur de son discours qu’on croirait celui d’un homme politique de gauche. Il dénonce une fois de plus « l’arrogance et l’ethnocentrisme » de l’Europe et n’hésite pas à citer Jean-Paul Sartre quand celui-ci décrivait l’impact de la colonisation sur les populations comme un « énorme cauchemar ». Pour le président, c’est une victoire - « Le Louvre, emblème culturel, est bien le lieu d’une consécration symbolique » -, qui préfigure son autre grand projet dont il parle également longuement, la création du musée du quai Branly, lancée dès 1997, qui valorisera des collections issues pour l’essentiel du musée de l’Homme afin de « dépasser définitivement l’absurde querelle entre l’approche esthétique et l’approche ethnographique ou scientifique ».

LE MUSÉE DU QUAI BRANLY, LE DIALOGUE DES CULTURES
Il veut croire que son action, née avec l’exposition sur l’art taïno en 1994 et dont le musée du quai Branly sera la consécration, constitue un rempart contre tous les racismes, explique-t-il en 2003 quand son grand ami Jacques Kerchache décède : « Face aux crispations identitaires qui nourrissent trop souvent l’intolérance et le rejet de l’autre, face au puissant mouvement de mondialisation, lourd de menaces d’uniformisation, le respect de la diversité culturelle et le dialogue des cultures sont, plus que jamais, gages de paix. Mieux se connaître, c’est mieux se comprendre, c’est mieux se respecter, c’est vivre ensemble ».

Un message altruiste dont il faudra convaincre, cette fois, les responsables du musée de l’Homme en voie d’être dépossédé de ses collections extra-occidentales. Jacques Chirac devra affronter l’opposition d’Henry de Lumley, préhistorien et directeur du Muséum national d’histoire naturelle dont dépend l’institution, et plus encore d’André Langaney, directeur de son laboratoire d’anthropologie qui, dans Libération, publiera en 1997 une tribune acide où il ne craint pas d’affirmer : « L’idée d’un musée des Arts premiers ou primitifs est fondamentalement raciste ». Ce qui choquait particulièrement la profession, c’est que le projet n’avait pas été confié à l’un·e des leurs mais à un marchand d’art, « un collectionneur, auto proclamé conseiller « scientifique » » selon Langaney, à savoir Jacques Kerchache, mais aussi à un inspecteur des finances et conseiller politique, Jacques Friedmann, propulsé président de’une commission de réflexion, lequel n’était autre qu’un camarade de lycée de Jacques Chirac. Pas très rassurant pour ces hommes de science.

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Entrée du musée de l’Homme, 2024

Peu importe toutes ces critiques et même la grève, en 2001, du personnel du musée de l’Homme pour empêcher le départ de 250 000 objets. Soutenu par la figure tutélaire de Claude Lévi-Strauss, Chirac terrassera tous les obstacles et créera son musée, confié, non à un conservateur mais à un haut fonctionnaire, Stéphane Martin. « Entièrement dédié aux histoires et aux arts des peuples extra-européens, il rompra avec toute tentation d’ethnocentrisme », promet-il encore lors d’une visite de chantier en 2004. Enfin, le musée du quai Branly, conçu par Jean Nouvel, est inauguré le 20 juin 2006. Pour Jacques Chirac, c’est la « consécration d’un rêve personnel » et « l’aboutissement d’un long combat au service d’une juste cause : la reconnaissance de tout ce que les plus vieilles civilisations du monde ont apporté d’essentiel à l’histoire de la création humaine » [14].

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Musée du quai Branly, 08.2006, photo Jean-Pierre Dalbéra, CC BY-NC-SA 2.0

La boucle est bouclée. Dans son discours d’inauguration, il rappelle l’exposition fondatrice, sur les Taïnos, et le souvenir des « peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux ». Et d’insister encore sur la « grande portée culturelle, politique et morale » de l’événement : « Au cœur de notre démarche, il y a le refus de l’ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable et inacceptable de l’Occident à porter, en lui seul, le destin de l’humanité (...) Car il n’existe pas plus de hiérarchie entre les arts et les cultures qu’il n’existe de hiérarchie entre les peuples. C’est d’abord cette conviction, celle de l’égale dignité des cultures du monde, qui fonde le musée du quai Branly ». Malgré ce combat acharné pour donner leur juste place à des oeuvres résumées jusque-là à des objets ethnographiques, jamais Jacques Chirac ne proposera la restitution à leur pays d’origine, bien que la demande existait déjà.

UNE LEÇON D’HISTOIRE POLITIQUE
Comment expliquer cet attachement si fort aux « arts lointains » ? « J’ai toujours été profondément sensible à l’injustice », écrit-il dans ses Mémoires. Un héritage puisé, raconte-t-il, dans l’éducation reçue de ses parents et dans son apprentissage personnel, grâce à ses fréquentations assidues des musées, et en particulier du musée Guimet pour lequel, il n’hésitait pas, adolescent, à sécher les cours. Ce qui le mena à la découverte de cultures disparues. Un choc, bien plus qu’esthétique.

Ce cheminement, il le racontait ainsi : « Plus tard, mon apprentissage de cultures oubliées et la perception, à travers elles, de continents et de civilisations injustement ignorés ou relégués au second plan de l’Histoire m’ont fait prendre conscience du sort infligé à des peuples souvent spoliés et même décimés pour satisfaire à la prédominance du présumé modèle occidental. Des pans entiers de l’aventure des hommes avaient été ainsi occultés, dont l’existence m’était révélée par les seules traces qui en subsistaient dans les musées et les galeries d’art que je fréquentais en secret. À vingt ans, la découverte par moi-même, en marge de tout ce que j’étais censé apprendre par ailleurs, d’un patrimoine artistique méconnu dont la richesse et la beauté me fascinaient ne produisit pas seulement sur moi un choc artistique. Je lui dois probablement ma première véritable leçon d’histoire politique » [15].

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Expo « Taïnos et Kalinagos des Antilles », musée du quai Branly, 2024

Une prise de conscience qui fonda sa lutte, dit-il encore, contre l’injustice et les discriminations, « à tout ce qui peut attenter à la dignité de la personne humaine ». On remarquera la précaution langagière, l’emploi d’une formule non genrée pour évoquer, ce qu’on désignait encore pour sa génération uniquement par l’Homme. Cela aurait nourri son combat constant pour la « réduction des inégalités », aussi bien au niveau national qu’international. Un président woke en somme ◆

TAÏNOS ET KALINAGOS DES ANTILLES
4 juin - 13 octobre 2024
14€ / 11€ / Gratuités habituelles

Musée du quai Branly–Jacques Chirac
37 quai Branly
75007 Paris
www.quaibranly.fr

MEXICA
3 avril - 6 octobre 2024
14€ / 11€ / Gratuités habituelles
#ExpoMexica

Musée du quai Branly–Jacques Chirac
37 quai Branly
75007 Paris
www.quaibranly.fr

:: Bernard Hasquenoph | 14/08/2024 | 17:03 |

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NOTES

[1] Le temps présidentiel - Mémoires, Jacques Chirac, Tome 2, Nil éditions, 2011, p.317.

[2] L’inconnu de l’Elysée, Pierre Péan, éd. Fayard, 02.2007.

[3] Propos rapporté par Stéphane Martin, ancien président du musée du quai Branly (1998-2019), sur France 2.

[4] Mémoires 2, p.317.

[5] « L’art des sculpteurs taïnos : chefs-d’oeuvre des Grandes Antilles précolombiennes », sous la dir. de Jacques Kerchache, Paris-Musées, 1994.

[6] Leparisien.fr, 17.06.2016.

[7] Mémoires 2, p.318.

[8] « Amérindiens à Paris : les ambiguïtés d’une rencontre », Jean-Claude Monod, Journal de la Société des Américanistes, 1996.

[9] Mémoires 2, p.319-321.

[10] Mémoires 2, p.318.

[11] L’inconnu de l’Elysée, p.56-57.

[12] Dictionnaire amoureux du Louvre, Pierre Rosenberg, Plon, 2017.

[13] Mémoires 2, p.320.

[14] Mémoires 2, p.322.

[15] Mémoires 2, p.230.



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UNE CITATION, DES CITATIONS
« La fonction du musée est de rendre bon, pas de rendre savant. » Serge Chaumier, Altermuséologie, éd. Hermann, 2018
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