30.03.15 | QUAND ON SAIT que 60% des personnes sourdes rencontreraient des problèmes d’illettrisme du fait d’une certaine inadaptabilité de l’enseignement, et que 40% seraient au chômage, on est épaté par un parcours comme celui d’Alexis Dussaix. Et par son énergie débordante. Rares sont les Sourds à accéder aux grandes écoles [1]. Aux difficultés de maîtrise de l’expression écrite pour des personnes dont la langue maternelle reste la langue des signes structurée différemment, s’ajoute la question de l’accès à un savoir conçu d’abord pour les entendants. Cependant, il faut saluer les efforts entrepris ces dernières années par les établissements pour fournir les outils adaptés et intégrer toutes les personnes, quelles que soient leurs différences. Reste à chacun d’entre nous de dépasser nos appréhensions et les obstacles apparents de communication, pour nous enrichir les uns les autres. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont une formidable opportunité pour opérer ce rapprochement entre des mondes qui s’ignorent encore superbement. Cette interview a été réalisée par échange de mails. Alexis m’a fourni ses réponses que j’ai retravaillées pour la forme et qu’il a validées. Merci à lui.
Quel est votre parcours d’étudiant ?
Après trois ans d’arts appliqués au lycée technologique Maximilien Vox à Paris, j’ai obtenu mon bac en 2010 [2]. Ensuite, j’ai tenté le test probatoire pour entrer à l’École du Louvre auquel j’ai échoué une première fois. J’ai entamé alors des études en histoire de l’art et archéologie à la Sorbonne - Paris 4. Au bout d’un an, j’ai retenté l’École du Louvre et j’ai été accepté. Je l’ai intégrée en septembre 2011.
Pourquoi ce choix d’histoire de l’art ?
Mon avenir était un peu incertain à cause de mon handicap. Comme les autres adolescents, j’avais le rêve de faire du cinéma... Plutôt que le foot, je préférais les activités artistiques que ma mère pratiquait avec l’aquarelle. Je pratique moi-même toujours le dessin, la peinture et la bande dessinée. Enfant, j’étais aussi fasciné par l’Histoire. Pendant les vacances d’été, je me souviens de mes visites guidées dans des châteaux, que mes parents me traduisaient en langue des signes. Ce sont ces souvenirs qui m’ont conduit dans cette voie. Puis, en classe de troisième, j’ai effectué un stage de découverte de deux semaines à l’INRAP avec une journée de fouilles archéologiques au château de Versailles. Cela m’a aidé à mûrir mes choix d’études et de futur métier. Avec ce « cocktail » de souvenirs, de goûts et passions, j’ai fini par me fixer à la fin de la seconde.
Plus précisément, comment est née cette vocation de guide-conférencier ?
Un jour, je suis venu au château de Versailles pour visiter les appartements privés du roi, et j’ai reconnu un conférencier sourd du temps de mes visites scolaires au Louvre et au Musée d’Archéologie nationale. Cette rencontre m’a marqué, m’a fait réfléchir et m’a donné envie de perpétuer ce métier à destination du public sourd. On est maintenant collègues. On forme un bon duo de génération.
Vous êtes le premier élève sourd de l’École du Louvre ?
Pour être humble, je dois répondre que non, mais je suis quand même le premier garçon sourd à entrer dans ce « temple de l’histoire de l’art » ! Avant moi, il y a eu Laure Duhamel-Bailleul qui y a été élève à la fin des années 90. C’est aujourd’hui mon amie, et aussi une collègue en tant que conférencière en langue des signes dans les musées nationaux.
Pratiquement, comment suivez-vous les cours ?
Il ne m’est pas possible d’avoir un interprète. D’abord, la qualité de l’enseignement est très élevée, un interprète peut ne pas connaître les signes spécifiques en histoire de l’art, avec des termes comme « glyptique » ou « sfumato » (il faut signer « technique fumée peinture »). Ensuite, le lieu est assez sombre. Les cours se passent avec des projections sur écran, ce qui nécessite que l’amphithéâtre soit plongé dans l’obscurité. J’ai opté pour la solution la plus pratique : la prise de notes faite par des camarades, sélectionnée par un responsable de l’école. Je garde de beaux souvenirs avec ma responsable qui est maintenant à la retraite : Laurence Tardy, une dame de cœur, elle m’a beaucoup soutenu pendant trois ans. J’ai aussi eu des cours particuliers avec le chargé de TDO (Travaux dirigés devant les œuvres) pour faciliter la concentration, la communication adaptée par l’écrit ou par l’articulation des lèvres... Et je me débrouille en allant rencontrer les enseignants-conservateurs.
Et, aujourd’hui, vous en êtes où dans votre cursus ?
Je suis en deuxième année (redoublement) au tronc commun et en troisième année de spécialité « Architecture, décor et ameublement des grandes demeures ». Malgré mes difficultés en français écrit (syntaxe, genre des mots), je continue à étudier l’histoire de l’art et à défendre les valeurs auxquelles je crois, l’accessibilité et la culture pour tous.
Vous voulez aller jusqu’où dans vos études ?
C’est une question à laquelle je réfléchis beaucoup en ce moment. Je voudrais d’abord obtenir ma licence. Le master me semble important aussi pour certifier mon diplôme de guide-conférencier. Je pense étudier encore, tout en continuant à être guide à mi-temps. On me dit que l’École du Louvre est très difficile, mais cela reste la référence la plus riche en histoire de l’art après la Sorbonne. Y parvenir me semble très important parce qu’il faut repousser les barrières de l’impossible. Si le statut de guide-conférencier disparaît, je prends le plan B : je me dirigerais vers la conservation et le muséographie pour développer l’accessibilité du public sourd et malentendant.
Justement, les guides-conférenciers se mobilisent en ce moment pour la sauvegarde de leur statut. Quels sont les problèmes spécifiques aux guides-conférenciers sourds ?
Il est clair que le métier de guide-conférencier est en danger. Avec la réforme liée à la loi Macron, la qualité du travail et des connaissances sera dévalorisée. Et elle ne dit rien sur la question du handicap. Pour les sourds, la frontière entre le statut de médiateur et de guide-conférencier est déjà trouble. Certains musées embauchent des comédiens sourds, ou des interprètes entendants parce qu’ils savent aussi la langue des signes, ou bien n’importe quel sourd qui prétend s’y connaître. Ceux-ci savent s’exprimer avec leurs mains, c’est bien beau, mais les connaissances, où sont-elles ? Cela crée de la confusion et de l’incompréhension dans l’esprit du public, sachant que la majorité de la communauté sourde est illettrée. Surtout les personnes âgées et les jeunes qui rencontrent des problèmes scolaires. Je peux témoigner, l’école pour les sourds, c’est apprendre à lire, à écrire et à O-RA-LI-SER. On ne leur apprend pas, comme aux autres enfants, l’histoire et la géographie. Ni à pratiquer les arts. Les orthophonistes occupent les sourds au lieu de les laisser suivre les cours d’histoire-geographie. C’est triste mais même actuellement, il y a encore beaucoup de situations de ce genre.
Ça veut dire que le guide-conférencier en langue des signes est plus que cela ?
Oui, un conférencier pour les sourds doit ré-enseigner l’histoire pendant ses visites au musée, il doit s’adapter à un public de tout niveau. C’est un travail en plus. Selon moi, cela en fait un professeur-conférencier. La meilleure situation, c’est un conférencier sourd - un conférencier entendant et un interprète en langue des signes, ça coûte encore cher -, une langue des signes de qualité, avec des connaissances exactes. Il y a aussi tout un travail à accomplir sur le développement des signes spécifiques en histoire de l’art ou pour nommer les personnages historiques. Ça demande que les conférenciers sourds se réunissent pour approuver de nouveaux signes.
Les grands musées sont bien équipés pour recevoir le public sourd ?
Pour pouvoir bien organiser les visites et gérer les plannings des conférenciers, Il faut avoir un Pôle Sourds, avec un responsable sourd ou entendant sachant très bien la langue des signes. Il existe cette forme de gestion au Centre Pompidou ou au Centre des Monuments Nationaux (CMN). Je trouve vraiment dommage que la Réunion des musées nationaux-Grand Palais n’ait pas adopté cette philosophie, afin d’intégrer la culture sourde dans les musées. Les musées nationaux risquent de perdre la fidélité du public sourd et malentendant à cause du manque de conférenciers motivés ou compétents.
Vous donnez déjà vous-même des visites guidées en langue des signes dans différents musées ?
J’ai commencé au château de Versailles où j’avais suivi un stage bénévole de fouilles archéologiques sous la direction d’Annick Heitzmann après mon stage de découverte à l’INRAP. Je fréquentais aussi souvent les visites guidées de deux conférenciers des musées franciliens en langue des signes : Jean-Paul Perbost et G. Lamaritine. Le pôle Handicap du château de Versailles a commencé à me contacter pour participer à des évènements, à la manifestation “Rendez-vous aux jardins” pour parler des fouilles archéologiques ou pour traduire des saynètes au Petit Trianon aux Journées du Patrimoine de 2009. Après cela, j’ai été embauché au Centre Pompidou comme vacataire. J’y guide des groupes depuis 5 ans, d’individuels, de scolaires et même quelques groupes internationaux. Mon expérience des Arts Appliqués au lycée me sert pour parler de l’art contemporain et du design. Ensuite, l’association Signes de Sens à Lille a remporté un appel d’offres pour la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand. J’ai postulé et on m’a embauché comme conférencier vacataire pour les expositions. J’ai ensuite insisté pour développer l’activité au Cabinet des Médailles, sur le site Richelieu. Ca marche bien ! Je guide aussi au musée du quai Branly depuis 2012, via l’agence Pont des Arts.
Quelle activité !
J’avoue que je fais très souvent aussi des visites bénévoles, au château de Versailles ou au musée du Louvre, surtout pour des groupes de sourds provinciaux ou étrangers. Pour des Japonais, des Chinois, des Américains, et même pour certains émirs sourds de Dubaï. C’est une contrainte supplémentaire pour les conférenciers sourds de maîtriser la langue des signes « internationale », cocktail des langues des signes française (LSF) et américaine avec beaucoup d’iconicité.
A l’Ecole du Louvre, vous initiez aussi vos camarades à la langue des signes, je crois ?
Oui je l’ai fait ! C’est parce que plusieurs d’entre eux m’ont parlé du film La Famille Bélier, un succès malgré les petites critiques négatives de la communauté sourde. J’ai apprécié l’histoire, parce que la langue des signes peut être interprétée sous les modes comique ou tragique. Pour moi, ce film est une belle étape pour une ouverture vers la culture sourde. Cela m’a incité à organiser des séances d’initiation afin que les étudiants puissent s’intéresser à cette langue, si un jour ils doivent travailler ou accueillir des sourds dans les musées, même en tant qu’agent de surveillance, caissier ou conservateur. Pour que l’accessibilité du public sourd et malentendant soit facilitée et rendue plus confortable !
Dernièrement, vous avez présenté à l’Ecole du Louvre une première conférence passionnante en langue des signes intitulée « Les Sourds au service de l’histoire de l’art » avec projection d’images, accessible également aux entendants grâce à un interprète ? C’était le fruit de vos recherches ?
Il faut d’abord remercier mon interprète qui a eu beaucoup de courage pour retranscrire tout ce que j’ai dit. C’est un exercice difficile d’interpréter les signes et les expressions. Ce n’était pas seulement le fruit de mes recherches. Ce sont des connaissances apprises d’autres sourds, comme de l’historien Yann Cantin [3]. Par contre, j’ai contribué avec mes propres recherches sur la place des sourds dans l’histoire de l’art. J’ai peaufiné l’idée.
Vous comptez présenter cette conférence ailleurs ?
Oui, j’aimerais bien, dans les musées, les écoles d’art ou même au ministère de la Culture, pourquoi pas ?! Mais pour la suite, l’Ecole du Louvre ne peut pas assurer financièrement, malgré le soutien vraiment généreux du Bureau des Élèves que je remercie ici. Avoir un interprète coûte cher. Aux frais de la soirée, s’ajoute la préparation de l’interprétation... Le système français pour l’accessibilité des Sourds est totalement à revoir au niveau financier et social. Mais il est temps de donner un autre point de vue que médical sur la communauté des Sourds, la faire connaître à tout public. J’ai choisi de le faire par l’art et l’histoire.
bravo alexis sourd moi meme je connait le parcours du combattant et j’ai été président du club de plongée sous-marine de liancourt oise dit le LAC sans doute le premier président sourd Bonne continuation et bon courage françois vandewaeter
M. Dussaix est vraiment passionné. Je suis fier de lui !
Merci Bernard pour cette belle interview, absolument passionnante. Bravo Alexis pour ce parcours qui force l’admiration, et bonne continuation !
[1] Selon une étude menée en 2011 pour le Centre d’information et de documentation jeunesse (CIDJ), les jeunes handicapés sont quatre fois moins nombreux que les valides à accéder aux études supérieures. L’accès est encore plus difficile pour les étudiants malentendants ou malvoyants. Lire cet article : « Le parcours du combattant des étudiants handicapés, LE FIGARO, 07.12.2011.
[2] Bac STI (sciences et techniques industrielles), série arts appliqués.
[3] Yann Cantin, docteur en histoire à l’EHESS, spécialiste de l’histoire des sourds de France, anime le bog La Noétomalalie Historique - Histoire, Langue des Signes et Sourds.