28.02.2016 | EN FRANCE, dans le secteur des musées publics et particulièrement nationaux, on assiste depuis environ 15 ans à un glissement dans l’approche du visiteur, considéré non plus comme un usager mais comme un client [1]. Une tendance qui n’est pas propre aux musées puisqu’elle s’observe dans d’autres services publics. Ce ne serait pas forcément négatif si les conséquences ne tournaient pas au final à son désavantage.
Certaines institutions ne s’en cachent même pas. Comme Versailles qui, quand on lui adresse un mail pour obtenir une information, vous répond via son « Service Relation Clients » à en-tête du château. En réalité, ce service, comme le standard téléphonique, est externalisé depuis quelques années. Tous deux totalement déshumanisés avec leurs formules toutes faites. Demandez par exemple quel temps il fait à Versailles avant d’y venir, la personne au bout du fil sera bien en peine de vous répondre, vu qu’elle se trouve dans un centre d’appels à Poitiers.
Ce changement progressif du statut du visiteur s’est accompagné d’une plus grande professionnalisation de l’accueil, afin de faire face à une augmentation de fréquentation. Avec, pour corollaire, une multiplication des services proposés, ce qui constitue en partie un progrès : vestiaires et toilettes en plus grand nombre (pas toujours avec le personnel suffisant pour les entretenir), information gratuite (plans, dépliants, etc), librairie, boutique (avec des produits dérivés de plus en plus bas de gamme), restauration (avec une nourriture chère et souvent insipide pour le vulgum pecus, haut de gamme pour un public restreint). La plupart de ces services ont été pareillement externalisés.
DÉRIVE TARIFAIRE
Cependant, là où la mutation du visiteur en client est la plus évidente, et la plus en sa défaveur, c’est dans le domaine de la tarification. Au cours de ces années, on a assisté à une explosion tarifaire dans les grands établissements. Au point d’inquiéter la Cour des comptes « au regard de l’objectif de démocratisation culturelle » assigné à ces établissements mais pas le ministère de la Culture, pourtant gardien de la loi qui stipule que « les droits d’entrée des musées de France sont fixés de manière à favoriser l’accès de ces musées au public le plus large ». Le prix du billet d’entrée a doublé, voir triplé, passant d’une norme de 5-7 euros à 12-15 euros, avec un effet d’entraînement sur les autres musées de France, quelle que soit leur taille.
Parfois, l’augmentation s’est opérée par des méthodes douteuses, voire illégales mais avec l’assentiment des autorités. Ainsi, les Centre Pompidou, Château de Versailles, musées d’Orsay et du Louvre ont progressivement adopté la formule d’un billet d’entrée unique incluant visite des collections permanentes, expositions et parfois audioguide. Ce qui constitue ni plus ni moins que de la vente forcée, réprimée par l’article L122-1 du Code de la consommation. La Cour des comptes a tiqué, toujours pas le ministère de la Culture. Encore moins les Inspections générales des finances (IGF) et des affaires culturelles (IGAC) qui, dans un récent rapport conjoint, encouragent la pratique, comme l’augmentation des tarifs, considérant en outre les gratuités comme une entrave.
Cela n’a pas non plus ému la Répression des fraudes, organisme officiel censé protéger le citoyen-consommateur. L’ayant saisie une première fois concernant le Louvre, j’ai eu la surprise de recevoir une réponse du service juridique du... Louvre. Comme si le supermarché dont vous dénonciez les méthodes à l’Etat vous répondait lui-même, le dossier de réclamation lui ayant été transmis ! Quant à Versailles, la section de la Répression des fraudes des Yvelines compétente pour traiter ma plainte, en a été dessaisie alors qu’elle s’apprêtait à enquêter au profit de la direction nationale. Celle-ci l’a enterrée avec des arguments d’une rare absurdité puisqu’on m’a répondu que Versailles n’avait pas d’autre choix, étant un château. Cela montre que, dans notre République aux relents de monarchie, les grandes institutions culturelles sont intouchables, et les administrations censées les contrôler, complices si ce n’est corrompues. Abandonné, le visiteur n’est défendu par personne.
Pour parachever cette dérive, les établissements usent de stratagèmes pour contourner les règles - comme le Musée de l’Homme qui n’applique pas les gratuités Enseignants et Jeunes sous prétexte que des expositions s’insèrent dans ses collections permanentes - et d’arguments fallacieux dans leur communication - comme le Louvre qui augmente son droit d’entrée de 25% en imposant un billet unique au motif de créer « un lien plus fort entre collections permanentes et expositions temporaires ». Le même Louvre parle de démocratisation culturelle tout en supprimant la moitié des premiers dimanches du mois gratuits dans l’année.
EFFET REPOUSSOIR DU PRIX
Si le prix n’est évidemment pas le seul obstacle à la venue au musée, il n’en demeure pas moins que les niveaux atteints aujourd’hui commencent à avoir un effet repoussoir, même chez les habitués. Ce qui explique sans doute en partie la diminution progressive des publics de proximité dans les grands musées qui accueillent plus de 70% de touristes.
En 1996, le Louvre mettait en place un groupe de travail sur la question tarifaire qui, après analyse, décidait d’une pause durable, « de nombreux indices donnant à penser que le seuil d’acceptabilité des tarifs avait été franchi pour certaines catégories de visiteurs, notamment locaux », écrivait Claude Fourteau, chargée de la politique des publics. Le billet d’entrée coûtait alors 45 francs, soit moins de 7€ [2]. En 2004, une étude commandée par le même Louvre sur sa politique tarifaire, montrait que la limite pour les visiteurs français interrogés se situait alors à 10 euros. L’entrée y coûtait 8,50 euros, elle a atteint aujourd’hui 15 euros. En 2011, une autre étude commandée cette fois par le ministère de la Culture indiquait que 25% des Français avaient renoncé à une visite patrimoniale « à cause du prix ». Depuis, les tarifs ont encore augmenté ici et là, sans que personne ne réagisse.
Il est évident que, pour des questions financières, le public visé prioritairement est la masse des touristes étrangers qui, venus de loin souvent pour la seule fois de leur vie, n’ont d’autres choix que d’accepter les tarifs imposés par les musées. Dans le jargon commercial, c’est ce qu’on appelle un public captif. Si l’on ne peut que se réjouir de partager nos lieux de culture avec le monde entier, force est de constater que le public local est négligé. La touristification intensive de nos musées se fait au détriment de leur mission de démocratisation - qui ne se résume pas aux actions menées vers les publics dits éloignés et les scolaires - et masque son échec, démontré dernièrement par le spécialiste Jean-Michel Tobelem dans un rapport de la Fondation Jean Jaurès. Pourquoi les deux ne seraient-ils pas compatibles ? Dans la plupart des cas, cela ne l’est hélas pas.
Si les grands musées font tout pour attirer les touristes (à fort pouvoir d’achat), ils ne leur offrent pas pour autant des conditions de visite acceptables, donnant l’impression de s’intéresser plus à leur porte-monnaie. Les recettes engrangées en grande partie par la billetterie vont à l’embellissement du musée, ce qui est positif, mais cette course obsessionnelle à la fréquentation aboutit à une détérioration des conditions de visite, surtout en période de vacances : files d’attente interminables, espaces de visite saturés... C’est tout le paradoxe. Sans compter le danger qu’une telle affluence fait peser sur le patrimoine lui-même, dont l’usure est accélérée et l’objet d’une multiplication d’actes de vandalisme, même minimes, volontaires ou pas (graffitis, rayures, bris de statues...).
Occultant le phénomène durant des années (tout aussi invisible dans la presse culturelle), les réponses apportées par les établissements ont été soit tardives comme au Louvre qui entreprend depuis peu un réaménagement du hall de sa pyramide, soit inadaptées comme au château de Versailles qui remporte la palme du chaos - des travaux ont été entrepris pour moderniser les services d’accueil sans pour autant renoncer au principe d’une entrée unique, cause principale des files d’attente -, ou quasi inexistantes comme au musée d’Orsay qui a repensé ses salles d’exposition et son accès tarifaire sans modifier pour autant son accueil (ce qui a rajouté des files d’attente à l’intérieur du musée).
LE VISITEUR PLUMÉ
Pourtant, au moins pour les périodes de fortes affluences parfaitement identifiées dans le temps, une solution existe : la réservation horaires obligatoire comme l’applique, en Espagne, l’Alhambra.
En 2011, le château de Versailles envisageait une étude sur la question mais, avant même d’en connaître les résultats, s’inquiétait dans un document confidentiel d’une perte de recettes prévisible. Le projet fut enterré. Officiellement, la raison en est tout autre. Dernièrement, Denis Verdier-Magneau, directeur du développement culturel du château, tout en reconnaissant que « la réservation obligatoire serait une solution idéale pour gérer les flux » a prétendu très sérieusement pour justifier sa non application que cela serait « incompatible avec la mission de démocratisation culturelle que doit défendre un établissement public ». Le même annonçait dans la foulée la mise en place d’un billet coupe-file avec supplément, sans y voir aucune contradiction.
On retrouve cette même méthode de discrimination par l’argent - plus tu as les moyens, plus tu peux accéder facilement - aux Catacombes de Paris, site essentiellement fréquenté par les touristes et rattaché au musée Carnavalet de la Ville de Paris. Depuis peu, un billet coupe-file à 27€ avec audioguide obligatoire - contre 12€ l’entrée ce qui est déjà élevé - est proposé en ligne. Nouvelle méthode des musées pour augmenter toujours plus les tarifs, sans pour autant régler la question de la surfréquentation.
De la même façon, le progrès technologique permettrait de supprimer le dispositif de l’audioguide et de le remplacer, à moindre coût pour le visiteur, par le téléchargement de contenu sur smartphone. S’il est maintenu en l’état dans bien des endroits, c’est uniquement pour engranger des recettes. Sans location de matériel, difficile de justifier des tarifs parfois élevés. Même en adoptant la méthode du téléchargement, les rapporteurs de l’IGF et de l’IGAC recommandent assez cyniquement de ne pas en réduire le prix.
Encouragée par leurs autorités de tutelle qui cherchent à se désengager financièrement, la marchandisation des musées publics est devenue une évidence. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche n’y change rien. Le plus souvent, cette évolution se fait au détriment du visiteur et d’une politique de démocratisation culturelle réellement pour tous.
Cet article est aussi déprimant que les politiques gouvernementales sur les musées : plein de préjugés, de raccourcis et de solutions à la va vite. Vous oubliez de dire que la cours des comptes note chaque année la masse (50% dans certains musées) de visiteurs à tarif gratuit, que les conditions d’abonnement sont trop avantageuses, que les horaires de visites sont trop restreintes (cela en est quasi ridicule à mon avis), que l’offre n’est pas claire...
Moi je suis heureux que mes impots servent un peu moins la culture de l’ancien et de la nostalgie...La création et l’innovation sont depuis bien longtemps en dehors de nos musées !
Je reste quand même réservé sur la vente forcée, car je me rends compte que c’est bien souvent une histoire d’interprétation, y compris au sein des musées. Tout dépend de la façon dont on comprend une expo et son lien avec les collections permanentes, sans compter qu’il est assez facile d’expliquer que l’une contient aussi l’autre d’une certaine manière (ex : l’expo trônes à versailles). Et puis sinon, on arguera que dissocier les deux entraine des coûts de contrôle et d’adaptation des espaces. Mais tout est une question d’interprétation et la perception dépend du prix. 15€ pour des collections permanentes, avec la possibilité de voir des expos (dont certaines ont un intérêt scientifique ou esthétique très discutable), il est vrai que ça n’est pas acceptable.
Les grands musées qui ont adopté ce système pour leurs grandes expositions, les présentaient et les présentent toujours dans des espaces séparés de leurs collections permanentes, ce qui ne justifie donc pas un billet couplé imposé et ce qui nécessite toujours du personnel à l’entrée. Il en va évidement différemment des expos insérées dans les collections, comprises de fait dans le billet d’entrée.
D’un point de vue judiciaire, ne serait-il pas possible avec les éléments que vous présentez (comme la vente forcée) et particulièrement au nom de l’article du code du Patrimoine que vous citez, qu’une association d’usagers saisisse un tribunal administratif ? Ça me semble justement le type d’article qui doit être interprété par un juge pour permettre l’application de la loi. De plus, ce serait probablement la possiblité d’avoir affaire une instance bien plus indépendante dans les faits et habituée à avoir affaire à des institutions culturelles que la répression des fraudes.
Très bon article. Je serais quand même plus nuancé sur la question des billets uniques incluant temporaire et permanent sous réserve (peut-être utopique) d’une gamme tarifaire décente. Parce qu’effectivement, il y a un problème non sur la pratique, mais sur les prix des billets. Et compte tenu de la dégradation croissante des conditions de visites due aux flux toujours plus important, à l’internationalisation de ces fréquentations, on arrive à cette dérive : on propose moins la découverte d’un patrimoine qu’une expérience de marque. On valorise ainsi la « marque Versailles », la « marque Louvre » et qu’importe ce qu’on y trouve ; on donne à la clientèle internationale ce qu’elle vient chercher, c’est-à-dire consommer une certaine image de la France. On est parfois davantage dans le parc d’attraction que dans le musée ou même la notion de service public culturel. Quant à la professionnalisation des accueils engendrée par l’externalisation, on peut être perplexe, surtout quand on voit les résultats à Versailles ; je ne vois pas en quoi le secteur privé serait plus professionnel dans l’accueil simplement parce qu’il est privé. La question des publics captifs en musée mérite d’être posée avec davantage de questionnement, tout comme l’est très bien celle des publics destinataires de l’action culturelle. Enfin, la notion de billets coupe-file payants dans un service public frôle peut-être aussi l’illégalité. Et puis, évidemment, remplacer l’audioguide par du numérique via smartphone serait une évidence partout, sauf dans nos musées. Peur ou méconnaissance (ou désintérêt) pour le numérique dans les petits, pression des fournisseurs dans les plus gros, les raisons sont multiples…