19.03.2024 l EN JANVIER, comme tous les ans, les musées français ont publié leurs chiffres de fréquentation de l’année passée. Tout le monde s’accorde à dire que 2023 a été exceptionnelle, la plupart des établissements renouant avec leur fréquentation d’avant-Covid. Parmi eux, le Château de Versailles revendique 8,2 millions de visiteurs, ce qui en fait le second site culturel le plus visité en France après le Louvre. Pourtant, ce chiffre est largement surévalué, pour ne pas dire faux.
L’explication, il faut la chercher dans un récent rapport de la Cour des comptes sur l’établissement public [1]. Page 19, le rédacteur indique que le critère retenu pour la fréquentation journalière de ce domaine aux multiples offres est la visite et non le visiteur, ce qui change tout. Une note illustre le propos : « Une personne qui commence sa visite par le château, la poursuit avec les Grandes Eaux musicales, et qui la finit avec le domaine de Trianon, est comptée trois fois ». En réalité, c’est même plutôt quatre, puisque, comme le précisent les rapports d’activité du château, les fréquentations des Petit et Grand Trianons inclus pourtant dans une même zone payante, sont également additionnées.
A Versailles, parcourir un tel itinéraire est tout à fait faisable en un jour. C’est même encouragé avec le billet Passeport qui « donne accès à l’ensemble du domaine » et qui remporte toujours plus de succès. Avant le Covid, c’était même le billet le plus vendu, « tous canaux de vente confondus » selon l’établissement [2]. On sait que Versailles est visité en majorité par des étrangers qui cherchent à optimiser ce qui est, pour beaucoup, la visite d’une vie. Autant dire que le domaine reçoit beaucoup moins de visiteurs qu’annoncé… Il aura donc fallu treize ans pour qu’un organisme officiel confirme ce que je révélais en 2010 sur mon blog, dénonçant une « fréquentation gonflée à l’hélium ».
UNE FORFAITISATION GÉNÉRALISÉE
Si Versailles reste un cas particulier de par sa configuration géographique, il n’est pas le seul monument ou musée français à compter plusieurs fois les visiteurs d’une journée. Loin de là. La pratique s’est même généralisée avec la forfaitisation du billet d’entrée. Depuis toujours, un visiteur avait le choix entre un billet pour les collections permanentes, un autre pour la grande exposition, un billet couplé étant proposé pour visiter l’ensemble. Ce qui était le plus respectueux et le plus économique pour l’usager-visiteur. Puis, à partir des années 2000, les grands établissements groupèrent leurs offres en une seule formule : Centre Pompidou (2006), Château de Versailles (2010), Musée d’Orsay (2014), Musée du Louvre (2015)... Officiellement pour encourager leurs visiteurs à profiter de toutes, officieusement pour augmenter leurs recettes. Avec un effet boosteur pour les expositions selon la disposition des lieux, ce qui est particulièrement vrai pour le musée d’Orsay, moins pour le Louvre.
La disposition reste choquante au regard des missions statutaires de ces institutions nationales quand la loi stipule que « les droits d’entrée des musées de France sont fixés de manière à favoriser leur accès au public le plus large » [3]. Pour le Code de la consommation, la pratique s’apparente à de la vente forcée, dès lors qu’il est possible d’accéder séparément aux espaces concernés. Ce qui a toujours été le cas dans ces musées. La formule, acceptée benoîtement par le ministère de la Culture, a des effets pervers qui rendent obsolètes les comparaisons de fréquentation entre musées dans le temps, certains forfaitisés d’autres non, ou, pour un même musée sur une période donnée, sans prise en compte du changement de formule. Plus ils sont fréquentés, plus leurs chiffres sont donc mécaniquement gonflés, creusant un écart injuste avec les musées de région beaucoup moins visités.
UN SECRET DE POLICHINELLE
Ce ne devrait être un secret pour personne car, dès 2015, un rapport conjoint de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale des affaires culturelles sur nos grandes institutions, confirmait ce que je dénonçais aussi à propos de la « fréquentation siliconée du Centre Pompidou » [4]. Constatant que le chiffre des visiteurs accueillis était supérieur aux billets émis, la mission indiquait que « certains organismes peuvent comptabiliser plusieurs fois un même visiteur qui accède à différentes parties de l’établissement ».
Exemple choisi : « Un visiteur du Centre Georges Pompidou qui visite à la fois les collections permanentes et deux expositions temporaires ne s’acquitte que d’un billet d’entrée mais compte pour trois visites et est donc comptabilisé trois fois ». Parallèlement, l’établissement tenait une comptabilité réelle basée sur les billets vendus, ce que je découvris grâce à un document interne qu’un ancien président, qui devait m’apprécier, m’avait remis en mains propres. Il montrait que la fréquentation, physique, était trois fois inférieure aux chiffres annoncés des “entrées” payantes. En 2022, le Centre Pompidou renonça au billet unique, mais pas au multi-comptage des visiteurs.
UN DÉNI PARTAGÉ
La pratique déloyale est donc avérée et connue depuis longtemps, des autorités comme de la presse, au moins spécialisée, qui partage le même déni. Une attitude pleine de révérence pour l’institution muséale, si souvent observée. Le ministère de la Culture qui, chaque année, publie des études statistiques à partir de ces chiffres erronés, repris en boucle partout, tiendrait aussi une double comptabilité. Comment expliquer cette dérive ? Course au chiffre, rivalité touristique, concurrence internationale, chasse aux mécènes…
De quoi aussi, peut-être, masquer l’échec patent de la diversification des publics de nos lieux patrimoniaux depuis cinquante ans. Selon une étude de 2020, les écarts entre milieux sociaux se sont même creusés, les plus diplômés et les catégories socioprofessionnelles supérieures, toujours majoritaires, étant encore plus présentes [5]. Quel·le ministre aura le courage de tout remettre à plat et d’imposer la seule méthode de comptage sérieuse : billets vendus et décompte fiable et harmonisé des gratuités ? Pas sûr que cela soit Rachida Dati qui félicita Catherine Pégard à son départ du Château de Versailles pour l’« essor considérable de la fréquentation » que l’établissement aura connu sous sa présidence, passée officiellement « de 6,1 millions en 2010 à 8,3 millions de visites en 2023 » [6].
Cher Bernard, puis-je élargir le débat ? Il faut se rendre compte que tous ces chiffres sont faux dans tous les domaines culturels, et qu’ils influencent, par leur diffusion massive et à sens unique (sans décryptage) dans les médias, une partie importante de la population. C’est une plaie qui meurtrit tout le temps le droit du public à choisir dans la diversité culturelle. C’est donc l’essence même de la culture qui est ainsi nié. Je me permets d’offrir à ton public, le message que je mettais sur mon facebook, le jour même où tu as public cet article vial. ////////////////////// Je viens de recevoir un témoignage accablant sur comment l’industrie de la musique se fout de la gueule du public. Merci, facebook ! ///////////////////// Je souhaite recevoir d’autres témoignages aussi précis. Si tu as des preuves, offre-les moi. Merci ! /////////////////// Voici cette tromperie qui reste actuelle, d’une façon ou d’une autre, et pas que dans la musique. CRAPULEUX De 1991 (voir ci-dessous) à 2024 … une partie non négligeable du public aime acheter ce que ses amis ou sa génération semble adorer. Et comment découvrir de quelles oeuvres culturelles il s’agit ? Notamment par les personnes qu’il fréquente (souvent dépendantes des Hits), mais aussi par les Hits eux-mêmes surmédiatisés ou les remises de trophées. Et donc des firmes de disques vont créér, au départ, l’illusion d’un succès pzarfois complètement inventé, et qui est malhonnêtement répercutée par les médias de masse. Ceux qui nous influencent même si nous pensons, avec notre petit orgueil, avoir du recul par rapport à eux. Ainsi, on nous dit qu’un « disque d’or » récompense un disque qui s’est très bien acheté. Il y a là un mensonge par omission. La question utile passée sous silence est « Mais qui a acheté ces disques » ? Le public non averti (toi, moi, presque nous tous) est persuadé, bien logiquement, qu’il s’agit des disques acheté par le public. Pas du tout ! Ce sont les disques achetés par le disquaire à la firme. Cela s’appelle les commandes … Avec quelque fois (et c’est ici que c’est pervers) des possibilités de « retour » des invendus à la firme pour les CD que celle-ci veut faire croire à tout prix qu’il s’agit d’un énorme succès voulu par le public, et pas de possibilité de retour pour la majorité des autres disques. Ainsi donc, le « disque d’or » n’est pas le choix du public, ni du disquaire, mais bien de la firme (car elle décide sur quels disques les « retours » sont possibles). Drucker et ses amis vous ont-ils expliqué cela ? L’éducation aux médias aborde-t-elle cela ? UN TÉMOIGNAGE ACCABLANT En 2024, je viens de recevoir le témoignage suivant très précis d’un ancien vendeur de CD dans une grande enseigne établie en Francophonie qui m’a demandé de garder l’anonymat… car son témoignage très précis est de la dynamite : « Dans les années ’90, une technique particulièrement sournoise était pratiquée dans les enseignes de vente de disques. En voici un exemple concret. Le 9 septembre 1991 paraît ce qui deviendra le dernier disque studio de Dire Straits, « On every street ». Je suis alors invité au resto par deux commerciaux en tant que vendeur d’un important magasin. Il s’agit de discuter de la précommande du CD. On se met d’accord sur le chiffre (insensé) de 2.000 pièces, avec une première livraison de 500 unités suivie par des tranches de 250. Quel était l’enjeu d’une telle commande ? Tout simplement, une place dans le hit parade officiel, et pas n’importe laquelle, celle de numéro 1. Encore plus insensé, le fait que c’était que cette position dépendait de la commande et non des ventes. Fin de l’histoire : les 2.000 CD ne sont jamais arrivés en magasin mais « On every street » sera premier du classement. Un autre procédé courant est celui des droits de retour. Il permet, sur 500 disques commandés, le retour sur 300 unités avec une note de crédit à l’appui ». ///////////////////////// J’espère vos témoignages avec preuves, pour des CD, des livres, des entrées au cinéma, etc. Écrivez-moi à : bernard.hennebert@consoloisirs.be
Bonsoir M. Hasquenoph,
Savez-vous que les chiffres des nombres d’entrée aux expositions sont probablement également tous faux, chaque musée annonçant un record généralement invérifiable pour faire plus que le voisin ? Un petit exemple dont vous pouvez retrouver toutes les traces dans mon blog (si vous souhaitez retrouver les calculs précis et les références, je vous enverrai les liens exacts).
2015 : Le Louvre groupe le billet des collections permanentes et des expositions
2017 : Le Louvre s’aperçoit qu’il n’a alors plus aucune maitrise sur les flux de visiteurs des expositions, et refuse à l’expo Vermeer des clients qui avaient pourtant réservé (scandale jusqu’à la presse quotidienne, vous en avez témoigné)
2019 : On reproche au président du Louvre de ne pas exposer la Joconde au milieu de la rétrospective du cinq-centenaire de Léonard, dans la hall Napoléon. La réponse du président « 25 000 visiteurs viennent tous les jours voir la Joconde, alors que le Hall Napoléon ne peut recevoir, pour des raisons de sécurité, que 3 à 5 000 visiteurs par jour ».
2020 : Le Louvre annonce 1 071 840 visiteurs à l’exposition Léonard du hall Napoléon. C’est évidemment faux puisque ça ferait une moyenne de 9 783 visiteurs par jours, soit 2 à 3 fois ce que les normes de sécurité autorisent. Avec l’invention du billet unique, personne, même les contrôles budgétaires, n’a les moyens de contrôler ce chiffre.
Juin 2020, cerise sur le gâteau, le président du Louvre, interviewé par le New York Times annonce fièrement que l’expo Léonard a battu tous les records avec 1 200 000 visiteurs !
CQFD
Cordialement
[1] « L’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles - Exercices 2010 et suivants », Cour des comptes, 7 novembre 2023.
[2] « Rapport annuel d’activité 2018 - Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles », p.181.
[3] Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, article 7.
[4] « Évaluation de la politique de développement des ressources propres des organismes culturels de l’État », Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), annexe II, p. 6, mars 2015.
[5] « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Philippe Lombardo et Loup Wolff, ministère de la Culture, 2020.
[6] « Nomination de Christophe LERIBAULT à la présidence de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles », communiqué de presse, Ministère de la Culture, 21.02.2024.