31.05.10 & 01.06.10 | 6 MILLIONS PAR AN, c’est le chiffre cité parfois dans la presse pour dénombrer les visiteurs des espaces payants du domaine national de Versailles. Bien que ne correspondant ni au chiffre officiel ni à la réalité, il est pourtant admis par des élus de terrain yvelinois comme l’UMP Bertrand Devys lors d’une récente rencontre-débat avec le président du domaine Jean-Jacques Aillagon. Chiffre que celui-ci approuve jusque sur les plateaux de télé comme dernièrement sur la chaîne Public Sénat, en démonstration de son « bon bilan » à la tête de l’établissement public durant trois ans [1].
Et c’est bien là que le bât blesse car que ce chiffre soit inexact n’est pas fondamentalement grave, on pourrait se contenter de dire qu’il est arrondi, mais, à ce point, il est surtout trompeur. Car sans lui, évidemment la démonstration du « bon bilan » se fragilise. Ne reste plus alors qu’une appréciation toute subjective de la gouvernance de M. Aillagon.
En réalité, en consultant les documents officiels du Château, on constate qu’en 2009, la fréquentation de Versailles a au contraire baissé de 4% par rapport à l’année précédente. La crise ? Peut-être mais alors seul Versailles a été touché puisque la fréquentation des autres grands musées nationaux est restée stable ou, pour certains d’entre eux, a même progressé [2].
Dans le dossier de la dernière conférence de presse annuelle du président du domaine consultable en ligne, l’établissement annonce, en presque dernière page, 5,4 millions de visiteurs pour 2009. Sans plus de précision. Soit 600 000 de moins que les 6 millions cités. Ce qui constitue une baisse de plus de 200 000 visiteurs par rapport à 2008 qui comptabilisait 5,6 millions de visiteurs [3].
On se souvient qu’à la conférence de presse équivalente de l’année précédente, cette fréquentation 2008 en progression de 5% par rapport à 2007 avait été qualifiée de « véritable succès » par le Château [4]. Que faut-il donc dire de ces moins 4% de 2009 ?
On constate aussi que la fréquentation 2009 est restée quasi équivalente à celle de 2007, année de la prise de fonction de M. Aillagon au mois de juin, le chiffre de 5,4 millions de visiteurs - vraisemblablement arrondi à la hausse - étant à peine supérieur aux 5 326 318 visiteurs de 2007 [5].
La progression régulière que l’on constate, sur le tableau, depuis 2003 s’est brutalement interrompue sous la présidence de M. Aillagon avec cette chute de 4%, accident que le Château cherche visiblement à minorer. Et que ses apologistes ignorent superbement. D’autant plus que, comme nous le montrerons plus loin, ces chiffres, loin d’être négligeables et déméritants, sont en réalité gonflés artificiellement sans qu’on puisse en tenir pour responsable M. Aillagon puisque la méthode de calcul employée, largement contestable, est antérieure à son mandat à Versailles.
Quant au chiffre de 10 millions de visiteurs pour l’ensemble du domaine avancé en même temps que les 6 millions, on ne peut lui donner aucun crédit car, d’une part, il n’est cité, à notre connaissance, dans aucun document officiel - le Château indique 7,5 millions en 2007, châteaux compris [6] - et de toutes façons, il est invérifiable pour une étendue de 850 hectares, aux multiples entrées, majoritairement en accès libre. Ceci dit, 10 millions de visiteurs c’est moins invraisemblable que les 15 millions de 2009 cités à la dernière conférence de presse de M. Aillagon, chiffre de fréquentation du parc qui viendrait, eux, se rajouter au 5,4 millions du Château [7] ! 20 millions, soit le triple de 2007 ! Pourquoi pas 40 millions ?
EXPOSITIONS, DES CHIFFRES INVRAISEMBLABLES
Cet enjolivement des chiffres n’a rien d’étonnant à Versailles pour suivre la récente tendance de l’établissement à délivrer, pour ses expositions temporaires, des chiffres de fréquentation totalement fantaisistes et irréalistes. Repris pourtant sans l’ombre d’une interrogation par la presse, y compris spécialisée.
Il y a peu encore, en seulement 2006, on s’extasiait au château devant les 130 000 visiteurs de l’exposition « Splendeurs de la Cour de Saxe », considérés alors comme « une fréquentation très élevée pour Versailles » au regard des précédentes expositions tournant autour de 50 000 visiteurs [8]. Pour annoncer, l’année suivante, 700 000 visiteurs pour l’exposition « Quand Versailles était meublé d’argent » d’une durée équivalente [9] ! Beatrix Saule, sa commissaire, conservateur en chef à Versailles depuis devenue directrice générale du Château, parlait de « coup d’éclat » dans un dossier promotionnel de son mécène Martell & Co : « Nous avons accueilli 700 000 visiteurs en un peu plus de trois mois, ce qui est notre record ! » [10].
Sans remettre en cause la qualité de l’exposition, l’explication de cette subite explosion de fréquentation est sans doute plus prosaïque. Contrairement à la première exposition citée, celle aux 130 000 visiteurs, présentée dans des salles séparées du circuit de visite général du Château et ayant fait l’objet d’une billetterie spécifique, la seconde était présentée dans les Grands Appartements, précisément dans le circuit de visite générale du Château. Sans billetterie séparée, il était donc impossible de distinguer les touristes venus comme chaque année du monde entier pour visiter le Château de ceux venus particulièrement pour l’exposition.
Une évidence que l’établissement reconnaissait encore en 2005 pour des expositions pareillement fondues dans le château : « Même si leur fréquentation n’est pas comptabilisée puisqu’il n’y a pas eu de billet séparé pour ces expositions, les livres d’or indiquent qu’elles avaient bien leur place au Château et qu’elles ont été bien appréciées du public » [11]. Attitude humble reléguée dans le passé puisqu’avec la manifestation « Jeff Koons Versailles » qui se clôtura en janvier 2009, l’établissement récidiva, parlant de « fréquentation record » avec environ 1 million de visiteurs « ayant vu » l’exposition tout en reconnaissant - quel paradoxe ! - l’absence de « tarification particulière ». Ce chiffre correspondait simplement à l’ensemble des visiteurs ayant traversé le château durant la période [12].
Mieux, du fait de la présence d’une oeuvre de l’artiste américain dans le parterre de l’Orangerie, l’établissement n’hésita pas à considérer comme spectateurs de l’exposition tous les visiteurs des jardins « incluant les spectateurs des grandes eaux musicales », soit 1,1 millions de personnes ! Une totale supercherie complaisamment relayée dans les médias. Et qui, depuis, ne cesse d’être répétée à l’envi. Quand elle n’est pas appuyée au plus haut sommet de la hiérarchie du château [13]. (Paragraphe rajouté le 19.06.10) Au printemps 2008, le musée du Louvre a pareillement accueilli au sein de ses collections un artiste contemporain en la personne de Jan Fabre sans pour autant donner, à l’issue de son exposition, des chiffres de fréquentation, ce qui aurait été, pour les mêmes raisons, tout aussi impossible. En revanche, le musée a noté des retombées médiatiques importantes en lien avec l’événement, ce qui est tout à fait différent [14]. On peut trouver d’autres exemples semblables d’expositions contemporaines mêlées aux collections de musées d’art ancien (ex. Château de Fontainebleau) sans que ceux-ci n’aient eu la malhonnêteté de faire croire à de faux chiffres de fréquentation.
On ne cherche pas à dénigrer la qualité des expositions - le sujet n’est pas là - mais il ne parait tout simplement pas crédible qu’en quelques mois, on ait pu passer de 50 et 100 000 personnes à sept ou dix fois plus, entre 700 000 et 1 million de personnes ! Quand, même au coeur de la capitale, aucune exposition ne parvient à de tel record.
Avec la dernière exposition au Château de Versailles, « Louis XIV, l’homme et le roi » de fin octobre 2009 à début février 2010, l’AFP rapporte le chiffre très précis de 481 600 personnes [15]. Sans expliquer que l’exposition, bien que présentée séparément du circuit général de visite, était comprise dans le nouveau billet unique Château + Expo imposé à tous. Logiquement, ou il s’agit de la fréquentation générale du château à cette période - comme pour « Jeff Koons » ou « Versailles meublé d’argent » - où il s’agit d’une estimation puisqu’il n’y a aucun décompte automatique des visiteurs, ce que l’on va voir maintenant. Toujours est-il qu’en forfaitisant le billet d’entrée, la fréquentation de l’exposition augmente automatiquement sans qu’on connaisse bien les motivations du visiteur. Le phénomène est observé également au Centre Pompidou.
UNE MÉTHODE DE COMPTAGE OBSCURE
Une fois rétablis les chiffres de fréquentation officiels, on peut s’interroger sur leur fiabilité globale. Et ce, depuis plusieurs années. Première interrogation : la méthode de décompte des entrées payantes et gratuites. La direction du Château n’ayant pas donné suite à nos demandes d’information sur le sujet, nous avons exploité les rapports d’activités et documents officiels en notre possession, y compris ceux d’avant 2007 supprimés du site Internet du Château depuis l’arrivée de M. Aillagon, et avons mené notre propre enquête sur le terrain [16]. Dans les documents, la seule indication que nous ayons trouvée est une note perdue sous un tableau de fréquentation dans le dossier de la conférence de presse annuelle de 2008 précisant : « Ces éléments sont fondés sur les chiffres de billetterie, sur des comptages et sur une étude de publics » [17]. Point barre.
Aux différentes entrées des espaces mis sous douanes, c’est-à-dire faisant l’objet d’une tarification (château et Trianons), il n’existe pas de compteurs électroniques de billets comme par exemple au Centre Pompidou. La vérification se fait donc à vue par les agents d’accueil. (Dix jours après la publication de cet article, le domaine de Versailles s’est doté « d’un système efficace de comptage des accès » comme le signale Jean-Jacques Aillagon sur son blog en date du 17 juin 2010. Néanmoins, nous n’avons jamais rien constaté sur place, ni le personnel que nous avons intérrogé).
On peut donc supposer que le total annuel des entrées payantes résulte de l’addition des différentes formules de billets si tant est que cela soit possible compte tenu de leur diversité d’acquisitions (vente aux caisses, distributeurs automatiques, en ligne, à la Fnac, par la SNCF, par la RMN...) et de modalités (tarif plein, tarif réduit, haute saison, basse saison, château, domaine de Marie-Antoinette, passeport, pass musées...). Pour 2008, on a dénombré plus de 50 possibilités différentes pour les individuels et les groupes [18] ! L’imposition d’un unique billet global d’entrée au château, en janvier 2010, a dû simplifier la situation légèrement. A quoi il faut rajouter les entrées aux spectacles (Grandes eaux musicales, Grandes eaux nocturnes, Fêtes de nuit).
En complément de l’addition des billets vendus, des comptages physiques aux différentes entrées sont organisés de temps en temps comme on nous en a parlé pour les Trianons ce qui corrobore la note citée plus haut. À peu près quatre fois dans l’année nous a-t-on dit, les jours de forte affluence nous a-t-on précisé.
DES GRATUITÉS EN EXPLOSION
Pour les entrées gratuites, le décompte est plus problématique puisqu’aucune contremarque n’est délivrée aux populations bénéficiaires. Celles-ci entrent directement en présentant aux agents cartes et pièces justificatives, pratique que l’on retrouve dans d’autres musées, comme au Louvre [19].
Il n’y a donc pas de décompte possible précis de ce public. Seules des évaluations sur la base de sondage in vivo peuvent en donner une idée. Faute d’observatoire permanent des publics que le Château de Versailles n’a mis en place qu’en 2008 [20], une étude du public, détaillée dans le rapport d’activité 2005, a été menée durant un an, entre 2004 et 2005. Elle indiquait alors 3% de gratuités [21].
Pourtant, à partir du rapport d’activité 2007, un tableau de fréquentation reprenant les chiffres de fréquentation, année par année, depuis 2003 - donc avant l’étude pré-citée - indique un taux constant de gratuité oscillant entre 20 et 22% sans qu’on sache sur quelle base. Enfin, info encore plus récente, lors de la conférence de presse de M. Aillagon de février 2010, il est précisé que la gratuité représenterait désormais 40% des visiteurs, comme il est écrit noir sur blanc dans le dossier de presse :
Si la gratuité accordée aux 18-25 ans et aux professeurs depuis avril 2009 a bien entendu dû faire augmenter son pourcentage, il paraît peu vraisemblable que cela soit dans ces proportions là. Environ 80% de plus qu’en 2008 [22] ! Comment a-t-on pu passer, en gratuité, en quelques années de 3%, 22% à 40%... Où est donc la vérité dans ce gloubiboulga ? Mystère.
UNE FRÉQUENTATION GLOBALE GONFLÉE À L’HÉLIUM
Mais ces incertitudes sur le décompte des entrées ne sont rien à côté de la méthode qui consiste, pour obtenir la fréquentation globale, à cumuler celles des différents endroits payants du domaine... ce qui revient, au final, à compter plusieurs fois les mêmes personnes d’une même journée.
Pratique qualifiée diplomatiquement de « créative », au sens comptable [23], par Jean-Michel Tobelem [24], spécialiste de l’économie des musées, dans un récent billet sur son blog qui s’interroge comme nous sur la fiabilité des chiffres de fréquentation officiels des grands musées.
Pour le comprendre, il suffit de consulter le tableau d’évolution de la fréquentation du domaine depuis 2003 déjà présenté.
Y sont additionnées les entrées du Château, du Petit Trianon, du Grand Trianon et des spectacles dont les Grandes Eaux Musicales. Pour les Trianons c’est déjà particulièrement absurde puisque les deux châteaux faisaient déjà billet commun avant la commercialisation du Domaine de Marie-Antoinette (DMA) en 2006 qui les y a intégré en même temps que les jardins. Si tous les visiteurs s’acquittant d’un billet Domaine Marie-Antoinette ne visitent pas pour autant les deux bâtiments, ceux qui visitent l’un ont de fortes chances de visiter l’autre. Dans ce cas, ils sont comptés deux fois.
Mais il est tout à fait possible de visiter en une même journée le Château puis le Domaine Marie-Antoinette en payant séparément les deux entrées, conjointement avec la formule Passeport largement promotionnée, ou en y entrant gratuitement. Ces visiteurs-là sont donc comptés trois fois : Château, Petit Trianon et Grand Trianon.
Le must, c’est avec la formule Passeport Haute Saison qui comprend en plus, les week-ends, les Grandes Eaux Musicales. Dans ce cas, le visiteur est compté quatre fois !
Quand on voit la progression de la formule Passeport sur plusieurs années, ça laisse songeur, même si évidemment tous ses acheteurs ne le rentabilisent pas à 100% en ne visitant qu’une partie du domaine [25].
C’est absolument n’importe quoi, la supercherie - quel autre mot employer ? - consistant à faire passer le décompte des entrées aux principaux bâtiments du domaine pour celui des visiteurs qui déambulent de l’un à l’autre. Ce qui est tout à fait différent.
Le premier dessine la cartographie des lieux parcourus par les visiteurs quel que soit leur mode de paiement (billet, passeport, gratuité...) quand le second indique celui de la fréquentation réelle du site, c’est-à-dire le nombre des individus visiteurs.
Pour avoir une idée de l’écart entre les deux décomptes pour l’année 2008, il faut se reporter à la page 336 du rapport d’activité 2008 qui nous dresse le tableau des entrées payantes au domaine par modalités tarifaires (tarif plein ou tarif réduit, château seul ou Domaine de Marie-Antoinette, passeport, individuel ou en groupe, etc.) [26]. C’est-à-dire le décompte réel des billets achetés. Si l’on retire les catégories « audioguides » et « circulation dans le parc » qui faussent la comparaison, on trouve un écart de plus d’1,1 million d’avec le total des entrées payantes (hors spectacles) de la fréquentation exposée en page 59. Si l’on estime à plus de 200 000 les gratuités rajoutées également abusivement (20% de 1,1 million), si l’on tient compte des 110 000 passeports Grandes Eaux Musicales se cumulant avec les visites du Château ou du Domaine de Marie-Antoinette, on parvient à une fréquentation officielle gonflée artificiellement de 1 à 1,5 million de visiteurs, soit 20 à 30% du total [27].
POUR UN RETOUR À LA RAISON
Il paraît clair que les chiffres officiels de fréquentation du domaine de Versailles sont faux et gonflés artificiellement, en des proportions qui semblent fortes - entre un quart et un tiers - à déterminer précisément. Le prochain président de l’établissement public, que ce soit M. Aillagon ou un autre, serait bien inspiré de mettre de l’ordre dans tout ça s’il ne veut pas décrédibiliser un peu plus l’établissement qu’il dirige.
De son côté, le ministère de la Culture , au lieu de faire la politique de l’autruche comme il le fait par ailleurs pour les problèmes de tarification, devrait sérieusement s’interroger sur la fiabilité des chiffres communiqués par les différents musées sous sa tutelle, et tout remettre à zéro en faisant appliquer partout les mêmes méthodes de comptage. Pour une vision objective de la situation, ne serait-il pas préférable que les études des publics soient confiées à des équipes extérieures aux établissements ?
En prenant pour base le décompte des entrées réelles, en 2008 les visiteurs payeurs du domaine de Versailles (Château et Domaine Marie-Antoinette) n’ont pas excédé les 3 millions de visiteurs (2 750 000). A quoi il faut rajouter les publics bénéficiaires de gratuité dont le taux reste mystérieux. C’est ce chiffre-là qui devrait entrer en comparaison avec la fréquentation des autres musées nationaux.
Car, si le site parvient à des chiffres supérieurs, c’est grâce aux spectateurs des Grandes Eaux et des Fêtes de Nuit qui ne cessent d’augmenter mécaniquement grâce à la multiplication des dates proposées comme nous l’avons montré dans un précédent article. Ils représenteraient environ 1 million d’individus en 2009, 770 000 en 2008. Pour obtenir le total visiteurs Château/Trianons + Spectacles, il faut donc y soustraire les spectateurs des Grandes Eaux Musicales déjà comptabilisés comme visiteurs du château et/ou des Trianons, 110 000 pour 2008. La fréquentation totale 2008 officiellement de 5,6 millions de visiteurs tournerait plutôt autour des 4 millions de visiteurs/spectateurs si l’on applique 20% de gratuité aux premiers.
Comme pour le Centre Pompidou et tous les grands musées nationaux, le Château de Versailles est obsédé par sa fréquentation et est entré dans la spirale infernale d’une course au chiffre qui n’a plus rien à voir avec son devoir de démocratisation. Comme si le critère du nombre était, dans le domaine muséographique, gage absolu de qualité et de réussite. Comme l’audimat pour la télé.
Alors pourquoi courir ainsi après les foules ? Par rivalité avec ses « concurrents » en France comme à l’étranger, pour être bien vu du pouvoir et remplir ses contrats d’objectif, pour se retrouver dans le peloton de tête des classements des sites touristiques les plus visités, pour attirer les entreprises mécènes moins philanthropes qu’avides de publicité. Voilà la tendance dans laquelle sont poussés ces grandes institutions culturelles sommées d’augmenter leurs ressources propres. D’où ces petits ou grands arrangements avec la réalité...
27.08.10 | Dix jours après la publication de cet article, coïncidence troublante, le Château de Versailles se dotait « enfin d’un système efficace de comptage des accès ». C’est son président lui-même, Jean-Jacques Aillagon, qui l’annonçait très opportunément sur son blog, dans un billet en date du 17 juin. Sans en préciser techniquement le mode, il semblerait que cela ne concerne pour l’instant que les entrées des Pavillons Dufour et Gabriel. Calculant le nombre de visiteurs pour une journée, il nous donnait alors implicitement raison en y incluant parmi les visiteurs des Grandes Eaux, uniquement ceux ayant « acquitté une billetterie spécifique », c’est-à-dire non cumulée avec un billet Château ou autre précisait-il.
Quelques jours plus part, le très sérieux Journal des Arts reprenait notre argumentaire sur la « course effrénée aux records de fréquentation » des grands musées pas nécessairement synonymes de qualité, s’interrogeant enfin sur la fiabilité de chiffres donnés par les institutions elles-mêmes (ce qui n’empêche pas le même journal de les utiliser pour établir son palmarès annuel des musées à l’intérêt et à la méthode contestables). Jean-Michel Tobelem, spécialiste de l’économie des musées, avait déjà, comme nous, soulevé la question quand Roland Recht s’en étonnait à son tour dans une chronique parue dans le Journal des Arts suivant.
Pour illustrer son propos, la journaliste s’était arrêtée sur le cas Versailles : « Pour 2009, le château de Versailles a annoncé plus de 7 millions de personnes (soit une augmentation de 10% de visiteurs) là où son rapport d’activité en donne 4,6 millions... » [28]. Effectivement. Nous nous étonnons de ces encore nouveaux chiffres qui ne correspondent en rien à ceux, officiels, dont nous disposons (5,4 millions pour 2009). Aussi attendons-nous de pouvoir vérifier celui qui émanerait du rapport d’activité 2009 qui, fin août, n’est toujours pas en ligne sur le site Internet du château... Il l’a été en fin d’année, les chiffres qui y sont contenus sont encore différents !
Article superbe et très bien argumenté Continuez !! Est ce que la compabilisation en 2016 est toujours aussi obscure ?
Merci ! Oui, la méthode n’a pas changé.
[1] Sur le plateau de la chaîne de télé Public Sénat, le 11 mai 2010. Sonia Mabrouk questionne Jean-Jacques Aillagon sur sa candidature à sa propre succession. Il commence à plaider sa cause quand elle l’interrompt pour préciser : « On va peut-être rappeler les records de fréquentation : 6 millions pour le Château et près de 10 millions pour l’ensemble du domaine ». L’ancien ministre de la Culture d’acquiescer sans hésiter, répétant même plusieurs fois « Tout à fait, tout à fait, tout à fait »...
La journaliste de Public Sénat a manifestement puisé ses sources dans un récent article du MONDE - Le Monde ! - dont nous avions déjà relevé l’inexactitude et qui pareillement affirmait le « bon bilan » de M. Aillagon s’appuyant sur ces chiffres erronés : « Jean-Jacques Aillagon ne pense pas avoir démérité » par Michel Guerrin, LE MONDE | 24.03.10. Dans cet article, Michel Guerrin assène que le « bilan (de M. Aillagon) est bon » s’appuyant sur une « excellente fréquentation (...) en partie liée à une politique d’expositions temporaires » : « L’établissement qu’il dirige, un des plus visités de France, a battu des records de fréquentation : 6 millions de visiteurs par an pour le château, 10 millions pour l’ensemble du site ». C’est encore ce même article qui sert de référence à l’action, sur Internet, du comité Facebook de soutien à M. Aillagon, géré par des proches à lui.
[2] Musée du Louvre : 8,5 millions en 2009, 8 461 000 en 2008 ; Musée d’Orsay : 3 022 012 en 2009, 3025 164 en 2008 ; Centre Pompidou (Musée + Expos) : 3,53 millions en 2009, 2 748 884 en 2008 ; Musée du Quai Branly : 1 496 438 en 2009, 1,39 million en 2008. Source : rapports d’activité et site Internet des différents établissements.
[3] 5 613 851 visiteurs hors jardins en 2008, rapport d’activité 2008 Château de Versailles, ce qui n’empêche pas le dossier de presse, en page 27, de parler de « fréquentation toujours en hausse ».
[4] "La fréquentation a connu un véritable succès, en 2008, avec une croissance de 5% par rapport à 2007 (soit près de 270 000 visiteurs supplémentaires)." conférence de presse de M. Aillagon | 23.01.09.
[5] 5 326 318 visiteurs hors jardins en 2007, rapport d’activité 2008.
[6] Le rapport d’activité 2006 du Château cite le chiffre de 7,5 millions sans plus de détails, chiffre repris dans le dossier de presse 2007 de présentation du Château : « Près de sept millions et demi de visiteurs (dont plus de 4 700 000 visiteurs pour le musée) franchissent chaque année les grilles du château de Versailles ».
[7] Dossier Conférence de presse J.J. Aillagon, p.4 | 09.02.10
[8] « Cette exposition ( »Splendeurs de la Cour de Saxe« ) a accueilli plus de 130 000 visiteurs en 3 mois, ce qui constitue une fréquentation très élevée pour Versailles, la situant à peine en deçà de l’exposition sur Topkapi et de celle consacrée aux Tables royales. » Rapport d’activités 2006 EPV Château de Versailles. Autres chiffres : « Kangxi, la Cité Interdite à Versailles » du 28 janvier 2004 au 9 mai 2004 = 70 000 visiteurs, « Maurice Quentin de La Tour – Le voleur d’âmes » du 14 septembre 2004 au 12 décembre 2004 = 40 000 visiteurs / R.A.2004 EPV.
[9] « Quand Versailles était meublé d’argent » - du 21 novembre 2007 au 9 mars 2008.
[10] « Éthique : un engagement sincère et durable », Rapport d’activité 2008 Pernod Ricard, partie IV.
[11] Rapport d’activité Château de Versailles 2005.
[12] La direction a informé d’une augmentation du public de 15% durant cette même période pour ce même circuit, soit 75 000 visiteurs de plus (« Jeff Koons libère le château de Versailles » par Charlotte Langrand, LE JOURNAL DU DIMANCHE | 04.01.09 ; « L’exposition Koons dope les entrées à Versailles » par Nathaniel Herzberg et Michel Guerrin, LE MONDE | 26.12.08) sans communiquer de chiffres comparatifs avec l’année 2007. Si l’on peut admettre que cet apport de visiteurs a pu être le résultat de l’hyper-médiatisation qui a entouré l’événement Koons Versailles, il est à noter que le domaine a déjà connu des fluctuations dans les mêmes proportions, voir supérieures, sans événement particulier, ce qui n’en fait pas non plus un phénomène exceptionnel. Eextrait du Rapport d’activité du domaine de Versailles de 2004 : “La reprise de la fréquentation à Versailles s’est amorcée au début de l’année 2004 : dès le mois de janvier une progression de la fréquentation de +9% par rapport en 2003 a été enregistrée. Cette croissance s’est confirmée en février et en mars (+21% par rapport en 2003) pour culminer en mai et juin (+35% par rapport à 2003). Le second semestre de l’année enregistre des progressions moindres, car la fréquentation avait repris dès la fin de 2003. En définitive, l’EPV a connu une progression globale de sa fréquentation de 12% par rapport à 2003. La fréquentation du château enregistre une augmentation de 11% par rapport à 2003 et de 12% pour ce qui concerne Trianon. La fréquentation des jardins a, pour sa part, connu une progression de 14% par rapport à 2003.". On voit bien que les 15% avancés par la direction sont loin de prouver qu’ils relèvent d’un effet Koons. Enfin, on notera que la fréquentation globale de 2008 a été supérieure à celle de 2007 seulement de 5% (RA 2008).
[13] Dans une récente interview de M. Aillagon à FRANCE INFO, celui-ci se garde bien de contredire le journaliste quand, évoquant la dite exposition Jeff Koons, celui-ci parle de « très gros succès, près d’un million de visiteurs » (à environ 5mn de l’interview) comme d’ailleurs quand il cite les chiffres de 6 et 10 millions (à 7mn40) dont on a parlé en début d’article :
[14] Rapport d’activité du Louvre 2008, p.122/
[15] « Château de Versailles : Murakami, le chanteur M et des »Noces royales« » AFP | 09.02.10. Etrangement, l’exposition « Fastes de cour » qui s’est tenue au Château du 31 mars au 28 juin 2009 dans les mêmes conditions n’a fait, sauf erreur de notre part, l’objet d’aucune communication de fréquentation.
[16] Mail signé envoyé au service presse du château et à la direction des publics le 2 mai 2010. Resté sans réponse : "Madame, Monsieur,
En vue de la rédaction d’un article, nous souhaiterions connaître les méthodes de comptage du public au domaine national de Versailles. Tant du public payant que des publics exonérés. Dans les différentes parties du domaine.
En vous remerciant à l’avance pour votre réponse, veuillez agréer, Madame, Monsieur, nos salutations distinguées."
[17] Dossier conférence de presse de M. Aillagon, p.36 | 11.12.07.
[18] « Entrées 2008 – Situation arrêtée au 31/12/2008 » Rapport d’activité 2008 Château de Versailles.
[19] Sur le site Internet du Château, on peut lire à la page « Gratuités et réductions » : « Si vous bénéficiez de la gratuité, présentez-vous directement à l’entrée principale du Château muni de votre justificatif ». L’information est incomplète car, pour visiter les châteaux de Trianon (Domaine de Marie-Antoinette), il n’est pas nécessaire de se présenter « à l’entrée principale du Château ». Les jeunes de 18-25 ans ainsi que les enseignants ont dû dans un premier temps se présenter à un comptoir pour retirer des contremarques. Puis la mesure a été abandonnée et tous peuvent entrer en présentant les pièces justificatives nécessaires.
[20] Conçu en 1989 et opérationnel en 1991, la Direction des musées de France rattachée au ministère de la Culture a mis en place une méthode d’enquête dénommée Observatoire Permanent des Publics (OPP) pour aider les musées à mieux connaître, sur la base de questionnaires, leurs visiteurs et améliorer l’accueil du public. En 1997, le musée du Louvre s’est doté en interne d’un tel observatoire. Le Château de Versailles a attendu 2008 pour mettre en place un bureau spécifique pour les études de publics. Quant au musée d’Orsay, il a passé un appel d’offres pour en créer un en mai 2009.
[21] « Cette étude, quantitative, a été administrée en face à face aux grilles du domaine national de Versailles, en sortie de visite, sous forme de deux questionnaires traduits en 8 langues (un questionnaire long pour les visiteurs ayant fait l’acquisition d’un billet, un questionnaire court pour les visiteurs ayant uniquement profité du parc. » RA 2005 Château de Versailles.
[22] Entrées gratuites 2008 : 977 378 / Entrées gratuites 2009 : 1 760 000 > 40% de 4,4 millions (le million restant correspondant aux publics des spectacles cité en p.41 du dossier conférence de presse.
[23] Selon Wikipedia « La comptabilité créative désigne l’ensemble des techniques utilisées en comptabilité par une entreprise pour modifier légalement la présentation de ses comptes dans un sens plus favorable à ses attentes. »
[24] Jean-Michel Tobelem est docteur en gestion, enseignant à l’Ecole du Louvre ainsi que dans plusieurs universités et écoles de commerce, et directeur d’Option Culture. Directeur de collection chez L’Harmattan, il est notamment l’auteur de l’incontournable et récemment actualisé « Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion », éd. Armand Colin.
[25] En 2004, 40% des détenteurs du Passeport s’étant rendus, au cours de leur journée de visite, jusqu’aux Trianons (Rapport d’activité Château de Versailles 2004, p.111). On peut supposer que ce chiffre a augmenté compte tenu de la progression des visiteurs du Domaine Marie-Antoinette.
[26] Curieusement ce tableau présente bien les entrées en quantité de billets vendus et non en recettes générées par leur vente comme le même tableau du rapport d’activité 2007, p.200.
[27] A noter que la tableau page 60 d’évolution des ventes de passeports est aussi suspect quand on le compare aux chiffres contenus dans le tableau de la page 336.
[28] « La politique du toujours plus » par Daphné Bétard, LE JOURNAL DES ARTS n°328 |semaine du 25 juin 2010 au 8 juillet 2010.