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Artem Loskoutov ou la beauté sauvera le monde

Bernard Hasquenoph |

Louvre pour tous | 28/02/2010 | 10:20 |


« Arrêtez-moi, je suis artiste », c’est le slogan de la mobilisation autour de ce jeune agitateur russe, créatif et activiste, objet d’un procès inique. Considéré comme « prisonnier politique » par des ONG russes, il est suivi par l’ambassade d’Allemagne. Et la France ?

Pour connaître l’issue du procès, lire « Artem Loskoutov presque acquitté »

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Artem Loskoutov au tribunal | mai 2009 © DR

28.02.2010 | POUR NOUS AUTRES français blasés par nos libertés, on pourrait dire de lui qu’il est l’anti Mickaël Vendetta. Bouillonnant, créatif et plein d’humour, idéaliste et rebelle, Artem Loskoutov est le symbole, en Russie, d’une partie de la jeunesse qui rejette tout autant le modèle soviétique, le capitalisme à l’occidental que la parodie de démocratie à la russe. C’est sans doute à cause de cette subversion-là, joyeuse et optimiste, qu’on l’a jeté un mois en prison en 2009 avant de lui faire subir une parodie judiciaire toujours pas terminée. Ce portrait fait partie de notre article « Artistes en Russie entre rébellion et répression » dans le cadre de l’année France-Russie. Il serait juste que la presse française se penche sur son histoire.

NÉ EN 1986, Artem Loskoutov (Артем Лоскутов) est un jeune vidéaste, organisateur d’événements artistiques, caméraman-étudiant et travaillant à l’Université technique d’Etat de Novossibirsk en Sibérie. Il se revendique anarchiste. Après avoir participé au collectif artistique CAT (Contemporary Art Terrorism), il fonde en 2007 Babushka Posle Pokhoron (BPP [1]) qui vise « à créer une scène artistique alternative, en dehors des institutions ». Le collectif développe le concept de galeries de rue pour supprimer tout intermédiaire entre l’art et le public, ce qui ne l’empêche pas de présenter en 2008 le projet « Ni jury ni prix » à la première Biennale internationale de Moscou. Le collectif participe à des concerts, organise un festival ciné, des performances dont, en 2008, l’une en soutien à Andreï Erofeev.

À 18 ans, inspiré notamment par les surréalistes français, Artem est l’initiateur des « Monstrations » (Monstratsiya), sortes de flash-mobs artistiques qui, chaque 1er mai depuis 2004, voient des centaines de jeunes parader dans les rues de Novossibirsk, en marge du défilé traditionnellement revendicatif, avec des banderoles aux slogans absurdes que chacun est invité à inventer. Du genre : Qui suis-je ?, Je n’ai pas de cuillère, Tires la chasse d’eau après toi, A-a-a-a-h !... Tout est possible jusqu’à des banderoles sans rien écrit dessus ou des photos par exemple de Salvador Dali, la règle étant de se situer hors du champ politique. De la subversion à l’état pur. Drôle.

Ce qui nous frappe, nous occidentaux, c’est le caractère bon enfant et rigolard de ces manifestations qui évoquent un défilé d’école des beaux-arts. Mais les autorités apprécient moyennement ce qu’elles considèrent comme proche du trouble à l’ordre public. C’est sûr qu’on est loin des « Nachi », mouvement des jeunesses pro-Poutine (voir video ci-dessous et + d’infos ici). Dès la première année, la police demande à ces jeunes rebelles de remballer leurs banderoles au message « anti-social ». Dans la vidéo ci-dessous datant du 1er mai 2005, Artem a à peine 19 ans quand on le voit déjà se faire embarquer par la police avec une amie.

 :: MONSTRATION 2005 / ARTEM, 19 ANS, DÉJÀ ARRÊTÉ ::




 :: MONSTRATIONS 2004-2009 ::

Монстрация 2004-2009 from kissmybabushka on Vimeo


 :: LES JEUNES « NACHI » PRO-POUTINE | 2007 ::



En 2006, Artem se fait remarquer en organisant un rassemblement pour le troisième anniversaire de l’arrestation de l’ancien PDG de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski. En avril 2009, il est convoqué par la police en prévision de la prochaine Monstration qu’on le dissuade d’organiser. Il est alors placé sous la constante surveillance des agents du Centre E [2]. Interrogé à plusieurs reprises, se voyant reproché sa mauvaise influence sur la jeunesse, menacé d’être arrêté s’il continue dans cette voie, il apprendra plus tard qu’il est placé sur écoute téléphonique.
Le 27 avril, à la galerie White Cube de Novossibirsk, se tient une exposition autour de l’événement culturel des Monstrations. Une demi-heure plus tard, la police est sur place, ordonne la fermeture de l’exposition et emmène pour l’interroger Konstantin Skotnikov, artiste du célèbre collectif des Blues Noses et professeur dans l’école d’art locale. Le 1er mai 2009, le défilé se déroule malgré tout mais sans Artem, interrogé au même moment par le Centre E.

Le 15 mai dans la matinée, appelé par téléphone pour une convocation immédiate par Sergey Miller, l’un des responsables du Centre E, en pleine préparation de sa thèse qu’il doit défendre en juin et ne pouvant s’absenter de son travail, Artem refuse, exigeant une convocation écrite comme le stipule la loi. Miller menace alors de lui envoyer chiens et voiture de police. Artem résiste. Dans la soirée, alors qu’il rentre du travail et qu’il marche dans la rue avec sa petite amie Liouba Belyatskaya, il est arrêté par des hommes en civil qui le menottent, lui indiquant juste qu’il a commis un crime. Entraîné dans une cour d’immeuble, ceux qui sont en réalité des agents du Centre E le questionnent (notamment sur ses dreadlocks) puis, depuis le coffre ouvert de leur voiture, procèdent à la fouille de son sac et en ressortent très précisément un sac de 11gr. de marijuana.

Artem est aussitôt placé en détention car au-delà de 10gr. la possession de drogue est considérée, non plus comme une infraction, mais comme un crime. Il risque jusqu’à trois ans d’emprisonnement (article 228 du code pénal russe). Dès le départ, Artem et sa petite amie affirment que la drogue a été placée dans son sac par les policiers, Liouba faisant remarquer très justement qu’après le coup de fil du matin, il aurait été bien fou de transporter des substances illicites.

Artem auditionné le 20 mai au tribunal Dzerjinski rempli de journalistes, Valentin Demidenko, son avocat, plaide sa remise en liberté sous caution, mettant en avant sa situation de thésard et produisant des lettres de garantie de plusieurs personnalités publiques dont un recteur de l’université. La juge Elena Devyataikina refuse, évoquant le risque de fuite et la poursuite d’activités illégales, le considérant comme potentiellement dangereux y compris pour son engagement politico-artistique. Il est vrai que deux jours avant son arrestation, narguant les « combattants de l’extrémisme », il avait posté sur son blog une annonce pour l’action Rainbowflash devant se tenir le 17 mai à Novossibirsk en faveur de l’homosexualité. « Toutes les initiatives visant à parvenir à l’égalité des droits pour tous, sont nécessaires » écrivait-il. Est-ce cela qui a précipité son arrestation ? Lui le croit.

 :: ARTEM LOSKOUTOV AU TRIBUNAL | 20.05.09 ::



Mais ce que les agents du Centre E et les autorités n’avaient pas prévu, c’est l’impact de l’arrestation d’Artem. Sur le blog de BPP, Loubia informe jour après jour de la situation et répercute l’actualité de la mobilisation qui naît autour d’Artem. Le 22 mai, Ilia Ponomarev, député d’opposition à la Douma, s’adresse au Procureur général pour lui demander de « mettre fin à l’arbitraire des autorités policières et judiciaires à Novossibirsk » et de libérer Artem. Un mouvement de solidarité se développe dans toute la Russie. Le 21 mai, à Novossibirsk, à la galerie White Cube, a lieu une performance intitulée « Arrêtez-moi, je suis artiste » qui deviendra le slogan de la mobilisation, décliné en tee-shirt et badge. Le 23 mai, à Toula, des barricades en carton sont érigées devant un bâtiment officiel. Le 25 mai, à Saint-Pétersbourg, des bulles de BD où l’on peut lire « L’art est extrémiste » sont collées sur les statues des écrivains et poètes Essenine, Maïakovski et Pouchkine. Le même jour, à Moscou, un rassemblement est organisé pour dénoncer une intensification par l’Etat de sa « persécution à l’égard des dissidents et artistes militants » citant également le procès d’Erofeev et de Samodourov.

Le 28 mai, un petit groupe d’artistes et d’activistes entame une grève de la faim dans un parc de Saint-Pétersbourg pour dénoncer « la répression des arts » et « la criminalisation de l’art contemporain ». Un happening arty puisqu’ils appellent non à prendre les armes mais les pinceaux sur le thème de la tyrannie policière en Russie et communiquent via un blog. Ils exigent l’ouverture d’une commission publique sur les Centres E qu’ils qualifient de police politique. Agissements policiers dont ils ont été eux-mêmes les victimes, pour avoir organiser le 1er mai 2009 le défilé « Pirate Street Party » qui a entraîné une centaine d’arrestations et des inculpations pour Jaywalking (violation des règles de la circulation des piétons) alors qu’ils détenaient une autorisation. Le 30 mai, toujours à Saint-Pétersbourg, un groupe anarchiste (DSPA) simule le procès par un homme d’Eglise et de policiers cagoulés de personnes prises au hasard dans un square et les condamnent pour extrémisme dans une mise en scène grotesque. Le 31 mai, à Mourmansk, un concert de rock de soutien est attaqué par une trentaine de militants d’extrême-droite qui aspergent l’assistance de gaz lacrymogène, frappent plusieurs participants avant que la police n’intervienne 40mn plus tard. Le 4 juin, à Barnaul, Daniel Poltoratzky, assistant parlementaire de Ilia Ponomarev, et un autre militant entament à leur tour une grève de la faim devant un bâtiment officiel. Le 9 juin, le DSPA déploie sur le toit de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg une banderole où l’on peut lire « Moins de flics, plus de Loskoutov ».

Sur le Net aussi, seront postées de nombreuses vidéos en soutien à Artem dont celle d’Ultrafuturo - seconde ci-dessous - duo artistique composé de Boryana Rossa et Oleg Mavromatti qui a fui la Russie en 2000 à cause de son art, performance intitulée « La beauté sauvera le monde » [3] écrite ici en lettres de sang, s’inspirant d’un dessin signé BPP reproduit en fin d’article. La troisième est signée d’une compagnie de théâtre « Le Grenier ».

 :: VIDÉOS EN SOUTIEN À ARTEM ::







Pendant ce temps, l’avocat d’Artem saisit la Cour régionale. L’audience est prévue le 10 juin 2009. La veille, devant le tribunal, des jeunes manifestent. Sur leurs pancartes on peut lire : « Qui va nous protéger de ceux qui sont là pour nous protéger ? », « Artem aujourd’hui, vous demain », « planter des arbres, plutôt que des artistes »... Le lendemain, Artem est relâché sous les applaudissements (et sans ses dreadlocks), la Cour estimant que la première juge n’a pas respecté la loi en ne prenant pas en compte les caractéristiques positives du détenu. Artem dira avoir été bien traité durant ses vingt-sept jours d’incarcération. Libre, il se rend aussitôt à l’Université pour défendre sa thèse. Reçu, il obtient la mention B. Dans l’attente de son procès, il demeure néanmoins en résidence surveillée. Le lendemain, 11 juin, dans les locaux de la Fondation « Droits de l’Homme 89 » à Novossibirsk, arborant un tee-shirt Joconde, il donne une conférence de presse entouré de Liouba Belyatskaya puis de son avocat Valentin Demidenko.

 :: CONFÉRENCE DE PRESSE d’ARTEM LOKOUSTOV (en russe) | 11.06.09 ::


Артём Лоскутов - Смотрите ролики на HomeTube

Le 14 juillet, l’enquête est close et transmise au procureur. Il est reproché à Artem en plus de sa prétendue possession de drogue, d’être un dealer et, sur la base de la retranscription de conversations téléphoniques, de photos et vidéos de ses performances artistiques rassemblées par le Centre E d’appartenir à un groupe organisé participant à des activités entraînant des troubles à l’ordre public (art. 212 du Code pénal : organisation de désordres de masse accompagnés de violences...). Sa défense dénonce un procès politique sur la base d’un montage grossier. Ce qui ne serait pas nouveau dans les procès en Russie. On pense au militant des droits de l’Homme Alexeï Sokolov poursuivi pour un pseudo vol.

Pour Sergueï Davidis de l’Union de Solidarité avec les prisonniers politiques et avocat de l’ONG Mémorial, en ce qui concerne Artem, cela ne fait aucun doute. Comme il l’a déclaré dernièrement au St-Pétersbourg Times : « Nous savons combien il est facile de placer de la drogue. Les circonstances, ce que nous savons de lui, son affaire, les violations de procédure, nous permettent de dire que ces accusations ont été fabriquées, et évidemment, nous le considérons comme un prisonnier politique » [4].

Aucune empreinte digitale d’Artem n’a été trouvé sur le sachet de drogue. Des analyses ont montré qu’Artem ne se droguait pas et l’avocat fait remarquer que le lieu où son client est censé se livrer au commerce illcite n’existe même pas. Quant aux témoins officiels de son arrestation, selon les documents ils changent de noms. Le 17 juillet, son avocat dépose une plainte pour demander l’annulation de toute la procédure, l’estimant illégale. Demande rejetée.

Le procès débute le 2 octobre 2009 et se poursuivra de mois en mois (7 octobre, 12 octobre, 11 novembre, 28 décembre 2009, 18 janvier 2010, 3 février), l’avocat Valentin Demidenko tenant de mettre à jour toutes les contradictions de l’accusation. Artem, sur son blog rend compte de chaque audience, met en ligne les documents, commente.

Le 15 février dernier, le procureur Sergey Demin a requis contre Artem un an de prison avec sursis pour possession illégale de stupéfiants, rejetant les accusations de trouble à l’ordre public concernant les activités artistico-politiques d’Artem qui, pour le procureur, ne constituent pas un danger. Le 24 février, l’avocat d’Artem a plaidé l’acquittement de son client, considérant que celui-ci était en réalité poursuivi pour « ses activités publiques ». Au tribunal, on nota la présence d’un représentant du consulat d’Allemagne venu sur demande de son ambassade après l’intervention d’organisations culturelles allemandes. La prochaine audience est prévue le 15 mars avant que ne tombe la sentence. Artem est devenu, en Russie, le symbole d’une certaine jeunesse qui rejette tout autant le modèle soviétique, le capitalisme à l’occidental que la parodie de démocratie à la russe. Le 23 février, à Novossibirsk, par moins 26 degrés, un énième rassemblement de soutien à Artem a eu lieu. Avec une animation originale : un championnat de lancé d’herbe jusqu’à son sac. Il s’agissait de thé vert.

18.03.10 | Lire « Artem Loskoutov presque acquitté »

 :: RASSEMBLEMENT AVEC LANCÉ D’HERBE (THÉ VERT) À NOVOSSIBIRSK | 23.02.10 ::

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« La beauté sauvera le monde » © Babushka Posle Pokhoron | 2009

Sources « Free Artem Loskutov ! (en anglais) / Articles date par date »http://sibir.rian.ru" (en russe) / Site de BPP et blog d’Artem : cliquez ici / Site de soutien cliquez ici

:: Bernard Hasquenoph |

:: Louvre pour tous | 28/02/2010 | 10:20 |

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NOTES

[1] Traduction littérale : Grand-mère après les funérailles.

[2] E comme Extrémisme, comité créé fin 2008 par le ministère de l’Intérieur russe pour lutter contre l’extrémisme et le terrorisme, organisme dénoncé par ses opposants comme permettant au pouvoir de contrôler et réprimer toute dissidence et les défenseurs des droits de l’Homme.

[3] Célèbre formule prononcée par le prince Michtine dans « L’idiot » de Dostoïevski.

[4] « For freedom » by Sergey Chernov, THE ST-PETERSBURG TIMES | 19.02.10.



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« La fonction du musée est de rendre bon, pas de rendre savant. » Serge Chaumier, Altermuséologie, éd. Hermann, 2018
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