11.01.09 | AUTOUR DE 100 000, c’est le chiffre le plus plausible du nombre de visiteurs venus spécialement à Versailles grâce à l’exposition contemporaine Jeff Koons (rétrospectivement, en 2011, compte tenu des informations collectées depuis, nous diminuerions considérablement ce chiffre). Rien à voir avec les chiffres délirants - de 500 000 à 1 million ! - qu’on a pu lire ici ou là sur la base d’informations tronquées savamment distillées par la direction du château.
Après Noël 2008, à quelques jours de la fin de l’exposition, l’établissement public estimait « à 500 000 le nombre de visiteurs venus pour Koons » en cohérence avec les 250 000 annoncés fin octobre, pour finir par déclarer dans un communiqué, début janvier, tout bonnement le double, soit 960 000 visiteurs [1] ! Un grand n’importe quoi répercuté pourtant largement dans la presse, ce qui n’est pas le moins consternant.
Aucun de ces chiffres n’est évidemment exact pour la simple et bonne raison que l’exposition n’a fait l’objet d’aucune tarification particulière puisque comprise gratuitement dans le billet d’entrée général. Dans ces conditions, il demeure impossible de distinguer les visiteurs venus spécialement pour l’événement des millions de touristes à 90% étrangers déferlant chaque année sur l’un des sites historiques les plus courus au monde. On peut raisonnablement supposer que l’essentiel y serait venu même sans Koons, rejoignant la masse des visiteurs annuels s’accroissant d’année en année (+ 26% depuis 2002) jusqu’à plus de cinq millions en 2007 [2].
DE LA PURE INTOX
Les chiffres de fréquentation de l’exposition Jeff Koons donnés par la direction du château de Versailles sont aussi crédibles que ceux qu’on attribuerait à une exposition se déroulant dans une station de métro. En l’absence de toute enquête menée auprès du public, il est franchement malhonnête d’attribuer le taux de fréquentation général d’un lieu attirant déjà les foules à un événement ponctuel s’y insérant gratuitement. Allant au bout de cette logique, la direction n’hésite pas à affirmer dans son communiqué triomphal que « le Split Rocker, présenté sur le parterre de l’Orangerie, a été admiré par plus d’1,1 million de personnes », ceux-ci s’étant simplement trouvés en sa présence en visitant les jardins ! La subtilité sémantique qui consiste à substituer les verbes voir ou admirer à celui de visiter qui suppose un acte volontaire n’est qu’un moyen habile pour abuser son monde. Avec succès semble-t-il. Mais sont-ce là des méthodes dignes d’un établissement culturel public ? Plutôt celles d’un supermarché ou d’une régie publicitaire [3].
Les 960 000 visiteurs annoncés au final pour l’exposition dans les Grands Appartements incluent, selon la direction, « individuels payants ou bénéficiant de gratuités, groupes, spectateurs ou participants à diverses manifestations diurnes et nocturnes ». En gros, tout ce qui est passé « au château » durant la période [4]. Encore faudrait-il savoir ce que la formule recouvre ? L’Établissement public du musée et du domaine national de Versailles intègre en effet plusieurs espaces : le château proprement dit visitable de mille et une façons, les jardins et le « Domaine de Marie-Antoinette » regroupant Petit et Grand Trianon. A quoi viennent s’ajouter les événements et spectacles organisés par la filiale Château de Versailles Spectacles [5], société de droit privé accouplée étrangement à l’établissement public qui était en réalité l’organisatrice officielle de l’exposition Jeff Koons. Du fait de cet éclatement des sites et de la multiplicité des événements qui s’y produisent, on ne sait jamais trop à quoi correspondent les chiffres cités, ce qui permet de leur faire dire à peu près ce que l’on veut [6].
DES VISITEURS EN PLUS
Les 500 000 visiteurs annoncés antérieurement sont certainement plus proches de la vérité. Cependant, ce n’est toujours pas le chiffre de fréquentation de l’exposition elle-même mais celui du circuit n°1 du château, les Grands Appartements, dans lequel elle trouvait place. Nuance importante. Car rien ne dit que les visiteurs de ce Saint des saints souhaitaient visiter l’exposition Jeff Koons qui leur était offerte en prime... ou imposée.
La seule indication est l’augmentation du public de 15% rapportée par la direction durant cette même période pour ce même circuit, soit 75 000 visiteurs de plus [7], sachant que le domaine sortait d’un été maussade avec une baisse de 5% de fréquentation [8]. Si l’on peut supposer que cet apport de visiteurs a été le résultat positif de l’hyper-médiatisation qui a entouré l’événement Koons Versailles, il est à noter que le domaine a déjà connu des fluctuations dans les mêmes proportions sans événement particulier, ce qui n’en fait pas non plus un phénomène exceptionnel [9].
Par ailleurs, ces dernières années, parmi les expositions de Versailles ayant fait l’objet d’une billetterie spécifique, celle qui a attiré le plus de monde a été « Splendeurs de la Cour de Saxe » du 24 janvier au 23 avril 2006 avec 130 000 visiteurs quand « Maurice Quentin de La Tour » sur une période correspondante à quelques jours près à celle de Koons - du 14 septembre 2004 au 12 décembre 2004 - avait péniblement atteint les 40 000 entrées [10].
Si l’on confronte ces chiffres à nos 75 000 visiteurs supplémentaires, et compte-tenu de la mauvaise conjoncture économique internationale qui a pu voir se dégrader encore l’afflux touristique, nous estimons donc à environ 100 000 les visiteurs venus par ou pour l’exposition Jeff Koons Versailles. En définitive, la seule chose qu’on puisse dire, c’est que durant cette période d’hiver, on a noté une hausse du public de 15%, ce qui n’a en soi rien d’exceptionnel, qu’on peut expliquer par la publicité faite autour de l’événement Jeff Koons Versailles sans pouvoir évaluer pour autant la proportion des visiteurs venus spécialement pour cela [11]. Toujours est-il qu’il ne s’agit en aucun cas d’un record, et encore moins d’un triomphe.
TOUJOURS PLUS
Si nous n’avons pas retenu, dans nos comparaisons, l’exposition plus récente « Quand Versailles était meublé d’argent » - du 21 novembre 2007 au 9 mars 2008 - c’est parce qu’elle s’est déroulée exactement dans les mêmes conditions que « Jeff Koons Versailles » : dans les Grands Appartements et sans billetterie particulière. Ce qui a autorisé alors la direction de l’établissement a annoncé un chiffre de fréquentation tout aussi extravagant et invraisemblable : 700 000 visiteurs. Même les grandes expositions du Grand Palais, en plein Paris, n’atteignent pas de tels sommets [12]. Il s’agissait manifestement là-aussi du chiffre de fréquentation du circuit général du château.
C’est certainement pour rivaliser et faire mieux que ce précédent événement que la direction du château jongle ainsi dangereusement avec les chiffres. Et devant l’indifférence de ses autorités de tutelle, direction des musées de France et ministère de la Culture, pourquoi s’en priver ? Raison de plus avec une presse aussi peu regardante. Prise à son propre piège, que devra-t-elle inventer l’année prochaine pour faire encore mieux... comptabiliser les oiseaux ?
Reste un grand mystère, le taux de satisfaction des visiteurs à une exposition d’un type inédit et qui a fait couler tant d’encre. Là, plus aucun indice. Pas même un livre d’or qui aurait dessiné la tendance. Cette méthode avait pourtant permis, en 2005, de s’assurer que des expositions pareillement sans billetterie séparée « avaient bien leur place au Château et qu’elles [avaient] été bien appréciées du public » comme on peut le lire dans un rapport officiel [13]. Pourtant, à l’occasion de Jeff Koons Versailles, les salariés, par l’intermédiaire du syndicat SUD, en avaient fait la demande. Mais M. Aillagon n’y a pas donné suite. Allez savoir pourquoi...
[Rajouté le 07.09.09] Avec VEILHAN VERSAILLES, la fable continue : à lire ici
[1] « L’exposition Koons dope les entrées à Versailles » par Nathaniel Herzberg et Michel Guerrin, LE MONDE | 26.12.08 ; « Le public au rendez-vous de la »révolution« Koons à Versailles » par Elizabeth Pineau, REUTERS | 15.09.08 ; « Fréquentation record pour l’exposition Jeff Koons Versailles », communiqué de presse du château de Versailles | 06.01.09.
[2] Fréquentation du domaine de Versailles - Chiffres ministère de la Culture : 4 226 879 en 2002, 3 924 786 en 2003, 4 329 611 en 2004, 4 480 081 en 2005, 4 741 758 en 2006, 5 326 317 en 2007.
[3] Le vice de ce communiqué du château est qu’aucun « mensonge » n’y est contenu formellement. Mais il est tourné de telle façon qu’il diffuse de fausses informations par ce qu’il laisse entendre.
[4] Du 10 septembre 2008 au 4 janvier 2009.
[5] Grandes Eaux Musicales, Grandes Eaux Nocturnes, Fêtes de Versailles, Versailles Off, concerts, etc.
[6] Cela explique sans doute aussi les disparités de chiffres cités dans les rapports d’activité du château de Versailles d’une année sur l’autre.
[7] « Jeff Koons libère le château de Versailles » par Charlotte Langrand, LE JOURNAL DU DIMANCHE | 04.01.09, information corroborée par LE MONDE du 26.12.08 cité plus haut. Encore une fois, on est bien obligé de faire confiance à la direction du château puisqu’elle se refuse à communiquer les chiffres comparatifs de l’année 2007.
[8] Chiffres du Comité régional du tourisme - Paris Ile-de-France rapportés dans « Pourquoi les touristes ont boudé Paris » par Hervé Guenot, LE JOURNAL DU DIMANCHE | 22.09.08
[9] Par exemple, extrait du Rapport d’activité du domaine de Versailles de 2004 : “La reprise de la fréquentation à Versailles s’est amorcée au début de l’année 2004 : dès le mois de janvier une progression de la fréquentation de +9% par rapport en 2003 a été enregistrée. Cette croissance s’est confirmée en février et en mars (+21% par rapport en 2003) pour culminer en mai et juin (+35% par rapport à 2003). Le second semestre de l’année enregistre des progressions moindres, car la fréquentation avait repris dès la fin de 2003. En définitive, l’EPV a connu une progression globale de sa fréquentation de 12% par rapport à 2003. La fréquentation du château enregistre une augmentation de 11% par rapport à 2003 et de 12% pour ce qui concerne Trianon. La fréquentation des jardins a, pour sa part, connu une progression de 14% par rapport à 2003.". Les Rapports d’activités, riches en information, ont été disponibles sur le site Internet du château jusqu’en 2006. Depuis la prise de fonction de M. Aillagon en 2007, ils ont disparus avant d’être remis en ligne fin 2010.
[10] « Cette exposition [ »Splendeurs de la Cour de Saxe« ] a accueilli plus de 130 000 visiteurs en 3 mois, ce qui constitue une fréquentation très élevée pour Versailles, la situant à peine en deçà de l’exposition sur Topkapi et de celle consacrée aux Tables royales. » Rapport d’activités 2006 EPV Château de Versailles. Autres chiffres : « Kangxi, la Cité Interdite à Versailles » du 28 janvier 2004 au 9 mai 2004 = 70 000 visiteurs, « Maurice Quentin de La Tour – Le voleur d’âmes » du 14 septembre 2004 au 12 décembre 2004 = 40 000 visiteurs / R.A.2004 EPV.
[11] Personnellement, nous avons tendance à penser que la part, dans ces 100 000, des visiteurs venus exclusivement pour l’événement est minime, les artistes contemporains n’étant pas spécialement réputés drainer les foules et la problématique art contemporain/site historique encore moins
[12] Derniers exemples : 479 539 visiteurs pour « Courbet » du 13 Octobre 2007 au 28 Janvier 2008, 335 000 pour « Marie-Antoinette » du 15 mars au 30 juin 2008. Seule l’exposition actuelle « Picasso et les maîtres » pourrait crever le plafond avec 700 000 entrées prévues mais cela reste tout à fait exceptionnel (« Le Grand Palais va ouvrir 83 heures non-stop son exposition Picasso et les maîtres » par Michel Guérin, LE MONDE | 20.12.08)
[13] « Le service des Expositions a réussi à ouvrir in situ trois petites expositions, échelonnées de janvier à juin 2005 pour un budget global de 178 500 € : Coffret de voyage de Marie-Antoinette dans la salle de bains de la Reine (ouverte jusqu’au 30 juin 2006), Napoléon et Versailles et Dernières acquisitions dans Maintenon. Même si leur fréquentation n’est pas comptabilisée puisqu’il n’y a pas eu de billet séparé pour ces expositions, les livres d’or indiquent qu’elles avaient bien leur place au Château et qu’elles ont été bien appréciées du public. » Rapport d’activité du château de Versailles (EPV) 2005.