21.09.2023 l FAUX JUMEAUX, ILS SE FONT FACE place du Châtelet depuis plus de 160 ans, se regardant « comme deux théâtres de faïence » comme l’écrira un critique à leur création. Leur silhouette nous est tellement familière dans le paysage urbain parisien qu’il est comme impossible de porter un jugement esthétique sur leur apparence. Sont-ils beaux ? Sont-ils laids ? Ils sont. A l’édification des deux monuments, il en fut pourtant tout autrement. Conçus par l’architecte Gabriel Davioud, on les dénigra de tous côtés, avant comme pendant les travaux et après livraison. Ils « ont été fort discutés », dira sobrement le baron Haussmann dans ses Mémoires.
C’est la première surprise de ces recherches toutes inédites, en partie menées sur Gallica. Si l’on savait que le Tribunal de Commerce construit à la même époque quasi en face, sur l’autre rive de la Seine, avait connu son lot de critiques (lire notre article), on ignorait qu’il en avait été de même pour ces deux bâtiments à l’allure assez neutre finalement. Ce fut justement l’un des reproches qu’on leur adressa. Un autre point commun existe entre les trois monuments. Ils ont été conçus pour accueillir dès le départ des commerces en leur pourtour, et plus encore comme on le verra. Ce qui était loin d’être commun pour ce type d’établissement. D’autant que cela constituait une part de leur business model, ce qui peut sembler très moderne. Un mix des usages, dirait-on aujourd’hui. La situation perdura plus de 60 ans pour le Tribunal de Commerce avant que le temps n’efface le souvenir des boutiques qui le ceinturaient. En revanche, il est assez extraordinaire de constater que le Théâtre du Châtelet et le Théâtre de la Ville (rebaptisé depuis peu Sarah-Bernhardt) abritent toujours des cafés aux mêmes emplacements qu’à leurs débuts, ainsi que des commerces de plantes quai de la Mégisserie ! Retour à leur conception...
TRANSFERT DE THÉÂTRES PLACE DU CHÂTELET
En 1862, après en avoir longtemps parlé, on rasa les théâtres du légendaire boulevard du Crime, afin de laisser place au boulevard du Prince-Eugène (actuel boulevard Voltaire). Une nouvelle qui réjouit dès 1859 la Revue municipale, organe non officiel contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire et qui finira d’ailleurs par être interdit : « Il est des gens qui déplorent leur démolition ; selon nous, cette destruction est un bienfait pour Paris, autant qu’un acte de convenance et de réparation envers le public. Ces salles, platement vulgaires au dehors, sont incommodes, homicides au dedans ; elles font honte à une capitale. Paris les démolit, Paris fait bien ». Néanmoins, Napoléon 3 avait souhaité que soient reconstruits les plus emblématiques d’entre eux quelque part dans Paris, malgré leur statut d’entreprises privées. Un devoir selon le préfet Haussmann. Ainsi, la Gaîté, actuelle Gaîté Lyrique, trouva place, reconstruite par Alphonse Cusin, en bordure du square des Arts-et-Métiers devenu square Émile-Chautemps.
Quant au Cirque (ou Théâtre-Impérial, futur Théâtre du Châtelet) et au Théâtre-Lyrique (futur Théâtre de la Ville), il fut décidé qu’ils seraient transférés place du Châtelet, dégagée de toutes ses habitations depuis l’aplanissement des terrains alentour. Un choix motivé, selon Haussmann, par la volonté d’animer le centre de Paris « si plein de vie dans la journée » mais semblant « mort le soir ». Une place de choix dans la ville qui fera écrire, la veille de l’inauguration du futur Théâtre du Châtelet, à son directeur Hippolyte Hostein par l’un de ses amis, ce mot plein d’esprit : « Ce nouveau théâtre, quelle position unique ! Une salle immense pour te ruiner ; en face, le tribunal de commerce pour déposer ton bilan et le Palais de Justice pour être condamné ; à tes pieds, la Seine pour te jeter à l’eau. Tu aurais beau chercher, tu ne trouveras jamais mieux » [1].
La décision de l’emplacement fut plutôt saluée dans la presse. « On a bien fait, selon nous, écrit le spécialiste de l’histoire des théâtres Joseph de Filippi dans la Revue municipale, d’accoupler au moins ces deux théâtres, qui profiteront du voisinage l’un de l’autre, et l’on ne pouvait choisir un emplacement plus convenable, sous plusieurs rapports, que la place du Châtelet ». Et de s’enthousiasmer à l’idée que celle-ci « apparaîtra dignement décorée par des édifices qui se prêtent si avantageusement aux magnificences de l’architecture ».
« M. DAVIOUD EST SANS DOUTE UN JEUNE ARTISTE D’AVENIR, MAIS... »
La conception des deux théâtres fut confiée à l’architecte municipal Gabriel Davioud qui avait déjà oeuvré à ce même endroit en 1858, pour le déplacement et l’exhaussement spectaculaire de la fontaine du Palmier d’un bloc, afin qu’elle se retrouve au centre de la place restructurée et qu’elle soit dans l’axe du Pont-au-Change rebâti. Le piédestal orné de sphinx est de lui. Le mot d’ordre d’Haussmann était clair : « Faire des nouveaux théâtres des monuments dignes de la capitale de la France ». Ce qui enchanta, d’avance, un journal, favorable au pouvoir, comme le Constitutionnel : « L’administration a voulu que ces deux théâtres fussent dignes, par leur caractère monumental et l’élégance de leur architecture, de la ville de Paris et de la belle voie qu’ils doivent concourir à vivifier ».
Une ambition élevée qui rendit le choix de l’architecte d’autant plus incompréhensible pour certaines personnes, si l’on en croit la Revue municipale qui s’en fit l’écho car, âgé d’à peine 35 ans en 1859, Davioud était quasi un inconnu : « N’eût-il pas été plus juste de mettre au concours l’édification de ces théâtres, que d’abandonner d’emblée à un jeune artiste, et d’un seul coup, deux salles de spectacles, dont les dispositions intérieures, si difficiles à combiner, exigent de longues études, et réclament tant d’expérience ? M. Davioud est sans doute un jeune artiste d’avenir ; mais quels monuments a-t-il construits ou réparés pour lui accorder cette double préférence, pénible à subir par ceux de nos architectes ayant fait leurs preuves, et qui sont, de l’avis de tous, en plein épanouissement de talent ? ». Peut-être le journaliste pensait-il à Théodore Charpentier, architecte de l’Opéra-Comique, un temps pressenti. Plusieurs regrettaient la tenue d’un concours, comme pour l’Opéra Garnier. Davioud subira la double pression d’Haussmann et du Conseil des Bâtiments civils dépendant du ministre d’Etat Achille Fould qui appréciait peu que le jeune homme ait été imposé.
Entré au Service du Plan de Paris en 1843, Gabriel Davioud devint architecte au Service des Promenades et Plantations sous la direction d’Adolphe Alphand où il entra, sur recommandation, en 1855. Là, il conçut pavillons de garde, chalets, kiosques, abris pour les espaces verts. « Des oeuvres de fantaisie, bien plus que des oeuvres d’art », selon Haussmann. Au moment où il reçut les premières critiques sur sa nomination pour la conception des théâtres de la place du Châtelet, il achevait la construction dans la capitale de deux ouvrages plus conséquents, qui seront inaugurés tous deux le 15 août 1860.
D’ÉTAMPES À PARIS, UN, DEUX, TROIS THÉÂTRES
Au bas des Champs-Elysées, il réalisait un Panorama (actuel Théâtre du Rond-Point), c’est-à-dire une rotonde où le public était plongé dans ce qu’on appellerait aujourd’hui un spectacle immersif, grâce à de grandes toiles peintes l’encerclant. Si son architecture n’avait rien d’inventif et ne fut pas commentée puisqu’elle reprenait quasi la forme de son pendant, le Cirque de l’Impératrice, il s’agissait malgré tout d’une salle de spectacle, équipée d’une certaine machinerie avec un soin particulier apporté à l’éclairage.
En revanche, la fontaine Saint-Michel, second ouvrage en construction de Davioud, déclencha une vive polémique et l’architecte fut « violemment attaqué » comme le rappelait le Monde illustré à l’occasion de l’ouverture des théâtres de la place du Châtelet en 1862. « La critique fut à peu près unanime à condamner la disproportion de la fontaine, le manque de cohésion de ses parties et des éléments iconographiques, son invraisemblance (l’eau paraissant sourdre d’habitations) », rappelle le spécialiste contemporain Dominique Jarrassé. Dans son ouvrage Paris nouveau et Paris futur paru en 1865, L’écrivain Victor Fournel parlera d’« immense avortement artistique » ! Cependant, c’est moins l’architecte qui fut blâmé - Davioud voulait créer une fontaine centrale - que « l’erreur du programme qui lui a été imposé », comme l’écrivit un journal de l’époque.
Toujours est-il que la fontaine Saint-Michel, dont Davioud rectifiera quelques détails par la suite, restera comme un fardeau dans sa carrière. Lors d’un hommage rendu devant ses pairs à sa mort, on cherchait encore à excuser la maladresse de la fontaine, en « dégag[eant] l’artiste des responsabilités administratives » [2]. Pour un anti-haussmannien et défenseur du patrimoine comme Georges Pillement, il la jugeait encore « ridicule » en 1941, dans son célèbre ouvrage Destruction de Paris.
Haussmann, lui, n’y trouvait rien à redire, ne se souvenant que de « l’aspect misérable de l’ancienne » place Saint-Michel. Confiant en Davioud - et en sa docilité ? -, il estimait, au contraire, que la construction des deux théâtres offrirait « l’occasion de développer toutes les ressources de son talent ». Le préfet devait avoir connaissance que ce ne serait, en réalité, pas une première puisque le jeune homme avait déjà construit un théâtre, à Etampes en 1851, sa première oeuvre, réalisant « un double tour de force » d’après Abel Dufresne, une personnalité locale. « Il a fait un grand théâtre dans un petit espace, et il n’a pas excédé ses devis, tout en dépassant ses promesses », écrivit ce dernier en 1852. Couvrant l’inauguration, L’Illustration avait qualifié l’ouvrage de « joli théâtre » à l’extérieur « simple et gracieux », louant également la capacité de Davioud à respecter les délais. Si l’intérieur du théâtre a été conservé, sa façade, de style néo-classique, a été modifiée en 1927.
UNE BORDURE DE MAGASINS ET DE BOUTIQUES
Pour l’heure, Davioud est confronté à un défi bien plus important. Il ne s’agit pas de construire une petite salle de 564 places en Essonne, mais deux grands théâtres, l’un de 1700 places, l’autre de 3000, en plein Paris. L’entrepreneur Bellu, chargé de la construction, aura 18 mois pour agir. Commencés en avril 1860, les travaux se termineront pour l’essentiel en avril 1862, sans Davioud, « malade de fatigue » selon un commentateur - c’est son assistant, M. Séneque qui terminera - et sans Bellu, mort avant. Au final, les travaux auront duré 26 mois. Le Théâtre impérial du Cirque, rapidement appelé Théâtre du Châtelet, fut inauguré le 19 août 1862 avec la superproduction Rothomago et le Théâtre-Lyrique, futur Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, le 30 octobre 1862, avec l’opéra La Chatte merveilleuse. Les deux théâtres correspondaient à des publics différents. Le premier se voulait populaire et spectaculaire, le second, plus élitiste, s’adressait à un public mélomane.
Parmi les nombreuses contraintes qui furent imposées à Davioud par le préfet Haussmann, on lui demanda « de border ses théâtres, aux angles et sur les faces latérales, de magasins et boutiques ». Une curiosité justifiée par la volonté très pragmatique de financer la construction des deux établissements, d’en réduire le loyer mais aussi d’animer l’espace public et de le sécuriser grâce à l’éclairage des vitrines [3]. D’après César Daly, directeur d’une revue d’architecture qui écrivit un livre sur les deux monuments avec la participation de Davioud, l’idée serait venue au préfet d’un précédent projet de théâtre imaginé par un banquier et un architecte pour Paris. Le spécialiste trouvait l’idée plutôt bonne d’attribuer ainsi des galeries à « l’établissement de cafés et de restaurants, à la vente de gants, de fleurs, d’objets de toilette, de lorgnettes, de livres, de journaux, de fruits, de confiseries, d’éventails, de ces mille objets dont le spectateur peut avoir besoin ». Idem pour le Constitutionnel qui ne trouva rien à redire sur ce point. « Grand principe haussmannien, il faut rentabiliser », résume aujourd’hui l’historien de l’art Dominique Jarrassé.
Cependant, si un dispositif à peu près semblable fut appliqué sans choquer au Tribunal de Commerce construit entre 1860 et 1865, il en fut autrement ici, parce qu’il s’agissait de théâtres. Fait rare chez Haussmann, il l’admet, convenant, dans ses Mémoires, que cela se « prêt[ait] mal, sans doute, aux combinaisons de l’Art pur ». Daly rapporte que « beaucoup d’architectes sont encore les adversaires d’une disposition qui, suivant eux, trouble nécessairement le caractère spécial et monumental d’un théâtre ». Affirmant que la pratique se répand à l’étranger pour les bénéfices déjà cités, il insiste alors sur le caractère novateur des théâtres de la place du Châtelet, prédisant que l’inclusion d’espaces commerciaux deviendra « un élément essentiel du succès de toute entreprise dramatique ».
Davioud lui-même aurait préféré que les boutiques soient reléguées dans des « galeries formant arcades », ce qui aurait été plus discret mais qui, par manque de place, s’avérait impossible. Peut-être avait-il en tête les galeries du théâtre de l’Odéon qui, longtemps, abritèrent des commerces précaires mais ceux-ci n’étaient pas inclus dans le bâtiment [4]. Le modèle demandé était plus proche d’un autre exemple des plus nobles mais visiblement oublié : le Grand-Théâtre de Bordeaux devenu opéra national, qui, inauguré en 1780, accueillit dès l’origine, sous ses galeries latérales, des boutiques avec sous-sol et des cafés comme le prévoyaient les plans de l’architecte Victor Louis, peut-être même des appartements. Tout disparut au cours de réaménagement dans la première moitié du 19ème siècle.
Pour un critique musical comme Albert de La Salle, auteur d’un livre sur l’histoire du Théâtre-Lyrique, cela représentait le comble de la vulgarité : « Quant à l’idée mesquinement bourgeoise de pratiquer de petites boutiques au rez-de-chaussée de l’édifice, afin de s’en faire de petites rentes, elle n’eût été pardonnable qu’à une sous-préfecture besoigneuse, et non à la capitale la plus fastueuse du monde et la plus prodigue ». Dans la Revue municipale, l’architecte Edmond Duponchel le compare, lui, à un « bazar » avec « cette interminable file de boutiques sans profondeur ». Victor Fournel espère juste qu’on les supprime avec « leur disgracieuse apparence », leur caractère lui semblant « si peu architectural ».
DES THÉÂTRES ENFERMÉS DANS DES MAISONS À LOYER
Mais les boutiques n’étaient qu’un aspect du problème puisque le programme initial prévoyait que toutes les façades accueillent, en plus, aux étages des « appartements d’habitation », ce qui aurait fait complètement disparaître le théâtre « à l’intérieur de ce pâté de maisons », comme l’écrivit César Daly. Davioud réussit à ce que seules les façades latérales en possèdent.
Cela ne suffit pas à empêcher les nombreuses critiques. Le Monde illustré excuse Davioud (comme pour la fontaine Saint-Michel) mais condamne la ville : « On a cru devoir lui créer un obstacle insurmontable pour qui que ce soit, en lui donnant pour programme l’addition de maisons de location destinées à un usage banal, mal défini et incompatible avec l’idée de grandeur que comporte un édifice théâtral consacré à l’art lyrique ». Même défense de Davioud du côté de la docte Encyclopédie d’architecture qui évoquera, sous la plume probable de l’architecte Adolphe Lance, « un programme déplorable qui l’obligeait à étouffer ses théâtres dans une enveloppe de boutiques et d’appartements ». La Gazette des Beaux-Arts constate avec fatalisme : « Quant aux façades latérales, ce sont de maisons particulières, un peu plus lourdes que de raison, et d’une monotonie qui ne justifie point la destination des deux monuments ».
Adolphe Joanne lui-même, dans son célèbre guide touristique paru pour Paris en 1867, s’y met : « La façade principale de ce nouveau théâtre, qui regarde celle du Théâtre Lyrique, a donné lieu également à de nombreuses et sévères critiques. M. le préfet de la Seine a d’ailleurs eu l’idée peu ingénieuse de faire construire cette salle au milieu d’un pâté de maisons, à des hôtels garnis, à des logements privés. Partout ailleurs on isole à grands frais les salles de spectacle, là on les a entourées de constructions si peu architecturales que depuis leur achèvement, on dépense des sommes considérables à palier un peu leurs défauts ».
Félix Narjoux, architecte et auteur d’ouvrages de référence sur les monuments parisiens de cette période, sera plus laconique : « Il ne faut pas juger le théâtre du Châtelet sur ses façades latérales, qui forcément ont le caractère de maisons à loyer ». Quant à Jules Bourdais, l’associé de Davioud pour ses projets privés, dans un long article consacré à la carrière de ce dernier venant de disparaître, il écrira : « Ces deux théâtres, malheureusement enfermés sur trois faces dans des maisons à loyer n’offrent à l’extérieur qu’une façade principale, liée encore une fois par ses lignes principales aux exigences des habitations privées, tout comme à la fontaine Saint-Michel ».
CHAMBRES À LOUER DANS THÉÂTRES, CALME NON GARANTI
Au théâtre du Châtelet, plutôt que des logements privés dont on n’a pas trouvé trace, ces espaces accueillirent dès le départ des hôtels. A commencer par l’hôtel du Théâtre impérial du Châtelet, côté Seine quai de la Mégisserie, dont on distingue nettement l’entrée en zoomant sur une photograpĥie de Charles Marville datée de 1866-1867 (ici et ci-dessous). On voit juste à côté un commerce animalier avec un étalage de cages à oiseau. Un almanach de 1863 indique la présence de boutiques d’ustensiles de chasse et de pêche, grainiers, fleuristes, et même, plus loin sur le quai, déjà un magasin Vilmorin !
Un autre hôtel existait au théâtre du Châtelet, coté avenue Victoria. Le plus fou est qu’il est toujours là, au n°17, quasi sous le même nom : Hôtel Victoria devenu Hôtel Victoria Châtelet !
Pour le Théâtre de la Ville, es-Théâtre-Lyrique, il est plus difficile de savoir ce qu’il en était, d’autant que le bâtiment a été incendié en 1871 puis reconstruit à l’identique en 1874 (par Davioud), au moins extérieurement, et qu’il a été beaucoup moins photographié que son monument-frère. Les premiers plans indiquent bien au rez-de-chaussée des boutiques de chaque côté, sans qu’on ait réussi à en identifier de manière certaine pour des questions de numérotation de rue. Seuls les cafés aux angles disposaient d’entre-sols.
Mais il est probable qu’il y eut aussi des boutiques puisque le projet de la reconstruction de 1872 en prévoit encore. Ce qui semble bien le cas, côté Seine quai de Gesvres, en zoomant sur cette photo (et à dr. ci-dessous) qui date vraisemblablement de la même période que celle de Marville. Pour les appartements aux étages, seul le Charivari signale un « hôtel meublé » au Théâtre de la Ville, ce qui pourrait correspondre à celui signalé dans un almanach en 1865 au n°15 bis avenue Victoria.
Si 160 ans plus tard, le théâtre du Châtelet est toujours ceint de commerces, à peu près de même nature - ce qui montre le talent d’urbaniste d’Haussmann -, ce n’est plus le cas du Théâtre de la Ville (hormis un local RATP, à usage interne, avenue Victoria) qui utilise aujourd’hui ses pièces latérales pour bureaux et loges, peut-être parce que sa situation est moins porteuse commercialement. En revanche, pour les deux théâtres, les cafés existent toujours aux angles en façade. Cent soixante ans plus tard, si l’on en croit quelques personnes interrogées, cafés et commerces des deux théâtres continuent à verser des loyers à la Ville de Paris, propriétaire des murs.
En dehors des questions esthétiques et de convenance, la présence de commerces et de logements autour des théâtres n’est pas forcément une bonne idée pour le journal Le Temps qui, en 1862, y voyait une mise en danger : « Ce que l’on doit surtout blâmer, c’est qu’au moment où l’on cherche à atténuer, par l’isolement des théâtres, les causes d’incendie et les désastres qui en sont les conséquences, la ville ait laissé construire des appartements de location dans le bâtiment du Cirque. On vient d’y ouvrir un hôtel meublé ! ». Même crainte exprimée dans le journal satirique Le Charivari concernant les commerces, en imaginant une conversation entre les deux théâtres : « Sous prétexte que l’on doit avant toute chose se préoccuper d’isoler les théâtres de peur du feu, ils m’ont annexé une vingtaine de boutiques qui feront incessamment couver sous mes pieds un incendie de Damoclès ». Autant d’arguments rejetés par le Constitutionnel qui constate : « Les boutiques, les logements qui occupent les trois faces des bâtiments, sont loués avec un grand empressement, par des habitants qui considèrent comme chimériques la peur qu’inspire le voisinage d’un théâtre ».
Hélas, le drame tant redouté se produira, mais bien plus tard, en 2001, à l’hôtel du Palais, un autre établissement logé au n°2 du quai de la Mégisserie, près du café « Au Vieux Châtelet ». Un incendie criminel déclenché dans la nuit du 16 au 17 décembre, causant la mort de 4 touristes, et blessant 17 personnes. Les pompiers, craignant que le feu se propage au théâtre par les combles, luttèrent toute la nuit. Cette catastrophe nous apprend que les chambres occupaient 4 étages au-dessus de la réception se trouvant, elle-même, à l’entresol. Il semble que l’hôtel ne rouvrit pas.
DES MOQUERIES AU THÉÂTRE LUI-MÊME MIS EN SCÈNE
A leur création, les deux théâtres furent « des mines véritablement inépuisables » comme l’écrivit le journal satirique Le Charivari. Leurs commerces et leurs hôtels plus encore. En 1862, après leur ouverture, on s’en amuse pendant des mois. Le rédacteur en chef Adrien Huart imagine des spectateurs se faisant livrer à manger dans les loges : « Tu n’as pas loin à aller, le restaurant est à côté de l’avant-scène. Je sens même le fumet de la cuisine qui vient jusqu’ici », dit une dame à son « loulou ». Une autre fois, il retrace la vie des « directeurs-propriétaires » des deux théâtres, et leur « perpétuel cauchemar » à devoir trouver des locataires pour les boutiques et des auteurs pour la scène, « en même temps signer des baux et des engagements d’artistes », « faire les quittances de loyer et monter des pièces militaires », situation générant tout un tas de quiproquos.
Mais le sujet principal de plaisanterie reste le client de l’hôtel qui ignore qu’il dort... au Théâtre du Châtelet, spécialisé alors dans les grosses productions à effet ! D’où des scènes cocasses : « Un voyageur qui, harassé par la fatigue d’un long voyage, se mettra au lit à neuf heures pour goûter les douceurs du sommeil, sera réveillé en sursaut à dix heures par une épouvantable décharge d’artillerie et par des feux de pelotons. Il s’imaginera que c’est une révolution qui éclate et ce sera tout simplement une grande pièce militaire... ».
L’histoire est recyclée dans un autre numéro : « Il arrive, il s’installe, il se couche. Tout à coup pif ! paf ! pouf ! L’hôtel tremble... », le portier lui fait croire que c’est l’armée qui fait des exercices dehors. Jusqu’à devenir, dans une vertigineuse mise en abyme, un motif théâtral dans une revue intitulée « Voilà la chose ! » au théâtre des Délassements-Comiques, chroniquée dans le Charivari par le célèbre Henri Rochefort. La scène se passe dans la chambre « qui est le plus près du théâtre... tenez, immédiatement sous le plancher, se trouve le plafond lumineux », indique la tenancière. « Personne n’en veut, elle est trop près du théâtre, ça gêne pour rêver », explique un personnage. Dommage pour le couple qui venait s’y reposer... Comme chaque année en août, le Charivari singe la remise des prix scolaires pour les « plus méritants ». Sauf un : « Cette année nous ne décernerons pas le prix d’architecture, nous attendrons que le grand Opéra soit achevé ». Méchanceté qui laisse le pauvre Davioud surpris et « horriblement vexé », imagine le journal. Il y a de quoi.
DES BÂTIMENTS QUI NE RESSEMBLENT À RIEN DE CONNU
La critique de la commercialisation des pourtours des théâtres s’inscrivait dans un reproche plus large qui, si l’on en croit la Revue municipale, était largement partagé durant leur édification : « En général, le public parisien se montre peu sympathique à ces deux constructions ; ce sont surtout les artistes et principalement les architectes qui s’élèvent unanimes contre ces deux monuments ». Avant même leur inauguration et que le public puisse découvrir les salles de spectacle, c’est leur aspect extérieur qui est condamné, jugé trop sommaire et monotone. « Deux énormes masses de pierres (...) Deux constructions lourdes et vulgaires », écrit un lecteur au journal. « Deux masses inégales et de l’aspect le plus disgracieux », juge Le Temps. Au sujet du Théâtre-Lyrique, Albert de La Salle évoquera « la lourdeur, le prosaïsme, l’aridité de ses lignes extérieures » [5]. Ce qui aurait pu tout aussi bien correspondre à son voisin d’en face. « L’oeuvre de M. Davioud n’excita pas un grand enthousiasme », nota-t-il. C’est le moins qu’on puisse dire.
Le journal spécialisé La musique à Paris se montre peu convaincu également en découvrant le futur Théâtre de la Ville, disant qu’il « n’est point une merveille d’élégance et de confort », avant d’ajouter : « Cependant il vaut un peu mieux qu’il n’y parait tout d’abord ». Pour Victor Fournel, leur aspect est « bizarre et massif ». Le Magasin pittoresque est moins sévère pour le Théâtre du Châtelet, quoique : « Sa façade, malgré de nombreux défauts dans les détails, n’est déparée que par les vilaines toitures arrondies du comble ». Même l’Encyclopédie d’architecture qui, censé défendre l’architecte dans un long panégyrique, reconnaît leur faiblesse : « Sans doute, les théâtres de la place du Châtelet ne seront pas classés parmi les trop rares chefs-d’œuvre de l’art monumental ; mais des chefs-d’œuvre, qui donc en fait aujourd’hui ? Personne, hélas ! ». Haussmann lui-même écrit dans ses Mémoires : « Isolés de toutes parts, ils laissent trop voir les combles élevés, déplaisants à l’oeil, dont toute scène est forcément surmontée, pour loger les grandes toiles de fond que les machinistes doivent enlever toutes droites ». Et de citer le Grand Théâtre de Bordeaux qui « a des combles bien autrement lourds que ceux des théâtres de la Place du Châtelet » et qui, selon Daly, aurait été imposé à Davioud comme modèle.
On les compare à tout, sauf à des théâtres ! Le Figaro, à travers la bouche d’un provincial passant par là, les compare à des tombeaux. « Alors ce sont des tombeaux de famille, car ils sont bien grands ! », lui répond-t-on. Plus tard, un autre provincial prend le Théâtre-Lyrique « avec ses petites fenêtres et ses lucarnes, pour un établissement de bains ». « Ces deux bâtiments, créés sur le même modèle, pourraient passer, au premier abord, pour des casernes ou des manufactures. La façade seule, enrichie d’ornements dramatiques, indique leur destination », estime le Paris nouveau illustré. L’Illustration se moque : « Les mauvais plaisants assurent qu’ils ressemblent à des boîtes colossales avec une pelotte dessus, que m’importe ! Pourquoi une boîte avec une pelotte dessus ne serait-elle pas une jolie chose ? ». Même achevés, les critiques continuent. Ce sont « deux théâtres neufs, qui tiennent le milieu entre le monument et la bâtisse industrielle », déclare le Magasin pittoresque en 1866.
La Revue française fait le même constat : « Assurément, on les eût pris pour des temples élevés à l’industrie et non à l’art. Si, de près, les façades révèlent d’heureux détails et de bonnes sculptures, rien ne saurait être plus lourd et moins artistique que l’ensemble vu à une certaine distance. En un mot, les étrangers visitant Paris seraient fort éloignés d’assigner tout d’abord à ces monuments, sans la connaître, leur véritable destination ». De retour d’un voyage dans le « Paris moderne », l’érudit Auguste d’Aldéguier en dresse un inventaire en 1865 pour la Société archéologique du Midi de la France dont il est président. Voilà ce qu’il en rapporte concernant les théâtres de la place du Châtelet : « M. Davioud a-t-il répondu à l’attente générale et à tous les moyens mis à sa disposition ? On ne peut en disconvenir, il n’a su produire que deux édifices dont rien n’indique la destination. On dirait qu’à plaisir il s’est attaché à leur enlever tout caractère, afin que plus tard ils pussent devenir impunément bazars, marchés couverts, grands magasins ».
En écrivant cela, il plagie les écrits de Victor Fournel sur le « nouveau Paris » où rien ne trouve grâce à ses yeux. Pour lui, la place du Châtelet « est devenue une sorte de vaste carrefour ouvert aux quatre vents du ciel, qui laisse fuir le regard de tous les côtés et n’a, pour ainsi dire, point d’enceinte ». Il n’est pas seul à le dire et, urbanistiquement, il n’a pas tort. En 1998, dans un ouvrage sur les deux théâtres, l’archiviste-paléographe Anne Georgeon-Liskenne qualifiera la place du Châtelet d’« exemple d’un compromis urbanistique curieux ». L’hôtel de la Chambre des notaires manque de largeur et surtout, l’avenue Victoria qui part de l’Hôtel-de-Ville est sans conclusion, tombant, comme par erreur, sur la place. Fournel poursuit : « De chaque côté, se dressent deux théâtres, dus encore à M. Davioud, l’un des plus coupables, ou du moins des plus compromis, parmi les ministres ordinaires de M. Haussmann. Ces bâtiments, étranges, qui ne ressemblent à rien de connu, affichent la prétention de créer un nouvel ordre d’architecture (...) Ce sont des théâtres ; on ne sait ce qui les empêcherait d’êtres des bazars ou des marchés couverts ». Le seul à contester toutes ces critiques est, on l’aura deviné, le Constitutionnel : « Quoiqu’on en ait dit pendant la surrection graduelle de ces deux édifices, leur caractère est bien marqué ».
LES THÉÂTRES-MALLES DE LA PLACE DU CHÂTELET
Mais l’image qui fit florès, c’est quand un plaisantin compara les deux monuments à d’immenses malles surmontées de cartons à chapeau, comme le rapporta Albert de la Salle, les cartons à chapeaux étant les combles défendues par Haussmann [6]. Un phénomène de dénigrement que l’on observe encore aujourd’hui dès qu’une nouveauté apparaît dans la ville. Les réfractaires au changement comparent systématiquement le nouveau venu à un objet familier dans le but de le ridiculiser. Le Tribunal de Commerce subira le même sort. « Pourquoi, empruntant successivement leurs inspirations aux professions les plus diverses, les architectes, après avoir inventé au Châtelet des théâtres en forme de malles, qui ont fait rêver tous les layetiers, ils modèlent maintenant leur tribunal de commerce sur un moule à nougat de pâtissier arriéré », s’interrogera le rédacteur en chef du Charivari en 1864, son dôme souvent comparé à un bonnet.
Le Charivari reprend à plusieurs reprises la comparaison - « De loin ces deux théâtres ressemblent à s’y méprendre à une paire de malles » - et invente le concept de « théâtres-malles ». Le Figaro parle d’une « grand malle de voyage » ; Le Monde illustré de « malles gigantesques » ; (Victor Fournel) de « deux grandes malles de voyage ».
Les critiques sur l’esthétique des deux théâtres ne s’arrêtent pas aux comparaisons plus ou moins flatteuses et drôles, elles versent aussi dans l’attaque violente et la méchanceté pure. Adolphe Joanne écrit à propos du théâtre de la Ville : « C’est certainement un des plus laids monuments du Paris nouveau ». Ces théâtres construits « sous prétexte d’embellissement », le Charivari les vomit, y revenant régulièrement : « Ces deux malheureux édifices réalisent au point de vue de la laideur un idéal que leur architecte n’avait probablement pas poursuivi ». Il les trouve chacun d’eux « laid » et « horrible » avec leur « grotesque corniche », leurs « péristyles étriqués » et leurs « rangées de fenêtres massives et disgracieuses ». « Quelles affreuses excroissances de pierre ! », s’exclame-t-il encore. Dans un échange imaginaire, le journal fait même dialoguer les deux théâtres, épinglant au passage une autre réalisation de Davioud et trahissant son aversion de toute nouveauté : « Pour chasser ces idées noires, amuse-toi à contempler quelque chose de plus laid que nous / C’est difficile / On voit que, pour parler ainsi, tu n’as jamais jeté l’oeil sur la fontaine Saint-Michel... / Encore une innovation".
Quant à l’Illustration, son jugement est définitif : « Trois places crieront éternellement vengeance contre l’architecte française au dix-neuvième siècle : la place Saint-Michel, avec sa fontaine ; la place du Châtelet, avec ses théâtres ; la place du Louvre, décorée, pour l’immortalité, d’un huilier pantagruélique, dont la burette au vinaigre est une mairie, la burette à l’huile une église ». Ensuite, les attaques s’adoucissent. En 1863 encore, on trouve dans l’Illustration ceci : « Le Cirque qu’on appelait autrefois Olympique, s’est logé en prince dans la plus grande de ces deux boîtes qu’un architecte en belle humeur a eu la fantaisie de poser au débouché du pont au Change. Il s’appelle aujourd’hui le Théâtre du Châtelet, du nom de l’ancienne prison dont il occupe l’emplacement. Il est bon de mêler le plaisant au sévère. Salle magnifiquement éclairée et dorée ».
DES ÉLOGES ENFIN ET UNE LÉGION D’HONNEUR
On ignore comment Gabriel Davioud réagit à cette avalanche de critiques. Si l’on en croit l’Encyclopédie d’architecture, il resta muet : « M. Davioud a répondu le mieux du monde à tous ses détracteurs, d’abord par le silence impassible qu’il a eu le bon esprit d’opposer à toutes ces clabauderies, mais
surtout par les deux édifices, aujourd’hui achevés, dont il vient de doter Paris ». Il se consola en recevant en août 1862 la médaille de la Légion d’honneur au grade de chevalier. Il faut dire qu’il avait déjà eu son lot avec la fontaine Saint-Michel, et qu’il sera à nouveau attaqué pour son autre grande réalisation, le Palais du Trocadéro construit avec Jules Bourdais pour l’Exposition universelle de 1878, qui recevra « des réactions diverses et parfois très opposées » rappelle Dominique Jarrassé. L’écrivain Huysmans le comparera à un « ventre de femme hydropique couchée, la tête en bas, élevant en l’air deux maigres jambes chaussées de bas à jour et de mules d’or ». C’est de lui encore qu’Albertine, héroïne du roman de Proust, dira : « Comme monument c’est assez moche n’est-ce pas ? ». L’édifice survivra malgré tout jusqu’en 1935, avant d’être démoli.
Toutefois, les critiques sur l’enveloppe extérieure des théâtres de la place du Châtelet s’estompèrent un peu à la découverte des aménagements intérieurs, des circulations et des dispositifs techniques des deux salles de spectacle. D’abord par un public choisi le soir du 29 juillet 1862, dans « une sorte d’inauguration anticipée » rapporta le Constitutionnel. Une soirée « avec une certaine pompe », nota-t-il : « Les deux façades étaient illuminées ; des fleurs et des arbustes étaient placés aux entrées, dans les escaliers et les foyers. Les deux préfets, le conseil municipal, de hauts fonctionnaires de tous les ordres, un brillant essaim de dames en grandes toilettes assistaient à cette petite fête ». Le but était de tester les salles. Un orchestre accompagné de chant joua d’abord au Théâtre-Lyrique, puis l’assistance se déplaça dans le théâtre d’en face pour lui faire subir la même épreuve. Avec succès : « Toutes les personnes formant l’auditoire ont paru satisfaites, et force compliments ont été adressés à M. le préfet et à l’architecte : sonorité de la salle, éclairage, illuminations intérieures, ventilation, vomitoires des issues, foyers splendides, grands escaliers, distribution des loges et foyers, tout a reçu des éloges ».
Pour une fois, le Constitutionnel ne sera pas seul à dresser des lauriers aux deux nouveaux théâtres. A quelques réserves près, tout le monde loua la qualité des aménagements intérieurs en total contraste avec l’extérieur. Ce qui ne manqua pas de surprendre Fournel qui nota « la différence frappante qui existe entre l’architecture extérieure de ces édifices et leur architecture intérieure, entre la décadence du goût, si visible d’un côté, et les progrès d’élégance, de luxe et de commodité, si incontestables de l’autre ». Idem pour Albert de la Salle qui écrit dans le Monde illustré : « Il ne faut pas juger le Théâtre-Lyrique sur son aspect extérieur ; on se tromperait fort en pensant que l’effet de ce grand et mélancolique mur qui borde le quai d’une façon insipide se continue à l’intérieur de l’édifice ». Cependant, il n’en est pas séduit pour autant. « Le Théâtre-Lyrique affichait ce luxe vaniteux dans lequel se complaisait la société d’alors, et plus particulièrement les nouveaux enrichis de Paris haussmannisé », se souvient-il en 1877. Trop de « splendeurs criardes » selon lui.
Au contraire, pour le Ménestrel plus enthousiaste, le Théâtre-Lyrique, « c’est le théâtre élégant par excellence. L’harmonie des lignes et des couleurs y résume la musique des yeux en attendant la musique de l’oreille ». « Le Théâtre-Lyrique est, à l’extérieur comme à l’intérieur, d’un aspect plus fini, plus riche, d’un goût plus relevé que celui du théâtre du Châtelet, commentera enfin Félix Narjoux. Sa décoration est totalement différente : la salle du Théâtre-Lyrique est luxueuse, comparée à celle du Châtelet ; les tentures, les décors, sont à leur place dans un théâtre appelé à recevoir de riches spectateurs ».
Plus que la décoration, ce sont les innovations techniques qui bluffèrent l’assistance. Plus de lustre pour gêner la vue du public des étages supérieurs. A la place, dans les deux théâtres, une coupole vitrée qui filtre la lumière provenant de becs de gaz, modulables, placés au-dessus d’elle et au-dessous d’un réflecteur. Le gaz de combustion est évacué par une cheminée et ressort ensuite par le lanternon qui couronne les combles, comme l’explique très bien César Daly. Une « importation anglaise », parait-il. Le directeur du Théâtre du Châtelet en fait un argument publicitaire, indiquant sur les affiches : « Eclairage inconnu jusqu’à ce jour ».
La ventilation aussi est à la pointe. Jusque-là, peu de choses était prévu pour renouveler l’air, autre que les portes des loges et des galeries s’ouvrant à l’entracte. On sait l’importance que le Paris haussmannien accordait à la circulation de l’air dans les rues. Il en sera de même dans ses théâtres. Une « haute commission scientifique » est constituée pour étudier la question. Rejetant les projets proposés, elle élaborera elle-même un système appliqué dans les deux théâtres à base de calorifères (pour le chauffage), de bouches d’appel pour évacuer « l’air vicié » et de conduits placés à différents endroits. Une galerie de prise d’air sera créée entre le Théâtre-Lyrique et le square Saint-Jacques. Une autre était prévue entre le Théâtre du Châtelet et les berges de la Seine mais n’a pas pu être réalisée.
« Tout ici est d’une grande hardiesse et d’une nouveauté absolue », s’émerveille le Monde illustré en évoquant le Théâtre-Lyrique. Le décor ? « Le grand foyer est véritablement superbe, et décoré d’une façon tout à fait imprévue, neuve d’effet, qui fera autant d’honneur au goût du jeune architecte que le reste témoigne hautement de sa science ». Elément important pour une salle consacrée à la musique, l’acoustique. « A ce point de vue, le succès de l’architecte est complet », applaudit l’Illustration. Le nouvel éclairage épate le Monde illustré : « La lumière tombera ainsi sur la foule, comme elle tombe du ciel dans la nature extérieure ». « La suppression du lustre est un avantage incontestable et immense pour les étages supérieurs », fait remarquer l’Illustration, quand le Magasin pittoresque y voit un avantage prophylactique : « La salle y perd en gaieté, mais le spectateur y gagne en air respirable et pur d’émanations carboniques ».
Même le Charivari en reconnait le progrès mais tente encore l’humour. « Cette absence de lustre est navrante. Quand une pièce était ennuyeuse on s’amusait à regarder le lustre, ça égayait toujours un peu. Aujourd’hui plus rien, un carreau dépoli pour tout potage », fait-il dire à un spectateur irascible. Et sur la ventilation : « Le bois de Boulogne est fort inquiet, il a peur qu’on l’abandonne pour aller respirer dans ces deux nouveaux théâtres ». Le journal n’oublie pas non plus de dénoncer le coût important d’installation et d’entretien de ces nouveautés, ce que le Constitutionnel remarque également et que César Daly confirme dans son livre.
Si ces dispositifs techniques furent révolutionnaires, ils semblent, reconnaît Daly, ne pas avoir fonctionné tous de manière optimum. Ce qui inspira le caricaturiste Cham qui, dans Le Charivari s’en donna à coeur joie, remplissant des planches entières sur le thème. Sous l’effet du nouvel éclairage, le toit du théâtre devient une plaque de cuisson sur laquelle le boulanger fait son pain. Les spectatrices viennent avec leurs ombrelles « pour s’y garantir de la chaleur du plafond » tandis que les hommes finissent en caleçon... La ventilation fonctionne tellement bien que le public s’enrhume et sort du théâtre en éternuant, tandis qu’une dame vient avec un paravent pour se prémunir des courants d’air !
Ce n’était pas si éloigné de la réalité si l’on en croit l’Illustration qui rapporte en 1863 « les plaintes de quantité d’honnêtes gens », partagées par le critique, au Théâtre-Lyrique : « Epargner aux spectateurs le désagrément d’étouffer était certainement une idée philanthropique. Mais, s’il faut absolument, pour y échapper, courir la chance des rhumatismes, névralgies, pleurésies, pneumonies et autres accidents sinistres que peut occasionner un courant d’air glacé frappant, quatre heures durant, une partie du corps, pendant que le reste est soumis à une température beaucoup plus élevée, on paye, n vérité, l’avantage plus cher qu’il ne faut ». Le journaliste recommande alors - est-ce de l’humour ? - de se munir de « châles, écharpes, cache-nez, pardessus, manteaux », tant que le problème ne sera pas réglé. La commission chargée d’élaborer le système se défend dans un mémoire lu à l’Institut, en affirmant que « les indications de la science n’ont malheureusement pas été complètement suivies », renvoyant la responsabilité aux directeurs des théâtres et à l’administration municipale.
DES THÉÂTRES PLUS DÉMOCRATIQUES
Un élément enfin conquit la presse. « Chaque loge a son salon... en haut comme en bas ; plus d’aristocratie ! tout le monde est égal... devant la rampe », s’extasie le Monde illustré. Le Ménestrel est ravi : « Un immense avantage, constaté dans les deux nouveaux théâtres, c’est que toutes les places y sont bonnes. Il n’y aura, pour ainsi dire, plus de loges de côté ». Au théâtre du Châtelet, les loges d’avant-scène ont été supprimées, offrant une vue maximale pour ses productions spectaculaires avec une salle en demi-cercle. Dans son ouvrage, César Daly a recueilli, à plusieurs reprises, les confidences de Gabriel Davioud, qu’il retranscrit souvent en note, dans un langage parfois très familier. Ainsi, pour cette salle, l’architecte revendique d’avoir « fai[t] un théâtre démocratique où des obstacles latéraux ne gêneraient pas la vue de la scène, et surtout de supprimer ce qui existe dans les avant-scène des théâtres secondaires, c’est-à-dire des nids de cocottes et de crevés étalant leurs grâces devant une population de jeunes filles et d’honnêtes mères de famille ». L’Art, avant tout.
Au Théâtre-Lyrique, la vue aussi est excellente mais pour des raisons d’acoustique, la salle est légèrement « rétrécie vers la scène », se rapprochant d’un fer à cheval. « La courbe intérieure de la salle n’est pas géométrique, mais elle résulte d’un tracé fait « de sentiment », suivant l’expression consacrée », commentera Félix Narjoux. Les loges d’avant-scène ont été conservées, pour le son et pour accueillir le chef de l’Etat comme il se doit dans ce type de salle. Rien n’a été laissé au hasard, tout a été savamment étudié et conçu.
Le Monde illustré peut conclure : « M. Davioud nous semble avoir triomphé de toutes ces difficultés, et si l’administration supérieure est aussi satisfaite que l’est la critique spéciale, et qu’on doit estimer aussi que va l’être la masse du public, l’architecte prendra assurément une des premières places parmi les artistes créateurs de ce temps, — car il aura su combiner, dans sa réussite, les éléments, souvent contradictoires, — de la science, du goût, du progrès et de l’économie ». Quant à César Daly, il écrira, admiratif, en 1865 : « En France, la réforme de l’architecture théâtrale datera du second Empire : Paris en aura donné l’exemple. »
CLASSIQUE AU DEHORS, FUTURISTE AU-DEDANS
Cent soixante-et-un ans plus tard, le Théâtre de la Ville, rebaptisé Sarah-Bernhardt en hommage à celle qui l’a dirigé un temps, rouvre après un certain nombre d’aléas, aggravés par la crise du Covid et la guerre en Ukraine. A une « simple » mise aux normes prévue des dispositifs techniques, de sécurité et d’accessibilité de la salle, se sont ajoutés des travaux de dépollution (plomb et amiante), l’automatisation du cintre (imposée par l’Assurance maladie pour protéger les machinistes). Les délais s’allongeant, d’autres travaux ont été confiés, certains sur leur proposition, aux architectes Marie-Agnès Blond et Stéphane Roux chargés du chantier (cabinet Blond & Roux Architectes) : amélioration de l’acoustique et du confort de la grande salle, réaménagement des salles secondaires de la Coupole et des Oeillets, reconfiguration du hall d’accueil, travaux sur la toiture, restauration des façades du bâtiment (sauf l’arrière !). Ainsi de 2 ans, on est passés à 7 ans de travaux, d’un budget de 26 millions d’euros à un coût de plus de 40 millions (moins 5 millions rapportés par les bâches publicitaires).
« Ca valait la peine d’attendre », a écrit le Monde en septembre 2023 quand le Figaro, guère tendre généralement avec la Mairie de Paris, déclare au sujet de ce « très mauvais feuilleton » : « On peut gager cependant que le résultat le fera oublier ». La journaliste du Monde Joëlle Gayot est éblouie : « L’endroit est non seulement fonctionnel, il est en plus d’une beauté saisissante ». Difficile pour l’instant de trouver un avis contraire. Hormis l’enveloppe extérieure, il ne reste plus rien de la salle conçue par Davioud en 1862. Le théâtre, incendié durant la Commune, fut reconstruit quasi à l’identique en 1874 par le même mais, en 1966, la Ville de Paris décida de supprimer l’ancienne salle à l’italienne, ce qui serait impensable aujourd’hui, pour créer un théâtre ultra-moderne et toujours plus démocratique, poursuivant, au-delà des formes, le rêve de son créateur. Les architectes Valentin Fabre et Jean Perrottet conçurent un amphithéâtre en béton où rien ne venait obstruer la vue, quelle que soit sa place. Il a été conservé et accueille aujourd’hui 932 places dont 20 PMR. « Modèle de démocratisation culturelle, il garantit une vision exceptionnelle pour l’ensemble des formes artistiques », dixit l’institution. Les architectes ont décidé de laisser visible sa coque depuis le hall d’accueil qui, lui, s’est métamorphosé.
Débarrassés de ses grands escaliers, ce vaste espace ultra lumineux sur plusieurs niveaux, sera destiné à de multiples usages, dans l’esprit d’une agora ouverte sur la rue. « Comme si la frontière entre le dehors et le dedans était effacé », écrit Libération. La volonté de son directeur Emmanuel Demarcy-Mota, qui rêverait aussi de voir disparaître les grilles du square Saint-Jacques voisin, a rebaptisé la place du Châtelet « place des théâtres ». Durant un mois, chaque week-end du 9 septembre au 15 octobre, ont lieu des animations gratuites imaginées avec son voisin d’en face, le Théâtre du Châtelet. Puis l’événement se reproduira de temps en temps, « pour des propositions artistiques et participatives dans l’espace public », explique-t-on dans le dossier de presse. Le théâtre sort de ses murs.
Ce projet contemporain renoue étonnement avec le théâtre originel, avec également ses dispositifs techniques innovants décrits par le Monde : « équipements technologiques dernier cri, normes énergétiques, respectées et climatisation maîtrisée, son immersif, écrans vidéo amovibles, cintre informatisé ». L’isolation thermique du bâtiment par l’intérieur et divers aménagements, devraient permettre une diminution de 37% du chauffage et un gain de 70% de l’électricité. « Classique au-dehors, le bâtiment construit en 1862 par l’architecte Gabriel Davioud se révèle futuriste au-dedans », écrit la journaliste.
Le hall, dénommé Hall 21 comme 21ème siècle, proposera des workshops, débats, expériences artistiques avec des partenaires dans le monde grâce au numérique, pour une « expérience augmentée des spectateurs ». « Nous lançons le projet du hall connecté permettant de relier les espaces les uns aux autres et de proposer des expériences culturelles mondiales entre le réel et le virtuel, le rêve et la réalité », commente Emmanuel Demarcy-Mota. Une propulsion vers d’autres formes de rencontres rendue possible grâce à une subvention de l’Etat, le Théâtre de la Ville ayant été lauréat en juin dernier de l’appel à projets « Expérience augmentée du spectacle vivant » lancée par la Caisse des dépôts pour le programme France 2030. On y parle de réseau international de théâtres connectés, d’oeuvres intégrant les nouvelles technologies et même d’hologrammes. De là à ce que Davioud fasse une petite apparition... ◆ Bernard Hasquenoph
[1] Cité dans Le Théâtre du Châtelet, Sylvie de Nussac, Assouline, Paris, 1995. Nous n’en avons pas retrouvé la source.
[2] « Le parti qu’on voit aujourd’hui exécuté fut imposé par l’administration après des hésitations ; il est maladroit et ne rachète ses imperfections originelles que par la finesse de la composition et l’harmonie des détails qui font un cadre merveilleux à la statue de l’archange Saint-Michel, de Duret. Il faut donc dégager l’artiste des responsabilités administratives », in M. Destors, « Notice sur la vie et les oeuvres de Gabriel Davioud », Congrès annuel des architectes, IXe session, 1881.
[3] « Le programme suivi par l’Architecte des théâtres de la Place du Châtelet, dont toute la responsabilité m’incombe, lui recommandait, comme disposition obligatoire, de border ses théâtres, aux angles et sur les faces latérales, de magasins et boutiques, se prêtant mal, sans doute, aux combinaisons de l’Art pur, mais dont la clientèle et surtout l’éclairage vivifieraient les alentours de ces monuments. D’ailleurs, le produit de la location de ces magasins et boutiques devait alléger notablement les charges des baux que la Ville consentirait aux Directeurs », Haussmann, Mémoires, Tome 3.
[4] Les galeries du théâtre de l’Odéon abritèrent durant longtemps des commerces précaires, réservés même à une période aux comédien·nes agé·es, avant d’accueillir une librairie de seconde main où débuta, vers 1870, le jeune Ernest Flammarion, et qui finira par encercler le théâtre. Il semble que tout ait disparu dans les années 1950.
[5] « La lourdeur, le prosaïsme, l’aridité de ses lignes extérieures ne répondaient pas, en effet, aux conditions exigées d’un monument devant faire point de vue à la fois : sur un quai, un pont, une place, un boulevard et un square. » in Albert de La Salle, « Mémorial du Théâtre-lyrique », 1877, p.63.
[6] Rare historien contemporain à citer l’anecdote : Hervé Maneclier, Paris impérial. La vie quotidienne sous le Second Empire, Armand Colin, Paris, 1990, p.210.