19.08.14 | DE LA SEINE, ON NE VOIT QU’ELLE. Quai de Conti, à deux pas de l’Institut de France, la pub pour la bière Heineken s’étale sur 600m2 de la façade XVIIIème de l’hôtel de la Monnaie de Paris, doublée d’une seconde, impasse de Conti. En place depuis le 15 juillet 2014, éclairée une partie de la nuit, elle doit rester accrochée jusque fin août et aura été visible pendant toute la durée de Paris Plages qui se tenait sur la rive opposée, pile face à l’espace d’animations du musée du Louvre accueillant de nombreux enfants.
Depuis 2011 que l’établissement public est fermé au public pour une totale restructuration initiée par son PDG Christophe Beaux (chantier MétaLmorphoses qui a pris du retard), c’est la énième bâche publicitaire à occuper l’espace, succédant pour l’essentiel à des marques de montres du groupe Swatch : Breguet, Longines, Rado… Problème ici, la publicité pour l’alcool est strictement encadrée par la loi Evin qui ne la tolère que sur certains supports. Nous avons soumis le cas au ministère de la Santé via le service presse du cabinet de la Ministre. La réponse de la Direction générale de la santé (bureau des addictions à qui a été transféré notre demande) a été sans appel :
« La publicité directe ou indirecte pour les boissons alcooliques est régie par l’article L3323-2 du Code de la santé publique. Tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit, ce qui est le cas des bâches de chantier. »
Avec sa pub Heineken gigantesque, la Monnaie de Paris est donc hors-la-loi ! [Diagnostic reconfirmé par le ministère de la Santé dans Le Monde du 27.08.14] Une infraction grave d’autant plus étonnante qu’acceptée et proposée par l’institution, la bâche a été autorisée par la Préfecture de la Région Ile-de-France et la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) d’Ile-de-France, et validée par son représentant Dominique Cerclet, chef de service de la Conservation régionale des monuments historiques qui signe à peu près toutes les demandes de ce type à Paris.
Et ce n’est pas la première fois qu’un tel forfait se produit dans la capitale, sans que personne ne réagisse. En 2013, une bâche pour le whisky Johnnie Walker recouvrait un immeuble donnant sur la piazza du Centre Pompidou, à l’angle des rues Saint-Martin et Saint-Merri, juste au-dessus du café Beaubourg. Peut-être y’en a-t-il eu d’autres. En 2011, la même Drac promettait pourtant : « Il n’y aura pas de densification de la publicité ni aucun message choquant » [1]. Raté.
PRIVATISATION DE L’ESPACE PUBLIC
Les dispositions réglementaires concernant les bâches publicitaires sont dispersées entre les codes du patrimoine et de l’environnement et différents décrets, ce qui rend ardue leur connaissance. C’est en 2007 que la pratique est apparue, transformant le coeur historique de Paris en un long couloir publicitaire à ciel ouvert, de la Conciergerie au Louvre, du Palais de Justice au musée d’Orsay, offrant un curieux spectacle aux touristes en goguette sur la Seine aux rives pourtant classées au patrimoine mondial de l’Unesco. L’initiative, on la doit au ministre de la Culture de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres, par dérogation au code de l’environnement qui interdit la publicité sur les monuments ainsi que dans leur périmètre proche pour en protéger la vue. Le code du patrimoine modifié (article L621-29-8), la disposition s’imposa à Paris comme aux autres villes sans que ses maires n’y puissent rien. La province ne fut pas épargnée, comme à Nice ou à Lyon, rare ville où, en 2010, une bâche fut retirée après avoir fait l’objet d’une action anti-pub [2]. Si les recettes perçues par ces opérations sont affectées obligatoirement au financement des restaurations, ce ne sont pas pour l’annonceur des actions de mécénat comme on l’entend parfois mais des opérations purement commerciales.
Au départ, il était prévu par décret que l’autorisation délivrée par le Préfet qui en délègue la décision aux Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) pour le ministère de la Culture, le soit « au vu de la comptabilité du contenu de l’affichage, de son volume et de son graphisme avec le caractère historique et artistique du monument et de son environnement » [3]. Mais difficile de voir, par exemple, le rapport entre une pub Volvo et l’Opéra Garnier. Sans doute trop contraignant, en mai 2011 l’article fut discrètement abrogé sous le ministère de Frédéric Mitterrand, comme l’ensemble du décret d’application [4].
En réponse aux polémiques, à Paris, Dominique Cerclet assure cependant « éviter les couleurs trop criardes » [5]. Mais pour qui a vu cette année les pubs ultra flashy pour iPhone sur plusieurs façades, on a du mal à le croire. On lui donne plus crédit quand il reconnaît dans un deuxième temps « refuse[r] rarement une publicité. » Seule concession négociée : que la partie vierge de la bâche reprenne le décor du monument, pour atténuer l’impact visuel de la pub selon une ancienne directrice de Drac [6] et que soit inscrit que l’affichage contribue au financement de la restauration. Manière de se donner bonne conscience ?
En janvier 2012, un nouveau décret relatif à la publicité extérieure, co-signé par Frederic Mitterrand, étendit la possibilité à toutes les bâches de chantier, « sur la moitié de leur surface » quelle qu’en soit la taille quand, sur les autres supports, elle ne peut excéder 12 m² [7]. C’est ce qui resta du projet de décret d’application de la loi Grenelle 2 qui prévoyait la même limitation pour les bâches mais, après consultation, la restriction passa à l’as, à la grande joie de JCDecaux. Du fait de cette absence de limite, on en trouve jusqu’à 800 m2, comme au Palais de Justice ! D’où le grand intérêt des annonceurs et une privatisation de l’espace public des villes sans précédent, que les lois sur la publicité sont censées contrer pour protéger notre cadre de vie. Les maires n’ont une latitude que pour les bâches des bâtiments non classés pour lesquelles ils donnent l’autorisation dans le cadre du règlement local de publicité (RLP) ne pouvant qu’être plus restrictif que la réglementation nationale. Celui en cours à Paris autorise les bâches publicitaires jusqu’à 16m2.
INFRACTIONS EN SÉRIE
En avril dernier, soutenu par l’association Résistance à l’agression publicitaire, l’architecte parisien Ivan Fouquet interpellait Aurélie Filippetti au sujet d’une bâche de 110m2 pour Iphone apposée place des Vosges [8]. Outre une date d’autorisation dépassée - même chose constatée dernièrement au 334 rue Saint-Honoré (situation régularisée depuis) - l’essentiel des travaux se déroulaient à l’intérieur du bâtiment : « Il est simple de constater qu’aucuns travaux n’ont lieu sur la façade depuis deux ans » notait-il, ce qui était effectivement le cas. Or, le code du patrimoine n’autorise la pratique dérogatoire qu’« à l’occasion de travaux extérieurs » ([article R621-86). Coup de sang ou geste médiatique, la ministre de la Culture ordonnait le retrait immédiat de la bâche alors que, selon l’opérateur publicitaire, la Drac Ile-de-France avait autorisé son prolongement. Restait le cas d’autres bâches parisiennes non évoquées par la ministre. Qui peut croire par exemple que l’hôtel de la Monnaie de Paris restaure sa façade depuis 4 ans ?!
Autre point d’interrogation : la limitation d’affichage publicitaire à 50% de la surface de la bâche est-elle toujours respectée ? Pas sûr mais difficile d’en avoir la certitude, la seule obligation d’information étant la superficie de la publicité. Il semblerait que la limitation soit parfois habilement contournée grâce à la configuration des échafaudages, justifiée techniquement ou non. Ce fut le cas au musée d’Orsay où la partie la plus visible, face à la Seine, était réservée à l’affichage publicitaire, les côtés à l’évocation du bâtiment.
Enfin, une nouvelle infraction est en train de voir le jour. Elle concerne les bâches décoratives. La plus spectaculaire du moment est celle recouvrant le dôme du Panthéon. Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux (CMN) dont dépend le bâtiment en restauration, a préféré confier sa décoration à un artiste – en l’occurrence JR – plutôt qu’à un annonceur. Un choix plutôt iconoclaste en ces temps de restrictions budgétaires, salué par des militants anti-pub. Une décision justifiée selon lui par des raisons hautement morales : « Lieu sacré de la République, le Panthéon est une nécropole. Les tombes de Victor Hugo, Victor Schoelcher ou Jean Moulin ne peuvent servir de support à un message publicitaire. » [9] Pour les mêmes raisons, en ce centenaire de la guerre 14-18, le CMN a renoncé à livrer aux publivores l’Arc de Triomphe au pied duquel repose le Soldat inconnu. Plus prosaïquement, afficher de la publicité à proximité de tombes aurait pu poser des problèmes juridiques. Pour autant, le président du CMN n’est pas opposé au principe des bâches publicitaires et n’exclut pas d’y avoir recours pour d’autres des cent monuments sous sa garde, « à condition que ce ne soit pas vulgaire » précise-t-il [10]. La bâche JR ne pose pas de problème d’un point de vue légal. L’artiste refusant que soient cités ses mécènes, aucun logo n’apparaît sur la bâche. Ce qui n’est pas le cas d’autres bâches décoratives comme, en ce moment, celle, historique, qui entoure la base de la colonne Vendôme illustrée principalement de gravures et photos anciennes, alternant avec le logo du mécène, le Ritz Paris, d’une taille conséquente [à sa base ainsi qu’au sommet sur les quatre côtés, sous les fenêtres du ministère de la Justice (rajouté le 28.08.14)].
Or, la présence d’un logo ou la citation d’une marque, n’est-ce pas déjà de la publicité ? Les acteurs du mécénat sont parvenus à accréditer l’idée qu’il s’agissait plutôt de communication, à notre avis assez hypocritement car la nuance est ténue. Toujours est-il qu’à notre connaissance la dimension d’un logo et sa place sur une bâche ne sont pas réglementées. Il devient aisé de glisser d’une bâche décorative à une bâche publicitaire. Ainsi, la « toile monumentale » qui recouvre depuis le 31 juillet le Pavillon Dufour en travaux au château de Versailles, prévue jusqu’en mars 2015. La presse l’a présentée comme une bâche décorative mécénée par Dior, ce qui n’est pas exact car l’établissement nous a confirmé qu’il s’agissait d’une action de parrainage ou sponsoring [11]. La différence ? Le mécénat est censé être un acte désintéressé quand le premier est une action publicitaire contre soutien financier, ce qui n’ouvre pas aux mêmes avantages fiscaux, moindres pour le parrainage. Mais là où ça se corse, c’est que la toile Dior est plus qu’une bâche décorative comme cela avait été le cas en 2011 pour une autre, réalisée également par l’artiste Alain Delavie, installée de l’autre côté de la cour Royale et « mécénée » par la société Nexans qui avait juste apposé son logo. Jean-Jacques Aillagon, président de Versailles à l’époque, avait d’ailleurs revendiqué son opposition à une bâche publicitaire, estimant « que dans la cour de Versailles, une telle démarche était inenvisageable » [12].
Pour la bâche Dior, outre la présence du logo, le visuel très beau met en scène « au cœur d’un trompe-l’œil onirique [...] des photographies des modèles historiques et contemporains de la Maison Dior » (plus des sacs) avec en fond le bosquet de la Colonnade. Cela s’apparente donc bien à une image publicitaire faite sur mesure et la marque, dans sa communication relayée par le Château, l’utilise bien comme tel. Des médias, comme le journal Métro ou le journal local Versailles +, ne font d’ailleurs aucune distinction avec d’autres bâches publicitaires [13]. En l’absence d’affichage obligatoire, cette publicité géante occupant l’intégralité des 2000m2 de la bâche n’aurait donc reçu aucune autorisation préfectorale et ne respecte aucune des règles en la matière. Elle est donc illégale.
Et malheureusement vous n’etes peut être pas allé a Rome ou la situation est absolument dramatique surtout quand on sait que l ’Italie me respecte aucune loi. A Rome c est la société Urban Vision qui gère la pub, la mafia Sicilienne,y a des parts, alors une bâche montée peut rester deux ans en place sans que aucun travaux ne soit jamais réalisé . Le pire c’est que les plus gros clients de ces bâches publicitaires c’est l’église !! . Nous sommes rentrés dans l’air de la marchandisation culturelle.
Hélas depuis quelques années on ne fait qu’enlaidir Paris. Les premières bâches étaient plutôt esthétiques et pas encore trop publicitaires. Elles « restituaient » le monument caché par des échafaudages et formaient une continuité. A ma grande stupeur, dernièrement j’ai vu ces bâches horribles sur la Conciergerie et l’hôtel de la Monnaie ! Cela n’a plus rien d’esthétique ! Nos plus beaux monuments parisiens sont devenus des panneaux publicitaires géants, quelle agression pour l’oeil !
@aelin
tapissons donc entièrement la ville si celà coûte moins cher ? N’êtes-vous pas conscient de l’invasion progressive de la publicité ? C’est scandaleux et indigne d’un patrimoine aussi prestigieux. Ces pubs immenses me dégoûtent, cette quête de visibilité me dégoûte, la maudite pub qui nous harcèle où qu’on aille nous rend fous.
L’invasion de l’espace public, bâche ou pas, par la publicité est un pur scandale, particulièrement sur les bâtiments les plus prestigieux. En réalité, les infractions à la loi sur l’environnement sont très nombreuses. Il y a même une Union de la Publicité Extérieure (UPE) chargée de défendre les intérêts des annonceurs désireux de nous gaver les yeux de réclames toutes plus hideuses les unes que les autres (voir les périphéries de villes avec les centres commerciaux !), syndicat dirigé par un certain Dottelonde, énarque plus ou moins socialiste et compagnon d’Isabelle Giordano, une médiatique.
C’est un mal pour un bien toutes ces bâches, une marque géniale récupère les bâches et en fait de beaux sacs ! www.bilum.fr
Ce n’est pas une bâche de 600m2 ou peu importe la taille qui va imposer à un cerveau intelligent de consommer une bière, ou un whisky, ou un sac. C’est plutôt exemplaire que le privé rende un peu à la communauté ... bon ... c’est du mutuellement bénéfique disons. Si vous n’aimez pas les visuels, pendant les travaux, regardez ailleurs tout simplement ... ou bien encore mieux faites une donation pour participer à payer la facture de restauration.
Ce n’est pas une question d’aimer ou de ne pas aimer ces visuels (certaines pubs sont très belles), c’est vouloir vivre dans un espace public préservé un minimum de cette invasion publicitaire, encore plus sur un monument historique. Vous êtes bien naïf de croire que ces marques investissent des sommes énormes dans la publicité sans croire à leur impact. Et si ces sociétés veulent tant soutenir le patrimoine, je vous retourne votre réflexion, qu’elles fassent des dons. Enfin, que vous ne soyez même pas choqué qu’une institution publique puisse ainsi enfreindre le Code de la santé publique est pour le moins inquiétant.
Financer les monuments historiques en vendant notre temps de cerveau humain disponible est scandaleux. Il enlève toute neutralité de l’Etat par rapport aux intérêts privés. Merci pour cet article de qualité.
Si la pub peut permettre de restaurer les des bâtiments parisiens tout en allegant la facture pour le contribuable je ne vois pas du tout où est le problème.
Pour info, le mécénat est un acte désintéressé mais peut ouvrir à des contreparties allant jusqu’à 25% du montant de l’opération. Il n’est pas incompatible avec la présence d’un logo dans l’espace public par exemple.
sources : www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Mecenat/Entreprises/Le-regime-fiscal-general
Oui, je le sais bien mais de quelle taille, à quelle place et avec quelle visibilité ? Là est la question.
[1] Le Figaro, 28.11.2011
[2] Bâche Adidas place Bellecour. Lyon Capitale, 27.07.2010
[3] Décret n°2007-645 du 30 avril 2007 pris pour l’application de l’article L. 621-29-8 du code du patrimoine.
[4] Décret n° 2011-574 du 24 mai 2011 relatif à la partie réglementaire du code du patrimoine.
[5] Le Monde, 14.05.2014
[6] France Culture, 15.06.2011
[7] Décret n° 2012-118 du 30 janvier 2012 relatif à la publicité extérieure, aux enseignes et aux préenseignes.
[8] Le Parisien, 25.04.2014
[9] Le Parisien, 26.02.2014
[10] L’Objet d’art n°500, avril 2014
[11] En revanche, sa réalisation et son installation ont été mécénées par les sociétés JCDecaux et Barrisol.
[12] AFP, 20.07.2011
[13] Le journal Versailles + n°74 d’août/septembre 2014 consacre un article à la bâche Dior la décrivant sans l’ombre d’un doute comme une publicité : « Alors que les défenseurs du patrimoine exècrent les bâches publicitaires qui permettent de dissimuler les chantiers de restauration dans les monuments, Versailles n’hésite pas à les mettre en avant lorsqu’elles apportent une innovation. Ainsi les visiteurs de l’été pourront admirer le pavillon Dufour, à l’entrée du palais, camouflé pendant les travaux sous une gigantesque parure aux couleurs de Dior. »