17.01.2025 l FLAUBERT, L’ENFANT DU PAYS n’aura jamais connu achevée, la nouvelle flèche de la cathédrale de Rouen dont les travaux patinèrent durant près de 30 ans. De son vivant, elle se présentait comme un squelette de métal. On l’imagine bien pester à chaque fois qu’elle entrait dans son champ de vision, au point de l’inclure dans son roman Madame Bovary paru en 1857.
Dans une scène qui sent le vécu, Emma, perdue dans ses sentiments, et Léon, le clerc de notaire qui la convoite, se sont donné rendez-vous dans la cathédrale. Suivis avec insistance par un gardien qui tient à leur faire « voir les curiosités de l’église », Léon entraîne sa désirée vers la sortie. Mais, le gardien, les poursuivant, s’écrie : « Eh ! monsieur. La flèche ! la flèche !… ». Léon le repoussant, l’autre insiste : « Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle… ». Alors Flaubert se lance dans une description cauchemardesque de la structure :
L’histoire commence dans la nuit du 15 septembre 1822, quand la foudre s’abattit sur la cathédrale gothique de Rouen, déclenchant un incendie qui détruisit sa flèche qui, par chance, s’effondra vers l’extérieur, et une partie de ses combles. En remplacement d’une première en pierre, également foudroyée, puis d’une seconde en bois disparue par le feu en 1514, cette flèche avait été reconstruite trente ans plus tard en bois couvert de plomb doré dans un style Renaissance. On la surnommait la « pyramide de Becquet », du nom de son créateur et pour sa forme. Presque tricentenaire et culminant à 135 mètres, la population y était très attachée, tout comme les artistes qui continuèrent un temps à la représenter. L’archevêque, qui lança aussitôt une souscription pour sa reconstruction, confia à un érudit local, Eugène-Hyacinthe Langlois, le soin de préserver la mémoire de la catastrophe en lui commandant un ouvrage détaillé.
Le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Louis 18 envoya rapidement sur place un architecte pour décider des mesures à prendre. En l’occurence, le parisien Jean-Antoine Alavoine, connu pour avoir conçu la Fontaine-éléphant de la place de la Bastille, projet remplacé par la Colonne de Juillet dont il mena les débuts du chantier avant de décéder en 1834. Pour la cathédrale de Rouen, plutôt qu’une flèche dans le style de la précédente, c’est sa proposition d’une flèche néo-gothique, un style à la mode jugé plus en harmonie avec le monument, qui fut choisie en 1823. Fallait-il regretter une reconstruction à l’identique de la flèche de Becquet ? « Toutes deux caractérisent leur époque. Ainsi le génie donne, même à son insu, un corps aux idées de son siècle », écrira le rédacteur en chef du Journal de Rouen en 1856.
Encore plus élevée que la précédente, celle-ci devait flirter avec le monument le plus haut du monde, la grande pyramide de Gizeh. A l’intérieur, un escalier en colimaçon mènerait à un lanternon. Vertigineux. Nouveau dessin et nouvelle technique puisqu’il opta, de manière surprenante, pour un assemblage d’éléments préfabriqués en fonte de fer ! Un matériau encore jamais appliqué à cette échelle, qui inondera le 19e siècle pour la fabrication de bancs, fontaines, candélabres et édicules de toutes sortes. La technique permettrait de créer une structure ajourée comme de la dentelle, à même, en outre, de mieux résister aux vents.
Un choix de la modernité donc, qui surprit et inquiéta, non pour des raisons esthétiques mais pour des questions de solidité, craintes dissipées par l’Académie des Sciences alors consultée. « Ne devons-nous pas utiliser les progrès de la science en en faisant l’application à des monuments qui appartiennent à l’histoire du pays ? », déclarait Alavoine qui avait déjà adopté ce matériau pour la restauration en cours de la cathédrale Notre-Dame de Séez, dans l’Orne. Une autre raison expliquait son choix, la sécurité. « Reconstruire une flèche en bois, ce serait faire les préparatifs d’un nouvel incendie », écrira-t-il dans un rapport au préfet, la fonte étant une matière incombustible.
Si la toiture fut rapidement restaurée, il en fut autrement pour la flèche dont l’installation ne démarra qu’en 1828. Sept ans plus tard, à la mort d’Alavoine, une nouvelle équipe d’architectes prit le relais mais des problèmes incessants de paiement vinrent perturber le déroulement du chantier. Dans le même temps, des voix critiques commençaient à se faire jour sur le choix de la fonte, pour sa lourdeur et son esthétique jugée trop éloignée du Moyen Age. A une période de consolidation de la notion de patrimoine, les sensibilités avaient changé.
Emblématique de cette nouvelle tendance et toujours plus influent, l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, dans son projet de restauration de Notre-Dame de Paris remis à l’Etat en 1843 avec Jean-Baptiste-Antoine Lassus, déplore l’usage de la fonte, s’en prenant justement au cas de Rouen et aux travaux d’Alavoine :
Après la révolution de 1848, le chantier fut mis à d’arrêt. Il ne devait reprendre que vingt-cinq ans plus tard ! Dans la presse locale, les débats se poursuivaient, un article répondant à l’autre. On doutait de la solidité de l’oeuvre d’Alavoine et de la charge que la fonte faisait peser sur la tour la supportant. On raillait la vision de cette flèche en métal inachevée, à qui il manquait la base et le sommet, Flaubert en tête. On réclama même son démontage « pour quelque chose de beau ». Les architectes, responsables du chantier, continuaient à plaider leur cause. En vain. Les pouvoirs publics faisaient la sourde oreille. La flèche semblait maudite.
C’est en 1858, au conseil municipal de Rouen, que fut relancée l’idée d’achever enfin la flèche. Un rapport fut demandé à l’historien de l’art Eugène Dutuit qui réfuta les critiques. Il rappela que des expertises techniques avaient été menées sur l’ouvrage, concluant à sa viabilité, et défendit l’esthétique de la flèche : « La pyramide d’Alavoine est certainement plus en harmonie avec les divers styles de la cathédrale que celle de Robert Becquet avec ses colonnades imitées de l’antique et dont la ruine a pourtant excité tant de regrets ».
Les voeux d’achèvement de la flèche émis par la ville, le département et l’Eglise, se succédèrent durant seize ans. Le lanternon, attendant désespérément d’être posé au sommet, gisait dans la cour de l’archevêché. En visite à Rouen en 1868, l’empereur Napoléon 3 s’engagea enfin à prendre les mesures nécessaires mais la guerre de 1870-71 repoussa encore la conclusion de cet interminable chantier et ce n’est qu’en 1876, sous la présidence du maréchal Mac Mahon sensibilisé également par une visite à la cathédrale, que fut confié officiellement à l’architecte rouennais Jacques-Eugène Barthélémy le soin d’y mettre fin.
C’est assez extraordinaire de penser que, malgré tous les changements de régime, l’Etat ne renonça jamais au projet d’Alavoine et à sa flèche en fonte. Barthélémy modifia juste le dessin du lanternon devant abriter, au sommet, un observatoire astronomique (visitable pour les touristes jusqu’en 1939 en gravissant 800 marches), donnant à la cathédrale une hauteur de 151 mètres. Un record du monde qui ne durera que 4 ans, dépassé par les tours de la cathédrale de Cologne achevées en 1880 et culminant à 157 mètres. La cathédrale de Rouen reste nénamoins encore aujourd’hui la plus haute église de France.
Le chantier se termina réellement en 1884 avec l’installation de clochetons monumentaux à sa base, fabriqués en cuivre martelé par le célèbre ferronnier d’art rouennais Ferdinand Marrou, auteur également des éléments sculpturaux, chimères ou coq du sommet. Au final, la reconstruction de la flèche de Rouen aura duré près de 60 ans ! Entretemps, Eugène Viollet-le-Duc avait construit celle, en bois recouvert de plomb, de Notre-Dame de Paris, en un an pour une inauguration en 1859, et depuis, avait lui-même disparu. Bien que conçue bien avant, par sa matière, la flèche d’Alavoine était de fait plus moderne. Gigantesque par sa taille, hors-normes pas sa facture, elle reste unique en son genre.
Si ce nouveau modèle de flèche en fonte trouva rapidement sa place dans les cœurs et les imaginaires, inspirant à nouveau les artistes, Claude Monet en tête, un écrivain, normand aussi et ami de Flaubert (décédé en 1880), ne l’appréciait pas et, à son tour, l’intégra dans un roman. Dans Bel-Ami publié en 1885, Guy de Maupassant entraîne un couple admirer un panorama de la ville :
Pas étonnant que Maupassant déteste cet élément de modernité, lui qui signa en 1887 la célèbre « protestation des artistes contre la tour Eiffel ». Désormais intégrée au paysage rouennais, la flèche fut le théâtre de divers événements, sportifs ou festifs, et par sa hauteur et sa constitution, elle devint symbole de résistance. A la Libération, miraculeusement épargnée par les bombardements, c’est là qu’on accrocha un gigantesque drapeau bleu blanc rouge, visible dans l’exposition.
Dans les années 1970, usée par le temps, la flèche fut renforcée par une structure en acier Corten. En restauration depuis 2017 pour remplacer des éléments défectueux, changer des boulons et la repeindre en gris-vert, elle a disparu en partie sous une bâche blanche. Le 11 juillet 2024 vers midi, s’en dégagea une inquiétante fumée noire, puis des flammes. Aussitôt, des images circulèrent sur les réseaux sociaux, ravivant le souvenir du drame de Notre-Dame de Paris de 2019, créant la panique et générant une multitude d’articles de presse. Le début d’incendie vite maîtrisé (il ne s’agissait que de plastique), la ministre de la Culture, Rachida Dati, fit néanmoins le déplacement depuis Paris, montrant toute l’attention de l’Etat. Par affolement ou par ignorance, on avait oublié juste une chose. Contrairement à la flèche en bois de Viollet-le-Duc, celle, en fonte, d’Alavoine ne peut pas brûler. Longtemps maudite, elle est toujours là ◆ Bernard Hasquenoph
RECONSTRUIRE... LA FLÈCHE
30 novembre 2024 - 2 juin 2025
Exposition gratuite
Musée des Beaux-Arts
Esplanade Marcel Duchamp
76 000 Rouen
mbarouen.fr
Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie (RMM)
musees-rouen-normandie.fr
RECONSTRUIRE
Catalogue / 5 expositions
112 pages
12 €
SilvanaEditoriale
Conditions de visite :: 28 novembre 2024, visite de presse sur invitation de l’agence Anne Samson : train, visite, déjeuner, catalogue.