18.05.2023 l DANS LA CAMPAGNE BOURGUIGNONNE, non loin de Montbard, il apparaît comme un bijou posé sur de la mousse, protégé par de légers vallons. En même temps rustique comme au Moyen-Age avec ses tours trapues et ses douves, et raffiné comme à la Renaissance avec sa façade travaillée façon dentelle et ses jardins ouverts sur un paysage champêtre, le château de Bussy-Rabutin est ravissant, tout comme son cadre. À taille humaine, on s’y projette de suite.
L’était-il du temps de son plus célèbre propriétaire, le militaire et homme d’esprit Roger de Rabutin, comte de Bussy ? Le charme de l’endroit a-t-il adouci sa vie, lui qui y fut exilé pendant 16 ans par Louis 14, ce grand monarque despote, pour avoir écrit un roman irrévérencieux sur la vie à la Cour, L’Histoire amoureuse des Gaules ? Une très rare copie manuscrite d’époque, acquise début 2023, est présentée désormais au château.
En plus de l’écriture, notamment épistolaire avec sa cousine Madame de Sévigné, le courtisan en disgrâce qui approchait les 50 ans, s’occupa à décorer son château familial de devises illustrées et de centaines de portraits de personnages historiques et contemporain·es, assortis de commentaires plus ou moins acerbes. Cet aménagement original lui survécut jusqu’au 19e siècle où le domaine fut racheté en 1835 par le comte Jean-Baptiste de Sarcus, lequel, se passionnant pour l’histoire du domaine, s’attacha à le sauvegarder. Classé en 1862, l’Etat l’acquiert en 1929. C’est le Centre des monuments nationaux (CMN) qui le gère aujourd’hui.
Jusque-là, seule une partie du château se visitait, quasi la moitié, correspondant aux appartements du comte de Rabutin dans leur état 17e, restaurés au 19e. Désormais, après d’importants travaux d’assainissement pour contrer l’invasion des insectes et l’humidité des douves, le public peut accéder à l’aile opposée dite Sarcus et s’immerger dans une ambiance 19e « d’esprit Empire » grâce à un programme de remeublement. Seuls demeuraient quelques vestiges comme le dallage ou les moulures. Ainsi visite-t-on deux châteaux en un, à deux époques de son histoire.
LE CMN, EXPERT ÈS REMEUBLEMENT
Depuis quelques années, le CMN s’adonne à l’exercice délicat du remeublement dans plusieurs de ses monuments, afin de leur donner un « caractère habité ». C’est le cas au château d’Azay-le-Rideau ou au très prestigieux Hôtel de la Marine, à Paris, qui a bénéficié, en outre, du savoir-faire de grands décorateurs. Une expertise du CMN qui fait même l’objet d’un module de son centre de formation, CMN Institut, lancé en 2021.
Ce travail complexe est rendu possible grâce à des dépôts du Mobilier national (à Bussy, plus d’une quarantaine), à une politique d’achat de meubles et d’objets (environ 150 ici) - d’époque, équivalents quand les sources existent (ex. une pendule ou une statue décrites dans les inventaires des comtes Sarcus) ou d’origine (ex. une coupe en vermeil signée Boulenger d’un mariage Sarcus visible sur la photo ci-dessous à gauche) -, et à une recherche de traces afin de reconstituer revêtements et couleurs des murs. En outre, Bussy disposait, dans ses réserves, de 200 objets et meubles acquis avec le château, qui ont été restaurés puis replacés selon les sources ou par déduction.
Ces mises en scène apportent sans conteste une vie aux lieux, permettant de rendre plus intelligibles leurs fonctions et leur histoire, et rendent la visite plus plaisante. Encore faut-il que le public soit clairement informé de la nature de ce qu’il voit, l’authentique se mêlant au « comme à l’époque », le vrai au “faux”. Mais où s’arrêter ? Faut-il, ici comme ailleurs, pousser l’illusion de vie jusqu’à disposer un châle posé (faussement) négligemment sur un canapé ou abandonner un jupon sur la chaise d’une chambre féminine ? La cuisine, peut-être trop idéalisée et tellement clean, n’est pas vraiment crédible, pas plus que l’office où s’insère une intervention artistique de Gabrielle de Lassus Saint-Geniès autour de la richesse botanique des environs.
LA PART FANTÔME DU LOTO DU PATRIMOINE
Le coût global de ces travaux, comprenant également la création d’un « centre d’interprétation » avec dispositif immersif et mise en accessibilité avec ascenseur, s’élève, indique le CMN, à 4,5 millions d’euros. Cependant la presse, en grande majorité, ne retient que les 200 000 euros reçus du Loto du patrimoine - jusqu’au titre parfois -, alors qu’il s’agit de la plus faible contribution au chantier, quasi anecdotique, à savoir moins de 4,5% ! [1]. Pour connaitre le détail du financement, il faut presser de questions le CMN qui, contrairement à d’autres de ses chantiers, ne le divulgue pas spontanément.
D’autre part, comme nous le rapportions dans un article en 2019, la participation du CMN à ce premier Loto du patrimoine avait été jugée inappropriée par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, trois sites du CMN ayant été retenus par la Mission Patrimoine pour 2 millions d’euros de travaux : le château de Bussy-Rabutin (Côte-d’Or), le château de Castelnau-Bretenoux (Lot) et l’abbaye de Montmajour (Bouches-du-Rhône).
Dans les conclusions rendues publiques en janvier 2019 de la mission d’évaluation parlementaire de ce premier Loto du patrimoine, les deux rapporteur·es (MoDem et LFI) s’étonnaient en ces termes : « On peut en revanche se montrer plus dubitatif sur le financement des projets portés par le Centre des monuments nationaux, qui avait les crédits budgétaires pour les programmer lui-même intégralement, eu égard à leur nature peu onéreuse. C’est probablement là un élément à ne pas réitérer dans le cadre des éditions ultérieures de ce Loto ». Ce qui sera le cas, le CMN s’effaçant les années suivantes.
Par ailleurs, difficile de considérer le château de Bussy-Rabutin en péril alors que, classé Monument historique, il appartient à l’Etat qui lui verse, à travers le CMN, une subvention annuelle pour son entretien. Ce que, d’ailleurs, ne niait pas son président, Philippe Bélaval, répondant dans un tweet en juillet 2019 : « Le @chateaubussy @LeCMN n’est pas en état de péril global mais l’aile #Sarcus réclame une restauration que le #Loto permettra de réaliser. » [2]. Il aurait dû ajouter en partie... Parmi les critiques, « pour certaines, pertinentes » selon les parlementaires, l’une pointait une opération « initialement lancée pour permettre la conservation du petit patrimoine en péril (...) [qui] aurait finalement été dévoyée pour financer des patrimoines plus importants, et pas nécessairement en péril ». Dont acte.
Constatant que près de 73 % des projets retenus pour cette première édition étaient en fait classés ou inscrits aux Monuments historiques (ce qui donne droit à des aides de l’Etat, contrairement au patrimoine non protégé dont les crédits ont été transférés aux départements en 2004) et que 62 % appartenaient à des propriétaires publics, les parlementaires concluaient : « Ainsi, le Loto aurait finalement servi à financer des opérations qui relevaient essentiellement de l’État, à travers les DRAC [Directions Régionales des Affaires Culturelles] ou le Centre des monuments nationaux, et concernerait finalement assez peu le petit patrimoine non protégé appartenant à des propriétaires privés, ce qui était l’objectif affiché ». Même réaction du côté du Sénat qui, dans un avis présenté au nom de la commission de la culture par un sénateur (LR), émettait le souhait que « les projets soutenus par le Loto du patrimoine portent davantage sur des bâtiments relevant du patrimoine non protégé » [3].
Dans la lettre de mission à Stéphane Bern (jamais rendue publique), le Président de la République ciblait, selon Le Figaro, le « patrimoine diffus et parfois méconnu » [4]. C’est pour cela que le fonds spécifique abondé par le Loto pour aider « le patrimoine local en péril » selon la convention signée en 2018 entre le ministère de la Culture et la Fondation du patrimoine, avait été confié à cette dernière, créée justement pour venir en aide au patrimoine non protégé ou patrimoine de proximité. Stéphane Bern, lui-même, dans ses nombreuses prises de parole publiques, parlait de sa mission « pour le patrimoine vernaculaire des petits villages » [5]. Même chose dans son livre Sauvons notre patrimoine faisant office de « rapport » de sa mission bénévole, il explique viser le « patrimoine de proximité » qui « ne reçoit aucune aide » des DRAC, même s’il est ensuite plus confus, mélangeant à peu près tout [6].
La gêne était d’autant plus grande concernant le CMN, que, parmi ses 3 monuments sélectionnés, le château de Bussy-Rabutin avait été choisi pour faire partie des 18 sites emblématiques de l’opération par région, bénéficiaires d’une visibilité plus grande, en figurant notamment sur les tickets de grattage [7], et « d’enveloppes particulièrement significatives » dixit la ministre de la Culture, soit un financement plus important que les autres candidats devant se contenter d’un « saupoudrage », mot rapporté par les parlementaires et même employé par Stéphane Bern [8].
LE MINISTÈRE DE LA CULTURE MIS À CONTRIBUTION
Officiellement, le château de Bussy-Rabutin reçut l’argent du Loto du patrimoine lors d’une cérémonie de remise de chèque (géant) organisée le 15 septembre 2018, en présence de représentants de la Fondation du patrimoine Bourgogne-Franche-Comté et de la Française des Jeux. C’est à cette occasion que FR3 Bourgogne parla de « jackpot » pour le château, évoquant la difficulté « dans de petites communes de préserver le patrimoine » (sic), semblant ignorer qu’il était à la charge de l’Etat !
On pourrait parler de mise en scène car un arrangement avait en réalité été trouvé et ce ne sont finalement pas les 19,6 millions d’euros récoltés par le Loto du patrimoine qui financèrent les 3 chantiers du CMN mais directement le ministère de la Culture grâce à une subvention exceptionnelle de 14 millions d’euros, ponctionnée sur des crédits débloqués de 21 millions d’euros, qu’il était impossible légalement de transférer au fonds Mission Patrimoine [9]. Origine que confirmait le CMN dans la Gazette Drouot, indiquant « qu’il n’aura pas recours au revenu du Loto, puisque l’Etat a effectivement débloqué des crédits permettant de financer la quasi-totalité des travaux demandés [10].
C’est également ce qu’indique un panneau placé à l’entrée du domaine pour informer le public des travaux menés au château grâce au plan de relance du gouvernement. On y lit notamment : « Grâce aux fonds versés par l’Etat dans le cadre de la mission confiée à M. Stéphane Bern par M. le Président de la République, le CMN procède [à] la restauration de ces appartements et pièces de services réaménagées au XIXe siècle, mais aux décors en partie ruinés, pour les ouvrir au public ». Le site du ministère de la Culture indique, quant à lui, que les travaux de Bussy ont été réalisés « grâce aux fonds versés par l’Etat dans le cadre notamment du plan de relance du gouvernement, à l’appui de la Mission Patrimoine et avec l’apport du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté ». C’est de loin le plus exact.
Les 12 millions d’euros restant revinrent aux DRAC « afin d’apporter des subventions exceptionnelles aux projets sélectionnés (...) relevant du patrimoine classé ou inscrit au titre des monuments historiques », seuls édifices de toutes façons pouvant être aidés par le ministère. Mais attention, notait les parlementaires, « il ne s’agit pas en réalité de fonds supplémentaires mais bien du dégel de crédits monuments historiques existant ». Très exactement, le dégel de la réserve de précaution du programme 175 « Patrimoines » du budget annuel de l’Etat. Ce qui était l’exact inverse de la mission confiée à Stéphane Bern, qui était de « mobiliser de nouvelles sources de financement hors crédits de l’Etat », dixit la ministre [11]. « La somme restante [soit 7 millions d’euros] ira à du patrimoine local, pour des projets hors mission Bern, par exemple un pont à Rochefort », indiquait la directrice générale de la Fondation du patrimoine, lors d’une audition au Sénat [12].
On résolvait ainsi deux problèmes : neutraliser la polémique déclenchée par Stéphane Bern sur le fait que les 14 millions d’euros de taxes prélevées par l’Etat sur le Loto du patrimoine (comme sur tous les jeux de la FDJ) ne revenaient pas à sa mission et réserver l’argent récolté, comme cela devait l’être au départ, au patrimoine en péril non protégé. Mais impossible d’éliminer les candidatures possibles de monuments historiques, propriétés privées ou publiques, puisqu’ils figuraient dans la convention officielle du Loto du patrimoine signée entre les parties [13]. L’Etat se retrouvait, en quelque sorte, piégé. Il semblerait bien que, dans les éditions suivantes, de manière tacite, seuls les monuments historiques n’appartenant pas à l’Etat aient été retenus par la Mission Patrimoine, un savant calcul permettant de les maintenir à environ la moitié des sites aidés. Difficile de l’affirmer catégoriquement, leur propriété n’étant pas affichée clairement par la mission.
Une chose est sûre, comme l’indiquent les succincts rapports d’activité de la mission, « chaque année, le ministère de la Culture débloque des crédits correspondant au montant des taxes prélevées par l’État sur les jeux Mission Patrimoine, pour les projets protégés au titre des monuments historiques ». Ce qui constitue un « financement budgétaire indirect du Loto du patrimoine », selon un rapporteur spécial (RN) de la commission des finances de l’Assemblée nationale pour le budget 2023 du patrimoine, qui estime, d’autre part, que, aidant ainsi du patrimoine protégé plutôt que non protégé, « l’intention des joueurs au loto du patrimoine n’est donc pas pleinement respectée » [14]. Aussi, le même avait déposé un amendement avec son groupe Rassemblement national, rejeté, pour exonérer le produit du loto du patrimoine de toutes taxes, s’inspirant d’un amendement déposé au Sénat en 2018, adopté par le Sénat puis supprimé par l’Assemblée nationale, au grand dam de Stéphane Bern [15].
DERRIÈRE LA « TUYAUTERIE BUDGÉTAIRE », UNE REPRISE EN MAIN DE L’ÉTAT
Présenté comme une compensation des taxes que le ministère du Budget refusait de libérer, le gouvernement ne souhaitant pas créer « un précédent inopportun en matière de jeux de hasard » [16], le déblocage régulier des crédits, en appui de la Mission Patrimoine, arrange bien, au final, le ministère de la Culture. Alors en poste rue de Valois, Franck Riester lui-même défendait en 2018 le dispositif, évoquant une simple « question de tuyauterie budgétaire » [17]. Au-delà du fait que cela permet à l’Etat d’assumer ses devoirs vis-à-vis du patrimoine protégé (tant que celui-ci est intégré au Loto du patrimoine) comme le recommandaient les parlementaires, cela empêche une forme de privatisation de ses services, la Fondation du patrimoine, rappelons-le, étant un organisme privé, tout comme FDJ depuis 2019, la relation de la fondation avec les DRAC n’ayant d’ailleurs pas toujours été au beau fixe.
Les agents du ministère n’oublient sans doute pas, non plus, comment Stéphane Bern les a insultés lors de la mise en place de sa mission, les désignant comme « ceux qui sont en costume gris dans les bureaux du ministère » (Lemonde.fr, 07.03.2018) accusés d’être en partie responsables du « mauvais état » du patrimoine (RTL, 10.02.2018). Dans son livre, il va même plus loin, s’en prenant personnellement au « directeur général des patrimoines de l’époque, qui avait, selon lui, donné comme consignes de tout bloquer et de fermer le robinet d’informations des DRAC sur les monuments en péril à sauver », lequel aurait laissé, depuis des années, le patrimoine « se dégrader », sans que le haut fonctionnaire puisse répondre, devoir de réserve oblige [18]. La CGT Culture s’était ému de ces attaques, dénonçant dans une lettre à la ministre « une féroce campagne de dénigrement d’une partie [de ses] personnels », lui demandant de réagir [19].
Les DRAC participent à la sélection des monuments historiques candidats au Loto puis les subventionnent directement, en complément de leur aide habituelle. Les remises de chèques géants au nom de l’opération ne sont, dans leur cas, que des mises en scène, pouvant être inclues dans les contreparties exigées contractuellement par la Fondation du Patrimoine dans les conventions de financement signées avec les propriétaires des monuments. Avec un avantage pour ceux-ci. Outre la publicité générée par le fait d’être associé à une opération populaire et fortement médiatisée, ce qui est loin d’être négligeable, tant pour augmenter sa fréquentation que pour attirer d’autres financements comme du mécénat, ils bénéficient d’une augmentation de 20% du plafond de subventions généralement accordées par le ministère (20% pour les édifices inscrits, 40% pour les classés). Ce qui va dans le sens du Fonds incitatif et partenarial (FIP) lancé par le même ministère conjointement au Loto du patrimoine, afin d’aider les petites communes propriétaires de monuments historiques, mais qui n’a jamais eu les mêmes honneurs dans la presse.
En revanche, un inconvénient existe, que le Loto apparaisse, pour le grand public, comme le sauveur du patrimoine en France, Stéphane Bern en récoltant toute la gloire médiatique, ce qui se passe dans les faits, occultant, pour les édifices protégés, qu’au final c’est l’Etat qui paie. On pense par exemple au cas de l’abbaye de Sénanque (84) particulièrement éclairant.
LE SAUVETAGE DE L’ABBAYE DE SENANQUE
Joyau de l’art roman, propriété de la Congrégation des Cisterciens de l’Immaculée Conception, l’abbaye Notre-Dame de Sénanque est classée Monument Historique depuis 1921. En juin 2017, bénéficiant déjà du soutien de la DRAC et du département du Vaucluse (sans chiffrage annoncé) ainsi que de la fondation Total (150 000 €), les moines s’associent à la Fondation du patrimoine pour lancer une souscription afin de les aider à financer un programme de restitution d’éléments disparus, de mise aux normes et de travaux de restauration sans urgence, pour un coût de 1,6 million d’euros [20]. Mais en juillet 2018, c’est la panique. Des études ont décelé un risque d’effondrement de l’église abbatiale, fermée aussitôt. Des échafaudages sont montés provisoirement pour étayer le bas-côté. Un budget supplémentaire estimé à 1,2 million d’euros est nécessaire pour la sauver.
Trois mois plus tard, les moines lancent un appel pour sauver l’église, via les médias, afin de trouver 800 000 euros, cette fois en partenariat avec la discrète et efficace Fondation des monastères qui vient en aide aux communautés religieuses chrétiennes, sans savoir encore ce que verseront la DRAC, ni le département. Assez naturellement, un emballage médiatique s’en suit, tellement il semble impossible de voir disparaître un tel chef d’oeuvre. Des personnalités s’en mêlent, Elie Semoun le premier, jusqu’à Stéphane Bern qui propose d’inclure Sénanque au Loto du patrimoine. Ce qui se produit en mars 2019, faisant de l’abbaye l’un des 18 sites emblématiques de la saison, redoublant la médiatisation et engendrant un effet contraire : l’arrêt des dons ! « Les donateurs ont effectivement pensé que l’église était sauvée du fait de cette annonce », déplore l’abbaye sur son site, contrainte d’organiser une vente de charité [21]. Il ne reste alors qu’à récolter environ 300 000 euros pour sauver l’église mais reste tous les autres travaux...
L’information n’est pas toujours transparente, les deux chantiers, urgent et non urgent, se confondant souvent, ou quand les moines font paraître leur seule tribune dans la presse, dans Le Figaro Vox, citant la somme de 1,2 millions d’euros urgente pour sauver l’église abbatiale sans mentionner le soutien prévu des pouvoirs publics (contrairement à leur blog), donnant l’impression d’être totalement abandonnés [22]. A l’occasion des Journées du patrimoine, le 21 septembre 2019, la Mission Patrimoine remet un chèque (géant) de 300 000 euros à l’abbaye, en présence de représentant·es de l’Etat, des collectivités territoriales, des entreprises mécènes etc. Comme d’autres journaux, La Provence parle de « pain bénit » pour les moines et indique que les dons approchent les 3 millions d’euros. C’est un immense succès, en un temps record.
Mais quand on se penche sur la provenance des financements (reconstituée par nous avec le moins d’erreurs possible, la communauté des moines ne nous ayant pas répondu), on est étonné de constater que l’argent public couvre quasi le sauvetage de l’église, l’annonce des montants alloués étant intervenue tardivement. Ce qu’un journal comme La Croix reconnaît (même si le titre de son article dit le contraire) : « Ce sont l’État et les collectivités territoriales qui en assurent la majeure partie » [23]. Plus surprenante encore, la somme astronomique réunie par la Fondation des monastères, très loin devant celle de la Fondation du patrimoine.
Pouvoirs publics : 800 000 € (Etat/DRAC avec probablement la part du Loto du patrimoine) [24], 250 000 € (Vaucluse), 150 000 € (Région Sud), 10 000 € (Gordes).
Entreprises : 150 000 € (Total), 60 000 € (Crédit agricole), 60 000 € (Engie).
Particuliers : 980 000 € (Fondation des monastères), 290 000 € (Fondation du patrimoine), 80 000 € (Dartagnans), 80 000 € (Credofunding), 6 000 € (bornes).
S’il est indéniable que le Loto du patrimoine a accentué la visibilité de la situation critique de l’abbaye de Sénanque et qu’on ne doute pas de l’engagement personnel de Stéphane Bern auquel les moines rendent un hommage appuyé, il y a une disproportion criante entre la part prise médiatiquement par le Loto du patrimoine et les autres ressources, la majorité de l’argent nécessaire au sauvetage de l’église ayant été réuni avant même l’annonce de sa participation à l’opération. Le plus déterminant a sans doute été la forte et immédiate médiatisation dès l’appel à l’aide des moines, qui a aussi poussé les collectivités publiques à s’engager davantage.
Pour en revenir au CMN, si l’abbaye de Montmajour et le château de Castelnau-Bretenoux ont disparu des radars comme bénéficiaires du Loto, tant dans la communication du CMN que du site de la Mission Patrimoine - ils sont par exemple absents de sa rubrique « Les projets », contrairement au château de Bussy-Rabutin [25] - c’est sans doute parce que ce dernier avait été choisi comme l’un des sites emblématiques de ce premier Loto du patrimoine [26]. Pour ce dernier, l’on continue de dire au CMN que le Loto du patrimoine a permis les travaux, ce qui relève plus de la communication qu’autre chose. Avec effet, puisque la presse relaie l’information sans sourciller.
Stéphane Bern aussi tient à la fable, cherchant à entraîner derrière lui Emmanuel Macron. Début mars 2023, en marge d’un déplacement à Dijon pour les Victoires de la musique, le présentateur déclarait devant des journalistes, rapporte Le Bien public : « Bientôt, le président va venir inaugurer le château de Bussy-Rabutin avec toute une aile qu’on a financée. J’ai envie que les Français voient ce qu’on fait avec l’argent du Loto du patrimoine ». Pour l’inauguration du château rénové, le 4 avril 2023, le Président de la République, en voyage officiel en Chine, n’est pas venu. Le CMN ne dément pas l’éventualité d’une prochaine visite…
[1] Même en prenant en compte la somme très précise de 2 717 629 euros indiquée sur le site de la Mission Patrimoine pour le château de Bussy-Rabutin, que l’on suppose correspondre aux seuls travaux du bâti, la contribution du Loto ne dépasse pas les 7,5%. Sachant que le dossier de presse initial de la mission, en mai 2018, indiquait des travaux s’élevant ici... à 400 000 euros (Présentation de la mission Bern “Patrimoine en péril” et publication de la liste des projets retenus, dossier de presse, 31.05.2018).
[2] @PBelaval, 05.07.2019. Compte supprimé depuis.
[3] Sénat, « Avis présenté au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication sur le projet de loi de finances, adopté par l’Asemblée nationale pour 2019 », 22.11.2019.
[4] « Patrimoine : dans sa lettre de mission, Macron soigne Bern et ménage Nyssen », Lefigaro.fr, 26.09.2017.
[5] « Mission patrimoine : Stéphane Bern partira s’il n’est qu’un « cache-misère » », Le Journal de Saône-et-Loire, 31.08.2018.
[6] BERN S., Sauvons notre patrimoine, Paris, Plon, p. 22.
[7] Avec effet semble-t-il, puisque la fréquentation du domaine augmenta cette année de 10,37%, ce que l’on peut aussi attribuer au 400e anniversaire de la naissance du comte Roger de Bussy-Rabutin et à une exposition en partenariat avec le château de Versailles.
[8] BERN S., Sauvons notre patrimoine, Paris, Plon, 2019, p. 32.
[9] Mission Bern, « Annonce des dotations allouées aux édifices en péril de la mission Bern », communiqué de presse, 20.12.2018 : Rapport financier du Fonds Mission Patrimoine en péril ou Mission Stéphane Bern - Exercice clos le : 31 décembre 2018.
[10] La Gazette Drouot, 14.03 2019.
[11] Discours de Françoise Nyssen, prononcé à l’occasion de la présentation de la stratégie pluriannuelle en faveur du patrimoine, 17.11.2017.
[12] Sénat, Commission de la culture, de l’éducation et de la communication : compte rendu de la semaine du 4 février 2019.
[13] Une première convention relative à l’utilisation des recettes issues du Loto du patrimoine a été signée le 13 février 2018 - et rendue publique - entre le ministère de la Culture et la Fondation du patrimoine. Renouvelée pour 4 ans, une convention a été signée en 2021 entre la Fondation du patrimoine, le ministère de la Culture et FDJ, qui refusent de la communiquer.
[14] Annexe N° 12 au Rapport N° 292 (Tome III) de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2023 (n°273).
[15] Assemblée nationale, amendement n°II-CF271, Philippe Lottiaux, 14.10.2022 ; Sénat, amendement n° I-1065, Albéric de Montgolfier, 27.11.2018.
[16] Assemblée nationale, amendement N°CF403, Joël Giraud, 13.12.2018.
[17] Europe 1, 20.12.2018.
[18] BERN S., Sauvons notre patrimoine, Paris, Plon, 2019, p. 57.
[19] Lettre ouverte de la CGT-Culture à la Ministre au sujet des déclarations de Stéphane Bern, 28.03.2018.
[20] Restitution d’un sol en pierre, restitution d’un escalier, assainissement pour les eaux fluviales, installation d’un système d’éclairage, mise en conformité électrique, aménagement du parvis pour l’accessibilité des personnes à mobilité réduite, restauration de pierres des murs de l’abbatiale, restauration des pieds de baie de vitraux.
[21] « Vente de charité au profit de la sauvegarde de l’abbatiale », Senanque.fr, 18.03.2019.
[22] Pierre-Yves Rinquin, « Abbaye de Sénanque : SOS, patrimoine en danger ! », Lefigaro.fr, 12.11.2018.
[23] « L’abbaye de Sénanque, sauvée grâce aux dons », Lacroix.fr, 22.09.2019.
[24] Somme qui correspond à 57% des 1,4 million d’euros indiqués par Renzo Wieder, l’architecte chargé des travaux en concertation avec la DRAC, comprenant la mise en place de 5 contreforts autour de l’église, les reprises en sous-œuvre avec l’ajout de micropieux en fondation, la restauration des parements intérieurs et extérieurs, la réfection d’un escalier en pierre de taille menant à l’ancien dortoir des moines ainsi que de la révision de la couverture en lauzes.
[25] Une fiche a existé pour l’abbaye de Montmajour en 2018. Pas pour le château de Castelnau-Bretenoux, assez curieusement.
[26] Pour l’abbaye de Montmajour, on trouve une brève mention du soutien du Loto du patrimoine pour ses travaux dans le rapport d’activités 2019 du CMN. Rien pour le château de Castelnau-Bretenoux dont les travaux sont pourtant évoqués dans le rapport 2020.