10.12.2021 l « C’EST TRÈS BIEN D’ALLER SECOURIR temporairement les victimes des désastres, avec toutes les autorités civiles et militaires, mais cela ne fait pas pousser un sapin et ne détruit pas l’origine du mal », s’exclame, dans la presse en août 1875, le célèbre architecte Eugène Viollet-le-Duc [1]. En juin, de terribles inondations, nourries par des pluies torrentielles et la fonte soudaine de neiges pyrénéennes, ont ravagé la vallée de la Garonne, touchant particulièrement la ville de Toulouse. On déplora jusqu’à 3000 victimes.
En fin connaisseur des montagnes, le restaurateur de Notre-Dame de Paris dénonce le laxisme des humains face à ce type d’inondations causées selon lui par des torrents trop endigués en amont et des lacs de retenue naturels supprimés, à des avalanches aggravées par la déforestation et par la destruction des jeunes pousses dûe au bétail... « On ne comprend pas comment, en un siècle de lumières, aucune tentative n’est faite pour prévenir ces fléaux », s’agace-t-il. Avant de lancer l’idée d’un « congrès de l’aménagement terrestre », puisqu’on se réunit déjà sur tout. En quelques six mois, il aura abordé le sujet à quatre reprises dans la chronique hebdomadaire qu’il tient dans le journal Le XIXe siècle [2].
S’il s’intéresse autant à la question, c’est qu’il arpente depuis 1868 le Mont-Blanc, dans le but de l’étudier de fond en comble. Il accumule notes, relevés, croquis et aquarelles, équipé d’un instrument dernier cri, un téléiconographe. S’il s’aventure dans un domaine dont il n’est pas spécialiste, bien que depuis toujours passionné de géologie, c’est pour échapper aux « petits intrigues » et « petites rancunes » de ses confrères architectes, comme il le confie à son épouse [3]. Il est suffisamment crédible scientifiquement pour être reçu en 1874 par la très savante Société de Géographie afin de présenter la nouvelle carte topographique du mont qu’il vient d’achever et rejoint la même année, dès sa création, le Club Alpin Français en tant que membre fondateur [4]. Sa carte améliore nettement la connaissance des reliefs, même si elle apparaît trop artistique par certains côtés [5]. L’année suivante, il publie son ouvrage, résultat d’années d’observation : « Massif du Mont Blanc - Étude sur sa constitution géodésique et géologique sur ses transformations et sur l’état ancien et moderne de ses glaciers » [6].
Le dernier chapitre porte sur l’« influence des travaux de l’homme sur l’économie des cours d’eau ». Ses conclusions sur la responsabilité humaine sont implacables : « Remontant les vallées, l’homme a voulu faire contribuer à ses besoins les grands laboratoires montagneux. Pour trouver des prairies sur les rampes, il a détruit de vastes forêts ; pour trouver des champs propres à la culture, dans les vallées, il a endigué les torrents, ou a supprimé leurs sinuosités, précipitant ainsi leur cours vers les régions basses ; ou bien, amenant les eaux limoneuses dans les marais, il a desséché ceux-ci en supprimant quantité de retenues accidentelles ». Il s’en prend à « l’incurie des montagnards » et n’est pas tendre avec les bergers qualifiés d’« ennemis des forêts ».
Ecologiste avant que le mot ne fasse florès, il appelle à une prise de conscience collective, à une approche scientifique des catastrophes dites naturelles, à réparer ce qui peut l’être en « provoqu[ant] chez les ingénieurs une étude attentive et pratique de l’aménagement des cours d’eau dans les montagnes ». Loin de rester dans la critique, il propose des solutions, pour la plupart déjà connues mais appliquées trop rarement selon lui. Pour cela, il faudrait dépasser les intérêts particuliers, dit-il, et instaurer « un règlement d’intérêt public » en haute montagne, comme cela se fait pour la voirie en ville.
Pour freiner les avalanches, il préconise de (re)créer des obstacles sur les pentes, en reboisant les couloirs mis à nu par les bûcherons trouvant là un moyen facile de transporter les troncs par glissade, en érigeant des barrages de pierres plus en amont que cela n’existe déjà. Pour prévenir les inondations, il propose de redonner aux réservoirs naturels transformés en pâturage leur fonction initiale, celle de retenir les eaux de fonte des neiges et de pluies, ce qui aurait pour vertu d’encourager la végétation et de ralentir le cours des torrents. Pour retenir pierres et boues emportées dans les flots jusqu’à se retrouver dans les champs, il suggère de rétablir paliers et sinuosités, en créant, dans leur lit, de « petits barrages ».
Son approche est résolument écologique. « C’est en aidant aux procédés que la nature emploie, et non en cherchant à les vaincre, qu’on peut modifier un état de choses fâcheux », énonce-t-il. Certaines de ses sentences sont prophétiques : « Que de maux l’homme pourrait éviter si, au lieu de contrecarrer la nature dans son œuvre, il pénétrait ses desseins et se prêtait à leur accomplissement ! » ; ou, faisant parler la Providence : « Le malheur est que chacun, sur votre petit globe, ne songe qu’à son intérêt propre » [7].
La publication de son livre sur le Mont-Blanc ne tarit pas l’intérêt de Viollet-le-Duc pour le réaménagement des montagnes et leur reboisement. Bien au contraire. Il y consacre trois nouvelles chroniques en 1879, avant de décéder en septembre dans son chalet de Lausanne, à 65 ans [8]. Mais son intérêt datait de bien plus loin puisqu’en 1856, il publiait déjà dans l’Encyclopédie d’architecture un texte de commande intitulé « Inondations de 1856. Recherches sur leurs causes et les moyens à employer pour les prévenir » où il dénonçait l’emprise néfaste de l’être humain sur la nature, constatée depuis bien longtemps : « Dans mes longues courses en France depuis vingt-cinq ans, j’ai déploré bien des fois l’abandon dans lequel étaient laissées nos montagnes et nos vallées hautes, la dévastation des vieilles forêts et le peu de souci que les populations prennent des cours supérieurs des rivières ».
Des solutions, il en avaient déjà, les mêmes qu’à la fin de son existence : « Il faut aller chercher la cause du mal à son origine, dans le coeur de ces montagnes trop abandonnées de nos jours ; convertir en lacs une partie notable des hautes vallées, refaire enfin le travail que la nature avait fait et que les hommes ont successivement détruit depuis plusieurs siècles ». Eugène Viollet-le-Duc aura finalement passé toute sa vie à alerter sur le sujet. Son fils, Eugène-Louis, en témoignera : « Tout ce qui se rattachait à cette question avait à ses yeux une importance capitale pour le pays, et nous l’avons entendu bien souvent, à ce sujet, déplorer la facilité avec laquelle on oublie chez nous les désastres causés par les inondations. » [9].
VIOLLET-LE-DUC ET SON « PROJET DE RESTAURATION DU MONT-BLANC ! »
Pourtant, les intentions très pragmatiques d’Eugène Viollet-le-Duc ont pu être bizarrement comprises du milieu de l’art. Lors de la dernière grande exposition que la France lui a consacrée en 2014 pour le bicentenaire de sa naissance, « Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte » à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, il lui fut prêté « un projet de restauration du Mont-Blanc ! », point d’exclamation compris [10]. Information reprise telle quelle dans un certain nombre de médias, y compris spécialisés [11]. Le quotidien Libération consacra même un article à ce qu’il qualifiait de « fantaisie », à ranger, selon le journaliste, parmi les « délires romantiques » de l’architecte évoqués par le commissaire scientifique de l’événement, Jean-Michel Leniaud [12].
Combien avons-nous été à comprendre, comme le critique du Monde écrivant : « Il va même jusqu’à imaginer des montagnes telles qu’elles étaient lorsqu’elles sont sorties de la croûte terrestre. Et à envisager une possible restauration grandeur nature du mont Blanc afin de lui rendre son élan originel » ? [13]. Quant au Parisien, il faisait pratiquement passer l’architecte pour un doux dingue : « Montagnard aguerri, le dandy parisien, qui léguera son corps à la science, voulait même restaurer le Mont-Blanc, par une technique de cristallisation et des calculs mathématiques, pour gommer l’érosion de l’ère glaciaire... Des visions qui ne le servent pas aujourd’hui » [14].
L’AFP fut de loin la plus sobre : « Pendant ses voyages en France, il dessine de nombreux rochers et propose même une restitution du Mont-Blanc en cherchant à retrouver son état avant les érosions » [15]. Et finalement plus proche de la réalité car il semble bien que sont confondues ici les recherches de Viollet-le-Duc sur la formation du massif - certains de ses dessins sont des tentatives de reconstitution d’états anciens - et ses propositions de restauration de dispositifs naturels pour lutter contre les cataclysmes. Lui-même, tirant un enseignement de ses observations, faisait clairement la distinction, précisant en introduction du dernier chapitre de son livre sur le Mont-Blanc : « L’étude des soulèvements ne doit pas se borner à un résultat purement spéculatif, et le caractère particulier aux sciences naturelles, aujourd’hui, est d’entrer forcément dans le domaine de la pratique ». S’en suivent ses idées d’aménagement.
Mais alors, d’où vient cette information erronée ? A aucun moment dans son texte sur le Mont-Blanc, ni dans ses diverses chroniques sur la montagne dûment recensées, Viollet-le-Duc n’exprime le désir d’une restauration du massif dans son état primitif - entreprise qui serait proprement délirante -, en dehors de l’imagination. « Il n’est pas de plaisir et d’heureuse fortune qui vaille, à mon avis, les journées passées au travail entre 3,000 et 4,000 mètres d’altitude, sous un beau soleil et quand on domine ces vastes solitudes de névés que percent des pointes de rochers déchirés ; ruines gigantesques que l’imagination cherche à reconstruire », écrit-il dans son introduction. On n’en trouve pas trace non plus dans les catalogues des grandes expositions précédentes le concernant, ni dans les ouvrages de référence consultés (sans bien sûr être exhaustif vu la quantité d’écrits le concernant), jusqu’à sa biographie la plus récente et la plus complète de Georges et Olivier Poisson [16]. L’historien de l’art Laurent Baridon, auteur de l’ouvrage tiré de sa thèse, « L’imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc » (éd. L’Harmattan, 1996), est assez clair, au chapitre Géologie : « Viollet-le-Duc envisage de restaurer la montagne, d’un point de vue graphique s’entend » et « On ne trouve pas sous sa plume, il faut le reconnaître, l’expression de restauration de la montagne ».
L’exposition « Viollet-le-Duc et la montagne », qui s’est tenue à Paris en 1993 à l’Hôtel de Sully, est évidemment pour nous la plus intéressante. Si son catalogue évoque ses essais, dessinés, de « reconstitution paléogéographique » et l’analogie qu’il établit entre architecture et géologie, les auteurs ne font pas la confusion avec ses propositions de « mesures pour la conservation des versants et pour la lutte contre l’érosion, les avalanches et les glissements de terrain » [17]. Le catalogue reproduit d’ailleurs plusieurs de ses chroniques de presse sur ses idées de reboisement et de corrections torrentielles. Ce qui n’empêche pas Le Monde de titrer sa recension de l’exposition « L’homme qui voulait reconstruire le Mont-Blanc », alors que son contenu évoque bien un travail spéculatif, une reconstitution par le dessin ! [18]
UN MOUVEMENT D’OPINION POUR REBOISER LA MONTAGNE
Cependant, le plus étrange est que personne, parmi les spécialistes de l’architecte, n’ait fait le lien avec le mouvement d’opinion qui montre qu’à son époque, Eugène Viollet-le-Duc était loin d’être le seul à dénoncer la situation problématique des montagnes françaises. Strictement rien de farfelu là-dedans. Leur dégradation due à l’activité humaine, au surpâturage et à la déforestation, était connue depuis la fin du 18e siècle. Des érudits dénonçaient déjà les erreurs passées et une première étude fut publiée en 1797 [19]. Contemporains de Viollet-le-Duc, on retrouve la même dénonciation chez le célèbre géographe Elisée Reclus qui publia en 1864 un texte considéré comme fondateur de l’écologie, « De l’action humaine sur la géographie physique », ou chez l’historien Jules Michelet en 1868 dans son ouvrage La Montagne [20].
De nos jours, on a du mal à imaginer l’état de la montagne à cette époque. En 1846, l’économiste Adolphe Blanqui évoque, dans un rapport officiel sur les Alpes-Maritimes, « une image de désolation et de mort ». En 1868, un conseiller d’Etat fait le même constat : « Ce qui frappe tout d’abord, quand on parcourt les parties montagneuses du département des Basses-Alpes, c’est l’aspect imposant, mais triste et désolé, qu’elles présentent. A la place des grandes forêts ou des riches pâturages qui, suivant la tradition locale, les couvraient autrefois, elles ne montrent plus que des cimes dénudées, des pentes arides où quelques broussailles retiennent encore le peu de terre végétale que les eaux n’ont pas entraînée, et des ravins profonds où les torrents ont roulé d’énormes avalanches de roches et de graviers ». Dans un livre qui cite ces deux auteurs, un ingénieur qui marquera la question comme on le verra, se souvient en 1882 de « régions dévastées », dans un « état de ruine » [21].
Viollet-le-Duc, citoyen investi dans la vie publique (il fut notamment conseiller municipal de Paris), n’était pas le seul à prôner ses solutions. La question agitait depuis longtemps les milieux concernés. En 1841 parut « par ordre de M. le Ministre des travaux publics » le texte remarqué d’un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, Alexandre Surell, en poste à Embrun : « Étude sur les torrents des Hautes-Alpes » [22]. Formulant des idées alors en cours, il préconisait la revégétalisation des sols par régénération ou reboisement afin de lutter contrer les inondations : « La végétation est le meilleur moyen de défense à opposer aux torrents. Si l’on part de cette idée, les problèmes sont ramenés à la discussion des procédés à suivre pour jeter la plus grande masse possible de végétation, soit sur les terrains menacés par de futurs torrents, soit à l’entour des torrents déjà formés. L’art se bornera alors à imiter la nature... ». Il préconisait d’intervenir plutôt dans « les régions supérieures de la montagne » et de construire, là où l’eau creuse dangereusement les rives d’un torrent, des murets ou des barrages en pieux et branchages, ce qu’on appelle des clayonnages.
Il abordait non seulement les questions techniques mais aussi législatives, encourageant l’Etat à intervenir, à assumer les dépenses directement ou via des subventions, à placer l’intérêt général, « l’utilité publique », au-dessus des intérêts des particuliers et des communes quite à exproprier, pour des bienfaits attendus au-delà du département [23]. Si l’ouvrage eut un fort impact dans son milieu - un « cri d’alarme » selon son auteur -, il fallut attendre près de 20 ans, un projet de loi avorté en 1847, le choc des inondations de 1856 et la décision de Napoléon III pour que cela se traduise par une loi sur le reboisement des montagnes le 28 juillet 1860, complétée par une seconde le 8 juin 1864 sur le gazonnement. Le suivi fut confié à l’administration des Eaux et Forêts qui expérimenta grandeur nature différents dispositifs dans les Cévennes, les Alpes et les Pyrénées. Cependant, malgré un fort investissement du service des forestiers, le résultat fut limité, son action rencontrant l’opposition des éleveurs de montagne. Il y eut des manifestations, et même des émeutes. Près d’Embrun, des chantiers de plantations furent envahis [24].
Eugène Viollet-le-Duc avait-il connaissance de la publication de Surell (rééditée en 1870) et de ses suites législatives à la parution de son propre ouvrage sur le Mont-Blanc en 1876 ? Pas si sûr [25]. On peut même en douter. Il n’y fait pas allusion alors qu’il cite l’étude d’un inspecteur en chef des travaux publics suisse et espère même « provoquer chez les ingénieurs une étude attentive et pratique de l’aménagement des cours d’eau dans les montagnes » [26]. Malgré tout, on retrouve, en 1874, le nom d’Alexandre Surell parmi les près de 140 membres fondateurs du Club Alpin Français auxquels fait également partie Viollet-le-Duc, sans que cela prouve qu’ils se soient rencontrés, ni connus.
LA RESTAURATION DES TERRAINS DE MONTAGNE EN MARCHE
En revanche, on sait que l’architecte visita ensuite, lors de l’Exposition universelle de 1878, le pavillon de l’administration des Eaux et Forêts, vaste chalet qui présentait, entre autres choses, les essais de reboisement entrepris dans les montagnes françaises à l’aide de cartes, de dessins, de vues photographiques d’Eugène de Gayffier et de plans en relief. Viollet-le-Duc s’en dit très intéressé dans une lettre de remerciement adressée en février 1879 à un ingénieur des Eaux et Forêts, Prosper Demontzey, qui lui envoyait un livre dont il était l’auteur : « Étude sur les travaux de reboisement et de gazonnement des montagnes » [27]. En 1875, l’Administration des forêts, désireuse de dresser un bilan de l’expérience acquise depuis la loi de 1860, sollicita par concours ses agents afin de rédiger un traité pratique. C’est l’étude de ce conservateur des forêts à Aix qui, dès 1853 avait entrepris des travaux de reboisement en Algérie avant de diriger, à partir de 1862, ceux entrepris dans les Alpes, qui fut retenue avec louanges, puis éditée avec la bénédiction du ministre de l’Agriculture et du Commerce.
Viollet-le-Duc était d’autant plus sensible à ce « bel ouvrage » comme il le qualifia, qu’il s’ouvrait sur une citation de son propre livre sur le Mont-Blanc choisie comme épigraphe : « Il n’est pas dans la nature de petits moyens, ou plutôt l’action de la nature ne résulte que de l’accumulation de petits moyens. L’homme peut donc agir à son tour, puisque ces petits moyens sont à sa portée et que son intelligence lui permet d’en apprécier les effets ». Il fait partie de la liste des sept ouvrages recommandés (avec celui de Surell) par l’auteur dans le premier chapitre, Viollet-le-Duc étant le seul qui ne soit pas du « métier ». Demontzey renvoie ensuite à cinq reprises vers son texte, lui emprunte même des figures, jusqu’à le citer sur deux pages, s’en expliquant ainsi : « Ces pages d’une vérité si frappante (et nous en passons des meilleures) sont empruntées à l’étude du massif du mont Blanc, publiée par un savant observateur qui, par ses travaux et sa spécialité, ne peut être taxé de professer pour les forêts une prédilection qui risquerait d’être traitée de partiale chez un forestier ». Dans sa réédition de 1882, Demontzey se souviendra de « ce grand architecte, cet illustre savant, qui aimait la forêt par ce motif même qu’il avait appris à connaître la montagne ».
Comme il le lui promettait dans sa lettre, Viollet-le-Duc fit l’éloge du livre de Prosper Demontzey dans une nouvelle chronique publiée en avril 1879, agrémentée d’une pique anticléricale, aspect peu connu de l’architecte : « Voilà un de ces livres que nous voudrions voir introduire dans tous nos grands établissements d’enseignement et qui remplacerait avantageusement bon nombre d’ouvrages au moins inutiles, répandus à profusion par le monde clérical dans ces mêmes établissements » [28]. Il s’y disait « heureux de constater qu’un spécialiste, ayant passé sa vie à réunir des études relativement à l’influence de la végétation sur les cours d’eau, soit entièrement d’accord avec [lui] ». On note qu’il connaissait désormais la loi de 1860 et ses « demi-mesures ». Tout en rendant justice « aux travaux sérieux » des forestiers « dans les hautes vallées alpestres », il appellait à entrer « dans la voie des grands travaux ». Son souhait sera exaucé mais, malgré encore deux chroniques sur le sujet, décédé en septembre de cette même année, il ne le verra pas.
« Le temps des essais et des incertitudes est passé, et désormais le gouvernement de la République consacrera certainement à ces utiles opérations de reboisement des montagnes toutes les ressources nécessaires », commentait une éminence à la parution du livre de Prosper Demontzey en 1879 [29]. Effectivement, dès 1880, de nouvelles allocations budgétaires furent allouées au reboisement, donnant à ces travaux « une nouvelle et énergique impulsion », rapportait un officiel [30]. Enfin, le 4 avril 1882, une nouvelle loi fut votée cette fois par la IIIe République, plus complète que les précédentes, « relative à la restauration et à la conservation des terrains en montagnes ». Elle consacra la doctrine de la R.T.M. (Restauration des Terrains en Montagnes) appliquée massivement jusqu’à la Première Guerre mondiale, toujours en vigueur à l’Office national des forêts (ONF) et imitée depuis à l’étranger. Prosper Demontzey est considéré comme son inspirateur, il deviendra ensuite chef du service du reboisement de la direction des Forêts du ministère de l’Agriculture.
Demontzey bénéficiera d’une certaine notoriété, au point d’être caricaturé en « Hercule du reboisement soutenant les montagnes » ! Décédé en 1898, un monument commémore sa mémoire au col du Labouret, constituant, pour ses initiateurs, non seulement « un hommage mérité au grand reboiseur que fut Demontzey, mais à l’oeuvre elle-même de reboisement dont il fut un des meilleurs ouvriers » [31]. Il fut inauguré le 13 septembre 1922 par le ministre de l’Agriculture, en présence de nombreuses personnalités.
UNE MÉCONNAISSANCE GÉNÉRALE DE L’AVENTURE RTM
On voit que le désir de Viollet-le-Duc de « restaurer » la montagne n’avait rien d’extravagant et qu’il ne s’agissait nullement de lui rendre son état primitif. Il y aurait un travail à faire pour mesurer son influence sur l’émergence de la politique de la RTM, lui qui servit de caution morale à son principal artisan. En menant une étude comparative approfondie des ouvrages de Surell, Demontzey et du sien, et en analysant la portée de ses chroniques dans la presse, comme sensibilisation de l’opinion et des politiques.
En 2005, au Museon Arlaten d’Arles, se tint l’exposition « Restaurer la montagne : photographies des Eaux et forêts du XIXe siècle » organisée par le Conseil général des Bouches-du-Rhône [32]. Car la prise de vue fut constitutive de l’aventure, non seulement pour documenter les étapes de reboisement et leurs effets sur le paysage de décennie en décennie, mais aussi pour témoigner du travail accompli, à la manière du « service des Monuments historiques, qui avait photographié à partir de 1851 les richesses architecturales de la France, afin de convaincre de la nécessité de leur restauration », indique le catalogue. Un lien de plus avec Viollet-le-Duc. Prosper Demontzey y consacra même un livre en 1886 : « L’Application de la photographie aux travaux de reboisement ».
Dans le catalogue de l’exposition, Viollet-le-Duc n’y est vraiment cité que dans un texte très intéressant d’une historienne de la photographie, Luce Lebart, paru initialement, en 1997, dans la revue Etudes photographiques. Si celle-ci établit un lien entre l’architecte et la RTM disant qu’il a « popularisé » le sujet du reboisement, elle relaie cependant en note la fausse information d’un Viollet-le-Duc souhaitant reconstruire la montagne ! [33] Dans les autres textes sur l’historique des lois menant à la RTM, hormis une occurence, il n’est même pas cité, pas plus que son livre sur le Mont-Blanc ne l’est dans la bibliographie.
Cela reste donc un mystère : pourquoi personne parmi les spécialistes de l’architecte - guère plus, semble-t-il, du côté des forestiers qui lui ont préféré, et c’est peut-être normal, des ingénieurs -, personne n’a jamais abouti à la conclusion qu’Eugène Viollet-le-Duc a participé activement à ce vaste mouvement ? L’explication réside peut-être dans la méconnaissance générale de l’aventure incroyable que fut la restauration des montagnes françaises à la fin du 19e (moi le premier, avant cet article). Même chez les « montagnards actuels » indique un responsable RTM des Hautes-Alpes dans le catalogue de cette dernière exposition. Et, comme le déplore également ce passionnant reportage de l’Office national des forêts, qui nous offre la meilleure des conclusions : « Ce que l’homme a détruit, il est capable de le reconstruire ». Viollet-le-Duc n’aurait pas dit mieux.
[1] Le XIXe siècle, 16.08.1875.
[2] Le XIXe siècle, 26.07.1875, 09.08.1875, 16.08.1875, 03.01.1876.
[3] Catalogue « Viollet-le-Duc », Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 19 Fevrier-5 Mai 1980, p.361.
[4] « Nouvelle carte topographique du massif du Mont Blanc » par E.Viollet-le-Duc, communication faire à la Société dans sa séance du 28 mars 1874, Bulletin de la Société de Géographie, 07.1874.
[5] « La carte, qui porte son nom, fut éditée en 1876 à l’échelle du 40.000e. Comparée aux travaux antérieurs, elle marque une réelle amélioration dans la représentation des masses rocheuses et des limites des glaciers qui jusqu’alors, avait été trop schématisée dans les parties de haute montagne. Il est à regretter que le figuré du terrain dans les parties basses ait été traité d’un point de vue purement artistique : ni courbes, ni hachures ; simplement un dessin à la plume représentant les grands mouvements. » in « La carte du Mont Blanc au 10.000e de l’Institut Géographique National » par E. BABY, ingénieur en Chef Géographe, La Montagne : revue mensuelle du Club alpin français, 1952.
[6] Eugène Viollet-le-Duc, « Le Massif du Mont Blanc - Étude sur sa constitution géodésique et géologique sur ses transformations et sur l’état ancien et moderne de ses glaciers », Paris, J. Baudry, 1876. Il publie également une carte topographique chez le même éditeur.
[7] Le XIXe siècle, 09.08.1875.
[8] Le XIXe siècle 02.04.1879, 18 & 20.05.1879.
[9] « Lettres inédites de Viollet le Duc : [6 mai 1844-2 septembre 1879] / recueillies et annotées par son fils [Eugène-Louis Viollet le Duc] », 1902, p.169.
[10] Exposition « Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte », Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, 20 novembre 2014 au 9 mars 2015. Extrait du catalogue (Norma Editions), repris dans le dossier de presse : « Au cœur de sa réflexion théorique sur le style, on trouve chez Viollet-le-Duc l’idée que les lois de la nature donnent une analogie de la création architecturale, en particulier le processus d’élaboration des cristaux de roche et celui de la transformation de la graine en végétal. De là vient un intérêt passionné pour la montagne et la géologie qui le conduit à rédiger un projet de restauration du Mont Blanc ! » (p.195).
[11] On retrouve la mention d’un « projet de restauration du Mont-Blanc » de Viollet-le-Duc dans les médias suivants : L’Oeil (01.12.2014), Le Figaro (26.12.2014), Beaux-Arts (06.01.2015), La Tribune de l’Art (avec le !) (18.02.2015).
[12] Edouard Launet, "Viollet-le-Duc au sommet de son art”, Libération, 15.12.2014.
[13] Jean-Jacques Larrochelle, « Viollet-le-Duc, bâtisseur de rêves », Le Monde, 02.01.2015.
[14] « Viollet-le-Duc, sauveur de Notre-Dame », Le Parisien, 26.01.2015.
[15] « Viollet-le-Duc romantique et visionnaire à la Cité de l’architecture », AFP, 27.11.2014.
[16] Dans le livre « Eugène Viollet Le Duc : 1814-1879 » de Pierre-Marie Auzas (éd. Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1979) un texte est consacré à son rapport à la montagne, sans aucune mention d’un projet de restauration. Idem dans le catalogue de l’exposition du Grand Palais en 1980, ni dans le livre de Françoise Bercé (éd. du Patrimoine CMN, 2019), ni dans biographie récente « Eugène Viollet-le-Duc - 1814-1879 » de Georges Poisson et Olivier Poisson (éd. Picard, 2014).
[17] « Viollet-le-Duc et la montagne », par la Caisse nationale des monuments historiques et des sites et l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Paris, Hôtel de Sully, 9 avril-11 juillet 1993. Catalogue « Viollet-le-Duc et la montagne », sous la direction de Pierre-A. Frey, éd. Glénat, 1993. Jörg Winistörfer (p.23) : « Aménagiste avant l’heure, il propose des mesures pour la conservation des versants et pour la lutte contre l’érosion, les avalanches et les glissements de terrain. Les cours d’eau, l’hydrologie fluviale et torrentielle font l’objet de descriptions et de propositions d’aménagement qui doivent permettre de stabiliser et de contrôler le fond des vallées. Se présentant comme un véritable traité de morphologie appliquée, le texte et les croquis sur le Mont-Blanc ouvrent des perspectives que les écologistes redécouvriront un siècle plus tard. » On verra que cette dernière phrase est fausse.
[18] « EXPOSITION L’homme qui voulait reconstruire le MontBlanc », Le Monde, 15.05.1993.
[19] L’abbé Rozier en 1785 : « Au mot défrichement, j’ai fait voir l’abus criant de cultiver les montagnes trop inclinées, et la faute presque irréparable que l’on a commise en coupant les bois qui ombrageaient leur sommet » ; l’historien Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy en 1788 : « Les montagnes de cette province [Auvergne] étaient couvertes de bois. Leur dépouillement a été une funeste ressource parce qu’elle ne pouvait être que momentanée, on a cru la prolonger en la défrichant, mais les inondations ayant emporté les terrains, il ne reste à la plupart qu’un roc sec et aride, l’agriculture, loin d’y gagner, en a souffert ». Cités dans « Histoire du paysage français - De la préhistoire à nos jours », Jean-Robert Pitte, éd.Tallandier, 2001, p.236-237. En 1797, Jean-Antoine Fabre publia « Essai sur la théorie des torrens et des rivières, contenant les moyens les plus simples d’en arrêter les ravages... ».
[20] « Travail double. Elle [la forêt] reçoit, elle arrête et divise tous les ravinages d’en haut qui dépouilleraient la montagne... » (p.214) ou « Sans doute elle fonderait en juillet, mais sa masse rompue, divisée en ruisseaux ne ferait pas torrent si l’antique forêt qui était là eût été respectée, si la hache avait craint de détruire la barrière vivante, qu’ont longtemps respectée, honorée nos aïeux. » (p.282) in « La Montagne », Jules Michelet, 1868.
[21] Ces trois citations émanent de « Traité pratique du reboisement et du gazonnement des montagnes », Prosper Demontzey, 1882.
[22] Alexandre Surell, « Étude sur les torrents des Hautes-Alpes », Carilian-Gœury et V. Dalmont, Paris, 1841. Rééditée en 1870.
[23] « Je crois donc que toutes les personnes qui ont réfléchi sur ces matières seront de mon avis, quand je dirai que l’effet des reboisements, s’ils étaient étendus à plusieurs départements, se ferait immédiatement ressentir par l’amélioration du régime des eaux courantes, dans une grande partie du bassin du Rhône. La navigation et le flottage seraient rendus plus faciles, les divagations plus rares, les crues moins désastreuses. Le bienfait s’étendrait à la fois sur le commerce et sur l’agriculture, et dans une sphère qui irait bien au delà de l’enceinte même où se feraient les travaux.— On ne comprendrait plus, devant un intérêt devenu aussi général, que de pauvres localités supportassent seules les frais d’une opération qui rayonnera si loin, et profitera à tant d’intérêts divers. » p.262, réédition de 1870.
[24] « Les lois du 28 juillet 1860 et 8 juin 1864 sur le reboisement et le gazonnement des montagnes », Pierre Fourchy, Revue de Géographie Alpine, 1963.
[25] Le livre d’Alexandre Surell n’est pas signalé dans l’inventaire de la bibliothèque de Viollet-le-Duc publié par Laurent Baridon (« L’imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc », éd. L’Harmattan, 1996).
[26] A la fin de son ouvrage : « Si ces pages peuvent contribuer à éveiller l’attention du public sur ces questions, bien autrement importantes que la plupart de celles dont l’opinion se préoccupe, si elles peuvent provoquer chez les ingénieurs une étude attentive et pratique de l’aménagement des cours d’eau dans les montagnes, si elles font admettre dans les administrations compétentes que ce n’est pas dans les bureaux, mais sur le terrain, qu’il faut essayer de résoudre ces problèmes, nous nous considérerons comme largement payé de nos fatigues, de nos peines et de nos sacrifices. »
[27] « J’avais déjà vu à l’Exposition des modèles très intéressants concernant le reboisement des pentes et le réglage des torrents », lettre de Viollet-le-Duc à Monsieur P. Demontzey, conservateur des forêts, 08.02.1879.
[28] « Le Reboisement des montagnes », Le XIXe siècle 02.04.1879.
[29] Hervé Mangon, membre de l’Institut, directeur du Conservatoire des Arts et Métiers, intervention à l’Académie des Sciences, 12.05.1879. Cité dans « Traité pratique du reboisement et du gazonnement des montagnes », Prosper Demontzey, 1882.
[30] Cyprien Girerd, Sous-Secrétaire d’État, Président du Conseil d’Administration des Forêts, dans un rapport adressé au Ministre de l’Agriculture et du Commerce, cité dans l’avertissement du « Traité pratique du reboisement et du gazonnement des montagnes », Prosper, Demontzey, 1882.
[31] La Revue du Touring Club de France, n°351, 12.1923.
[32] « Restaurer la montagne : photographies des Eaux et forêts du XIXe siècle », Museon Arlaten, Arles, 11 décembre 2004-21 août 2005. Catalogue « Restaurer la montagne : photographies des Eaux et forêts du XIXe siècle », Collectif, Somogy éditions d’art, 2004.
[33] Dans la note 19, Luce Lebart affirme que « Viollet-le-Duc envisage de véritables projets de restauration des montagnes (en particulier la reconstruction des aiguilles de Chamonix) », se référent au catalogue d’exposition « Viollet-le-Duc et la montagne », qui évoque un travail spéculatif par le dessin.