24.03.2021 l ROUGE CERISE. D’après les archives, c’était la couleur du badigeon recouvrant les briques de cette cité ouvrière à sa construction achevée en 1861 par la Compagnie des mines de Bruay près de Béthune, aujourd’hui Bruay-La-Buissière, anciennement Bruay-en-Artois (oui, celui de l’affaire), petite ville de 22 000 habitant·es.
Depuis les travaux de réhabilitation à 15 millions d’euros décidés par la Communauté d’agglomération de Béthune-Bruay et menés entre 2013 et 2018 par l’architecte Philippe Prost que l’on connait pour son remodelage soigné de la Monnaie de Paris, ses murs ont retrouvé leur teinte d’origine, qui oscille, selon la lumière, entre l’orange et le carmin [1]. Associée à celles des fenêtres et portes peintes en vert et cintrées de blanc, c’est ce jeu de couleurs qui frappe en premier quand on se promène librement entre ses bâtiments. Cela n’en rend que plus pittoresques les charmantes petites bicoques qui parsèment la cité, remises à tout faire appelées « carins ». Ce sont ses plaques de rues, de savants ayant contribué à l’invention de l’électricité, qui ont donné son nom d’usage à la cité.
Vient ensuite le décor paysager, subtilement redessiné par l’agence FORR à partir des jardins potagers d’origine. Chaque famille, au départ issue des campagnes environnantes, se voyait attribuer un lopin de terre, avec un arbre fruitier au choix. Les paysagistes les ont réactivés, la récolte des variétés anciennes réintroduites venant inspirer le chef cuisinier dans le restaurant de la cité. Les jardins de différentes natures (potagers, partagés, pédagogiques, d’artiste, verger...) coexistent, entretenus par deux médiatrices-jardinières qui s’occupent, outre des publics, des poules et des lapins ! On peut venir pique-niquer sur la pelouse en toute liberté. A cette saison où la végétation est encore somnolente, on visualise mieux la trame très structurante au sol, soulignée par des chemins de caillebotis bordés de cailloux gris. Le piquet de potager, plus ou moins haut, devient un élément de langage visuel, ponctuant l’espace, en bordure ou en clôture. Un paysage très grapĥique qui attend d’être débordé par la nature. Question de semaines.
Le site que l’on découvre est tellement pimpant, même sous un ciel gris, qu’on en oublierait presque que ces 43 logements (ou corons) abritaient des familles de mineurs au labeur harassant et aux poumons encrassés. Loin de son état d’avant restauration, certes dégradé et en partie désaffecté, qui a servi de décor à une scène du film culte Bienvenue chez les Ch’tis en 2007. De quoi nous rappeler que le patrimoine restauré est souvent un patrimoine idéalisé, figé dans un état de perfection que sans doute personne n’aura jamais connu.
La vie ne devait pas être plus facile pour les femmes, astreintes aux nombreuses tâches ménagères pour une descendance parfois très nombreuse. La lessive devait être particulièrement rude quand il s’agissait d’entretenir la tenue du mari mineur. Si la dernière fosse de Bruay a fermé en 1979, essaimant, dans la région, des terrils (se prononce terri), les maisons furent occupées jusqu’en 2013. En cent cinquante ans, s’y sont succédé, au gré des vagues migratoires qui ont fait la richesse du Nord, familles belges, polonaises, italiennes, portugaises, algériennes, marocaines... Et bien sûr, françaises.
Pour avoir une idée des conditions de vie, il faut se rendre dans l’un des barreaux de la cité (rangée de plusieurs corons), transformé en espace muséographique. On y est accueilli par un magnifique « écorché architectural » en anamorphose, constitué, pour les murs, des couches superposées des papiers-peints d’origine. Il arrivait qu’on en change chaque année, et même parfois tous les six mois, pour la fête de la Sainte-Barbe, patronne des mineurs, et à la ducasse, kermesse locale ! Par goût peut-être mais surtout pour des questions d’isolation. De la même façon que les premières familles collaient des couches et des couches de papier journal. Pour montrer l’état d’un logement à sa livraison, une pièce a été restituée avec son sol en tomettes et ses murs nus, recouverts d’un étonnant badigeon à la chaux bleuie aux vertus prophylactiques. Cela ne suffisait visiblement pas à masquer la piètre qualité des matériaux de construction.
La vie quotidienne des habitant·es du bassin minier se découvre grâce à des photos collées sur des panneaux pivotants, avec citations au revers, astucieux moyen de gagner de la place : sorties du travail, cours de repassage pour les femmes, activités sportives pour les enfants, scène de bal... Tout n’était pas que peine dans cette vie grise. Mais tout était surveillé.
Dans le bâtiment contemporain construit à l’orée du complexe, qui épouse les dimensions d’un barreau et sert d’accueil à la visite, on appréhende, grâce à des maquettes, l’urbanisme paternaliste de ces cités minières pensées comme des machines de contrôle. On n’est pas au Familistère de Guise, dans l’Aisne, cité ouvrière gérée en autonomie. Aux barreaux de corons facilitant les échanges, les discussions, voire les révoltes, les compagnies préféreront ensuite construire des cités aux maisons bien séparées afin de créer de la distance entre les individus. On en voit aux abords même de la Cité des Électriciens. Chaque ensemble est sous la coupe d’un gardien, appelé porion, qui veille à la bonne tenue de la cité. La maison de l’ingénieur, à plusieurs étages et au confort bourgeois, se situe le plus souvent dans le champ visuel des corons, pour une vision en surplomb quand elle n’épouse pas, comme dans un dispositif carcéral, un point de vue rayonnant. Les patrons, eux, s’isolent dans des propriétés avec parc et château.
Aux cités, viendront s’ajouter peu à peu des bâtiments tierces : école, dispensaire, stade... Une bienveillance patronale qui a ses limites. Derrière l’apparente philanthropie, on devine un outil de maintien de la force productive des ouvriers et de leur progéniture qui viendront leur succéder. Les cités minières, ouvrières en général, serviront de modèle aux futures zones pavillonnaires, pour le pire (les cités-dortoirs) et le meilleur (les cités-jardins).
Il faut souligner la clarté et la pertinence de la scénographie conçue par le studio Du&Ma qui signe également l’espace muséographique des corons. Un mobilier en bois clair ressemblant à des établis. Tout semble démontable. On ne peut s’empêcher de vérifier et rien de l’est. Le numérique est intégré de manière originale. Une carte en bois invite à appuyer sur des boutons rouges peints en surface qui déclenchent, comme par magie, de petits films sur l’écran lui faisant face. On se met à quatre pattes pour comprendre le mécanisme. Les maquettes des cités semblent posées de travers sur les tables. C’est instructif, ludique et léger. Une fresque au dessin contemporain court sur un mur, racontant l’évolution du Bassin minier inscrit, depuis 2012, au patrimoine mondial de l’UNESCO comme “Paysage culturel, évolutif et vivant”. La Cité des Électriciens fait partie des 5 grands sites distingués, avec le Centre historique minier de Lewarde à moins de 60km.
La maison de l’ingénieur, construite en 1899, se découvre à l’extérieur de la Cité des Électriciens, à quelques pas de distance. Devant son caractère imposant, on comprend le prestige qui devait être associé à la fonction. Ce bâtiment n’a visiblement pas bénéficié des mêmes soins de restauration que la cité, son entrée masquée par une rampe d’accès dont on comprend l’utilité mais pas l’esthétique. L’intérieur, plus soigné, est aménagé en espace d’exposition.
C’est là que se tient l’exposition du moment La Ville au fil de la brique qui espère ouvrir au public dès que possible. Une rencontre fertile entre un philosophe, Christian Godin, des professionnel·les du design et de l’architecture (piKs design & AAPP), et une vingtaine de jeunes des environs, de 15 à 25 ans. L’idée est de concevoir, à partir de leur relation à l’environnement parfois chaotique des villes minières ayant grandi sans grande logique, du mobilier urbain en briques. L’exposition n’est qu’une étape du processus. La première salle, c’est un peu toutes les possibilités d’un matériau vieux comme la civilisation et constitutif du Bassin minier. On y montre son processus de fabrication, les différents types de rendus, histoire de casser la monotonie qui peut lui être associé, et des objets créés par des designers à partir d’éléments recyclés.
Tout le monde est invité à imaginer des aménagements à réaliser. Une table est prévue à cet effet. Plus loin, on découvre le résultat des ateliers menés avec les jeunes. Promenade urbaine, brainstorming, croquis, maquettes... Les idées ne manquent pas : abris, assises, punching-ball, WC canin... L’une d’elles sera retenue pour être prototypée avec le soutien de la mission touristique Autour du Louvre-Lens, partenaire du projet. A suivre...
Le tourisme est une autre dimension importante de la Cité des Électriciens. En cohérence avec son usage initial, la cité propose un hébergement sous forme de gîtes, dans des corons aux prénoms d’ex-habitant·es, meublés dans un esprit design et rétro. Le formica actualisé retrouve une place en cuisine, le papier-peint orne les murs. En complément, un carin abrite même un sauna. Ce mix entre activités touristico-commerciales et missions culturelles est typique de nouveaux équipements en région. On pense encore au Familistère de Guise dont une aile se transforme en hôtel multistandard.
Dans les deux cas, de vrais logements ont été conservés. A la Cité des Électriciens, une partie, réhabilitée en harmonie avec le reste, appartient toujours au bailleur Maisons & Cités. De douze corons, on a fait dix logements sociaux avec jardins. Autre forme d’hébergement, la cité propose 3 résidences d’artistes et au-delà (historien·nes, archivistes, architectes, paysagistes, etc), sélectionné·es pour des projets en lien avec son univers. L’une des premières résidentes a été Xue-Feng Chen, artiste chinoise vivant en France, qui a conçu un jardin sur toit. Tous les deux ans, une résidence sera consacrée au renouvellement de la parcelle dévolue au « jardin d’artiste ».
Il existe une véritable synergie entre toutes les activités proposées par la Cité des Électriciens. « Lieu de mémoire et lieu de vie, la Cité se distingue par ce caractère éclectique et pluridisciplinaire, peut-on lire sur son site. Elle s’attache aussi à véhiculer des valeurs d’éducation participative, de partage, d’implication des habitants ». C’est un véritable projet global où tout semble s’équilibrer. Elle accueille de multiples événements comme un festival du film ouvrier ou des visites théâtralisées avec la compagnie Harmonika Zug. Loin d’être refermée sur elle-même, la Cité s’exporte de temps en temps, dans les écoles ou les salons, avec sa petite caravane en forme de carin.
Dans une ville traditionnellement ancrée à gauche, qui a basculé en 2020 à l’extrême droite en élisant un maire Rassemblement national, la Cité des électriciens apparaît comme un bastion du partage et de l’ouverture. Un petit îlot d’humanité.
CITÉ DES ÉLECTRICIENS
Rue Franklin
62700 Bruay-La-Buissière
Centre d’interprétation + expositions : 6€ tarif plein / 4€ tarif réduit
Fermé le mardi / Fermé actuellement cause Covid
Restaurant, boutique, gîtes
citedeselectriciens.fr
Tél. 03 21 01 94 20
Mail accueil@citedeselectriciens.fr
Facebook CiteDesElectriciens
Conditions de visite :: 12 mars 2021, sur invitation de l’agence Anne Samson Communications : train + taxi, déjeuner, visite.
Bravo pour cet article ! Je n’ai qu’une envie : visiter cette merveille. Et oui, il est toujours bon de rappeler que « le patrimoine restauré est souvent un patrimoine idéalisé, figé dans un état de perfection que sans doute personne n’aura jamais connu »...
[1] Propriété depuis 2005 de la Communauté d’agglomération de Béthune-Bruay->), la Cité des Électriciens a été constitué en 2019 en Établissement public de coopération culturelle (EPCC) à caractère industriel et commercial, entre la Communauté d’agglomération et la Commune de Bruay-La-Buissière. Son conseil d’administration comprend des représentant·es de l’établissement (7), de la Communauté d’agglo (6), de la Commune (1), son maire, de personnalités qualifiées (4), du personnel (2). Le CA est actuellement présidé par Julien Dagbert, maire de Barlin (PS), vice-président de la Communauté d’agglomération de Béthune-Bruay en charge de la Culture et de l’Education populaire. Sa directrice est Isabelle Mauchin, diplômée de l’Ecole du Louvre. La Cité des Électriciens emploie 17 personnes. Son budget de fonctionnement initialement prévu : 1,5 millions d’euros.