14.04.2024 l « NOTRE-DAME EST UN MONUMENT qui a évolué au fil des siècles. Ce projet vient donc faire rentrer le XXIe siècle dans la cathédrale, sur les vitraux, que d’ailleurs Viollet-le-Duc avait lui-même installés à l’époque de manière temporaire parce qu’il souhaitait des vitraux figuratifs sur une partie de la cathédrale. Donc on place cela dans la continuité de l’héritage de Viollet-Le-Duc. »
C’est la déclaration surprenante qu’a faite le cabinet de la ministre de la Culture Rachida Dati au journal Le Parisien début mars 2024, au sujet des vitraux contemporains figuratifs qui devraient remplacés ceux installés au 19e siècle dans six des sept chapelles du bas-côté sud de la nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris, comme l’a annoncé le Président de la République Emmanuel Macron le 8 décembre 2023. Information aussitôt démentie dans le même article par le spécialiste Olivier Poisson, architecte et historien de l’art, co-auteur d’une biographie sur Viollet-le-Duc (Picard, 2014), qui considère que, si tel avait été le cas, ces vitraux « auraient été beaucoup plus simples. »
Alors, d’où vient cette affirmation ? Elle résonne avec les propos de Monseigneur Laurent Ulrich, archevêque de Paris, demandeur officiel du projet, qui déclarait au même quotidien en février : « Il s’agit de vitraux au sud, très visibles. Actuellement, ce sont des verrières blanches, posées par Viollet-le-Duc… faute de mieux : c’est lui qui le dit dans son livre sur un projet de restauration. Il explique qu’il faudrait les remplacer par du verre peint et regrette qu’on n’ait pas pu mettre des vitraux historiés [avec des personnages]. Donc, on n’ignore pas ce qu’il aurait voulu faire ! » Pourquoi l’homme d’église parle-t-il de « verrières blanches » alors qu’il s’agit de vitraux en grisaille aux motifs essentiellement géométriques ? Ses propos ont-ils été mal rapportés ou se perd-t-il dans l’histoire de Notre-Dame ?
Selon le diocèse de Paris que nous avons interrogé, Mgr Ulrich faisait référence à la page 34 du Projet de restauration de Notre-Dame de Paris : rapport adressé à M. le Ministre de la Justice et des Cultes, par MM. Lassus et Viollet-le-Duc (Paris, Imp. Lacombe, 1843), texte des deux architectes lauréats du concours lancé par le gouvernement du roi Louis-Philippe pour la restauration de la cathédrale. Les travaux durèrent de 1845 à 1865, Lassus décédant en 1857 laissant seul à la manœuvre Viollet-le-Duc. La cathédrale, classée Monument historique en 1862, fut consacrée le 31 mai 1864. Dans cette page, on peut lire :
Un peu maigre comme justification. De plus, éloignée des paroles de Mgr Ulrich. A mettre en relation, sans doute, avec ces autres passages du rapport (p.19) :
Les seuls vitraux médiévaux subsistant dans la cathédrale se trouvent dans les trois roses Nord, Sud et Ouest. Les auteurs poursuivent sévèrement :
L’extrait d’un autre ouvrage co-signé par Viollet-le-Duc, Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris publié en 1856 [1], va dans le même sens :
Bref, que Viollet-le-Duc regrette et condamne la destruction des vitraux médiévaux de la nef, cela ne fait aucun doute mais affirmer que les grisailles installées sous sa direction dans les chapelles latérales (qui ne sont donc pas des verrières blanches) le furent de manière temporaire dans l’attente de « vitraux figuratifs », relève de l’extrapolation, sous réserve d’une source contraire. Aurait-on affaire à des propos à seule visée médiatique, juste là pour influencer l’opinion ? Affirmation que l’on ne retrouve d’ailleurs pas dans le dossier d’appel à candidatures diffusé par l’établissement public en charge de la conservation et de la restauration de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, élaboré par le ministère de la Culture et le diocèse de Paris, et qui comporte des données historiques.
D’autant plus que, sans exclure un choix dicté également par des questions budgétaires ou un simple besoin de lumière, ces grisailles, créées en 1865 par le maître-verrier Alfred Gérente (donc, après le classement de la cathédrale, ce qui en fait une curiosité juridique), s’inséraient dans un programme général, pensé comme une progression lumineuse et esthétique. Ce qu’avait relevé le journaliste Charles Friès dans le Moniteur universel dès 1859 : « Nous savons seulement que le choeur recevra des vitraux de couleurs à figures ; les fenêtres des chapelles, des vitraux légendaires, et celles de la nef, des grisailles » [2].
« LE SYSTÈME DE RÉPARTITION DE LA LUMIÈRE » FAÇONNÉE PAR VIOLLET-LE-DUC
Si Viollet-le-Duc a renoncé à replacer des vitraux historiés dans la nef (à l’exception de la chapelle Sainte-Anne avec le vitrail de l’Arbre de Jessé, par Édouard Didron, 1864), lui-même décrit cette progression, repérée dans des églises médiévales comme à Auxerre et dont manifestement il a repris le principe pour Notre-Dame de Paris. Dans le neuvième tome de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle [3], au mot « Vitrail », dans un passage sur les grisailles dont il explique la valeur et l’utilité par rapport aux « vitraux colorés », connues des « artistes du moyen âge », il écrit :
Plus directement encore, dans un ouvrage paru en 1870 sur les peintures murales des chapelles de Notre-Dame [4], il détaille « le système de répartition de la lumière » qu’il a souhaité :
Cependant, l’harmonie générale voulue par Viollet-le-Duc a partiellement disparu. C’est l’un des arguments avancés dans le dossier officiel d’appel à candidatures pour justifier la création de vitraux contemporains, sans que ce puisse être une excuse : « Les parois des chapelles étaient autrefois ornées sur toute leur surface de décors peints sous la direction de Viollet-le-Duc, et les grisailles existantes étaient au service de ce contexte coloré. Après le grattage desdites peintures dans les années 1960 à l’instigation du service des Monuments historiques, et la restauration actuelle, les parois ont désormais la blondeur claire du calcaire lutétien » (3.1. Programme iconographique).
L’interdépendance entre vitraux et peintures murales était bien une volonté de Viollet-le-Duc, théorisée et explicitée dans son dernier ouvrage cité plus haut. Même argument dans une autre pièce du dossier : « Ces verrières étaient accompagnées d’un décor peint, aux couleurs vives que l’on peut encore voir dans les chapelles du chœur. L’ensemble était donc particulièrement cohérent, coloré et lumineux. En outre, on rappellera que les murs et les voûtes des chapelles de la nef étaient, jusqu’aux années 1960, décorées de peintures murales, identiques dans leur style et leur technique à celles, heureusement préservées, des chapelles du chœur. Le mobilier, les autels, les statues, les grilles de clôture, les confessionnaux, complétaient cet ensemble avec une cohérence aujourd’hui partiellement perdue » (2.1. Cahier des charges technique et patrimonial). Les peintures décoratives disparues, les vitraux en grisaille s’en retrouvent de fait affadies.
LA QUERELLE DES VITRAUX MODERNES DE NOTRE-DAME
Autre évolution notable dans la cathédrale qui met à mal l’architecture lumineuse façonnée par Viollet-le-Duc, le remplacement en 1965 des grisailles des 12 baies hautes de la nef, ainsi que du mur occidental du transept et des tribunes, par des vitraux modernes abstraits du maître-verrier Jacques Le Chevallier. Lequel, exprimant peut-être un goût de l’époque, estimait que les verrières anciennes donnaient une « ambiance extrêmement triste » à la cathédrale, comme on l’entend déclarer dans une vidéo de l’Ina.
La décision, prise par André Malraux, ministre des Affaires culturelles, mit fin à 30 ans de polémiques sur l’insertion d’oeuvres contemporaines dans un monument ancien aussi insigne que celui-là, où l’on retrouve les mêmes arguments qu’aujourd’hui dans une espèce de copier-coller. Aventure mobilisant une douzaine d’artistes qui fera l’objet bientôt d’une exposition à la Cité du Vitrail, à Troyes : « Notre-Dame de Paris, la querelle des vitraux (1935-1965) » (22.06.2024-05.01.2025) et pour laquelle l’atelier MurAnèse restaure, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, des verrières modernes et des grisailles 19e conservées par la DRAC Ile-de-France. De quoi mettre en perspective (et relativiser ?) la polémique actuelle.
Le dossier d’appel à candidatures précise que Jacques Le Chevallier « a adopté la colorimétrie des vitraux de la cathédrale, en respectant l’équilibre chromatique existant. De fait, la nef est baignée d’une lumière neutre et douce ». A l’époque, une journaliste de la revue Les Arts avait écrit : « Vingt-quatre nouveaux vitraux viennent d’être posés à Notre-Dame et nul n’a relevé l’événement. Ce sont les douze grandes verrières de la nef et les douze petites rosaces à alvéoles des tribunes. Nous nous sommes mêlés à un groupe d’étrangers qui visitaient la cathédrale et nous avons été étonnés de n’entendre aucune remarque sur leur modernisme, à croire que certains les confondent avec les autres vitraux du XIIIème. Jacques Le Chevallier, auteur de cet immense travail, nous explique comment il a procédé : « Il fallait avant tout rester discret, surtout en ce qui concerne les vitraux proches des rosaces du transept. C’est ce qui explique la progression des tons, plus intenses dans les vitraux près de l’orgue ». » (Les Arts, 16.06.1965).
Lors d’une visite des parties non visitables de la cathédrale faite en 2008, si l’on ne nous avait pas désigné ces vitraux modernes, pas sûr qu’on les aurait remarqués. Peu de gens savent qu’ils sont là, sans rompre pour autant l’harmonie des lieux, symétriquement disposés contrairement aux futurs vitraux contemporains. C’est sans doute pour cela que, par pure stratégie, les militant·es réfractaires au projet actuel se gardent bien de les évoquer, préférant faire croire, dans un fantasme de pureté originelle, à une cohérence menacée de la restauration Viollet-le-Duc (pas plus préservée pour les peintures décoratives que pour le mobilier), privant ainsi leur auditoire d’une information d’importance et les laissant dans l’ignorance. Comme quoi, la manipulation est dans les deux camps...
[1] Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris, Ferdinand de Guilhermy et Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Librairie d’architecture de Bance, Paris, 1856, p. 98-99.
[2] Gazette nationale ou le Moniteur universel, 24 juin 1859.
[3] Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle, Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, A. Morel Editeur, Paris, 1868, Tome 9, p.449-450.
[4] Peintures murales des chapelles de Notre-Dame de Paris, Maurice Ouradou & Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, A. Morel libraire-éditeur, Paris, 1870, p. 3.