05.07.2024 l C’EST LE SUJET TABOU dans le milieu de la défense du patrimoine, autant que dans la presse spécialisée, et bien souvent aussi généraliste hors périodes électorales. Comment composer avec cet encombrant soutien ? Celui du Rassemblement national et plus largement de l’extrême droite toujours friande de patrimoine.
Au mieux, parle-t-on de récupération. Le plus souvent, on détourne les yeux, préférant ignorer le phénomène et rester dans le déni. Comme quand le journal Libération (18.06.24), consacrant, après la dissolution, un dossier sur les relations du RN à la Culture, évoqua son « obsession du patrimoine » en Une.
Aussitôt, réactions scandalisées sur les réseaux sociaux du petit milieu, mésinterprétant, sur un mode paranoïaque, une réalité pourtant évidente. Ce que constatèrent aussi d’autres médias, tel le modéré journal La Croix (25.06.24) donnant la parole au chercheur en sciences politiques Emmanuel Négrier : « C’est le mot qui colle le plus à ses valeurs, la sacralisation du passé, la pureté des racines par opposition au multiculturalisme ».
L’attachement au patrimoine est transpartisan, il n’y a aucun doute. Il n’y a qu’à voir le succès des Journées européennes du patrimoine. En revanche, cela est moins évident concernant le milieu de la défense du patrimoine, même si ses associations et militant·es se proclament apolitiques. Si personne, pas plus Libé que d’autres, ne dit que la défense du patrimoine est une cause d’extrême droite, elle reste cependant très marquée à droite, ce qui s’explique sans doute, sociologiquement, par un goût pour le conservatisme. L’indice le plus probant, c’est son traitement dans la presse généraliste. Le Figaro, quotidien le mieux informé sur le sujet, reste son premier allié et meilleur porte-voix, relayant et appuyant ses combats, publiant la plupart de ses tribunes. Ce qui ne signifie pas que toutes les personnes militant dans ce domaine soient de droite, bien entendu. En revanche, le RN en a bien fait l’axe central de sa politique culturelle, comme aucun autre parti.
PROGRAMME DE REDRESSEMENT MORAL DU PAYS
Preuve ce positionnement, Marine Le Pen rendit visite, en tant que présidente de parti en 2017 (la seule à ce jour à notre connaissance) puis candidate à la présidentielle en 2021 (la seule à ce jour à notre connaissance), au Salon international du patrimoine culturel se tenant chaque année au Carrousel du Louvre, réunissant artisan·es d’art et associations de sauvegarde. Créant un certain malaise, ses responsables firent l’impasse sur sa présence, autant sur les réseaux sociaux que dans leur communiqué final, citant uniquement, parmi « les visites officielles », celles de Stéphane Bern, Brigitte Macron et d’un obscur ministre... Pourtant, à la seconde occasion, le 29 octobre 2021, la candidate ne se contenta pas de visiter des stands, comme plusieurs photos postées sur ses réseaux en attestent, elle fit connaître sa proposition de créer un service national du patrimoine, interviewée par des journalistes devant l’entrée même du salon.
C’est lors de cette élection que le Rassemblement national porta le plus loin la voix du patrimoine, en faisant le cœur de sa future politique culturelle, accusant Emmanuel Macron d’« abandonne[r] nos monuments historiques » comme un visuel de campagne l’affirmait. « L’accent des politiques publiques sera mis sur la protection et la mise en valeur de notre patrimoine, matériel et immatériel », pouvait-on lire dans son programme présidentiel à la page Culture. Le patrimoine fut la seule thématique culturelle à avoir droit à un livret de 20 pages, parmi 15 autres sujets, s’ouvrant par ces mots aux accents pétainistes, repris ces derniers jours par la presse : « Le patrimoine est notre histoire pétrifiée, au sens premier de cet adjectif ; c’est pourquoi il tient une place majeure dans le programme de redressement moral du pays. ».
Le document fourmille de propositions et de promesses, répondant à de nombreuses revendications des associations, comme l’élargissement des dispositifs fiscaux pour les propriétaires de monuments historiques ou le triplement du budget annuel qu’y consacre le ministère de la Culture, de 330 millions à 1 milliard d’euros ! Pourtant, les militant·es de la cause, toujours promptes à commenter l’(in)action des politiques, restèrent muet·tes.
PAS DE VITRAUX CONTEMPORAINS À NOTRE-DAME
Depuis, le RN n’a pas abandonné le sujet et régulièrement, Marine Le Pen communique à propos d’atteintes au patrimoine, relayant, en les commentant, les tweets d’internautes engagé·es. Elle soutient, par exemple, le mouvement #SaccageParis, le mot saccage faisant intrinsèquement partie du vocabulaire de l’extrême droite, employé à toutes les sauces. Quant à son parti, il s’investit plus profondément sur certains dossiers, en communion de pensée avec des « défenseurs du patrimoine » qui l’ignorent, tout comme la presse. Le RN est pourtant le parti politique prenant le plus position sur des affaires touchant au patrimoine. Certaines, si Jordan Bardella parvenait au pouvoir, pourraient bien être impactées.
Cela est vrai pour la commande de vitraux contemporains pour Notre-Dame de Paris. Le 10 décembre 2023, le média en ligne La Tribune de l’Art lançait une pétition d’opposition à l’initiative de son directeur Didier Rykner. Deux jours après, Julien Odoul, député RN et co-président du groupe de travail chargé du suivi de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, en faisait la promotion dans une vidéo postée sur X, au nom de son groupe parlementaire (le seul à réagir), réitérant sa position dans un communiqué. Le même jour, il avait interpellé à ce propos, s’appuyant sur la pétition, Philippe Jost, président de l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, auditionné par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale.
Des député·es RN et des figures de l’extrême droite relayèrent également l’initiative sur X, parfois plusieurs fois : Jean-Philippe Tanguy (RN), Marie Caroline Le Pen (RN), Florian Philippot (Les Patriotes), Marion Maréchal (Reconquête), Renaud Camus… Seule députée d’une autre famille politique à relayer la pétition, Valérie Boyer (LR), retweetée cette fois par La Tribune de l’Art. On peut supposer que la réussite de cette pétition (près de 142 000 signatures à ce jour) est en grande partie due à la mobilisation de l’extrême droite et du RN, premier parti d’opposition de France, même si, évidemment, tou⸱tes ses signataires n’appartiennent pas à ce bord politique et que la question est transpartisane.
Si le RN est particulièrement sensible à cette pétition, c’est peut-être que, plutôt que de rester strictement sur le terrain patrimonial, elle cible la personne du président de la République qui aurait « décidé seul », écrit son auteur, sans un mot pour le demandeur officiel, Monseigneur Laurent Ulrich, archevêque de Paris. Julien Odoul conserve ce même angle d’attaque très politique, fustigeant « cette lubie scandaleuse » [du Président], tout comme Jean Philippe Tanguy appelant à « refuser les caprices d’E.Macron et de quelques personnes qui s’octroient le droit de changer un joyau national ! ». Ce qui se traduisit par une multitude de créations virtuelles de vitraux, via l’IA, sur X, mettant en scène, Emmanuel Macron, non sans racisme.
Le RN ne s’arrêta pas là, adressant, via ses député.es Christian Girard et Caroline Colombier, deux questions écrites à la ministre de la Culture, seuls parlementaires à le faire. On le voit, cette affaire patrimoniale mobilise particulièrement le RN, ce qui, curieusement, n’est jamais apparu dans les médias généralistes ni spécialisés. Encore dernièrement, Le Figaro consacrait un article au sujet et qui, malgré son titre, « Notre-Dame de Paris : les vitraux contemporains pris dans la tourmente des législatives », n’évoquait même pas l’opposition du RN qui, s’il arrivait au pouvoir, stopperait sans doute le concours. Ce dont a parfaitement conscience en revanche Didier Rykner, malgré qu’il n’ait jamais réagi non plus à ce soutien massif, se défendant de toute affinité avec cette tendance politique. Dans la newsletter de La Tribune de l’Art en date du 20 juin 2024, il écrit : « La pétition est toujours en ligne et active, et ceux qui ne l’ont pas encore signée peuvent le faire et doivent continuer à la diffuser. Les jeux ne sont pas faits, et si la dissolution de l’Assemblée nationale et les élections à venir, à tous les égards inquiétantes, peuvent avoir au moins un effet bénéfique, ce sera contre ce projet totalement absurde. Nous en reparlerons bientôt. En attendant, signez ! »
GUERRE TOTALE AUX ÉOLIENNES
Autre domaine où l’on observe une convergence entre les positions du RN et les revendications des « défenseurs du patrimoine » : les éoliennes, au développement compromis par une arrivée possible du parti d’extrême droite au pouvoir. Les deux y sont radicalement opposés pour des questions esthétiques, jugement on ne peut plus discutable, partageant le même obscurantisme scientifique à leur égard. En 2019, pour lancer sa campagne « Stop aux éoliennes », Marine Le Pen déclarait depuis sa région natale : « Ça me fait mal au cœur, moi qui suis originaire de Bretagne, de voir ces beaux paysages défigurés par les implantations inouïes d’éoliennes. Nous assistons à un saccage de nos paysages et de notre patrimoine ». Quant au dispositif lui-même, elle le qualifiait simplement d’« escroquerie écologique », s’inscrivant dans une mouvance conspirationniste à rebours des recommandations des expert⸱es du GIEC qui y voient une des solutions à la lutte contre le réchauffement climatique.
En 2022, lors de la campagne présidentielle, la position du RN était on ne peut plus claire, énoncée dans un livret consacré à l’écologie : « Nous prononcerons un moratoire sur l’éolien et le solaire ; pour l’éolien, nous lancerons le démantèlement progressif des sites en commençant par ceux qui arrivent en fin de vie. Toutes les subventions dédiées à promouvoir ces procédés seront suspendues ». De quoi satisfaire les principales associations de défense du patrimoine très engagées à ce sujet, comme le rappelait Alexandre Gady, alors président de la plus impliquée d’entre elles, dans une interview au Figaro en 2019 : « Avec de très nombreuses autres associations, Sites & Monuments réclame depuis des années un moratoire sur les éoliennes : arrêt des chantiers et des projets en cours ; évaluation de ce qui a été réalisé en termes de performance, de coûts réels pour les finances publiques et l’attractivité de notre pays ».
Le même ne cachait pas sa suspicion sur l’efficacité des éoliennes, toujours dans Le Figaro une année auparavant : « Étudiant la question depuis plusieurs années, je suis très sceptique sur les effets véritablement écologiques de ces machines ». En 2020, le moratoire était toujours réclamé par ces associations. Et si, officiellement, on reste sur le seul terrain esthétique, sur X, on ne manque jamais une occasion de nier leur efficacité, comme ce tweet de Sites & Monuments en 2021 : « Et, comme partout, elles ne servent à rien, tout en dégradant les paysages… ». Sur son site, le discours de l’association reste mesuré par son vocabulaire, mais devient radical sur les réseaux.
STÉPHANE BERN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT AU PATRIMOINE ?
Autre porte-voix de la cause anti-éoliennes, l’incontournable Stéphane Bern qui, se faisant l’écho de tous les conspirationnistes, qualifia les éoliennes, dans une tribune enflammée adressée à Barbare Pompili, ministre de la Transition écologique et publiée dans Le Figaro en 2021, de « négation de l’écologie », de « mensonge » et de « supercherie ». La ministre lui répondit : « Quand je lis que les éoliennes ne seraient pas renouvelables, c’est comme dire que la terre est plate ». La tribune d’opposition remporta du succès auprès de politiques de droite et plus particulièrement auprès du RN, à commencer par sa cheffe, Marine Le Pen qui tweeta : « Je partage en tout point le constat alarmiste de Stéphane Bern sur l’escroquerie des éoliennes ». Julien Odoul fut encore plus radical, voyant dans les éoliennes « une négation de la France, de ses paysages incomparables, de son patrimoine inestimable, de son art de vivre. Arrêtons le saccage et vite ! ». Toute l’extrême droite réagit : Jordan Bardella, Eric Zemmour, Jean-Yves Le Gallou, Renaud Camus, Franck Ferrand...
Stéphane Bern est sans doute la figure qui incarne le mieux ce rapprochement tacite entre le milieu de la défense du patrimoine et de l’extrême droite, même s’il a toujours qualifié son combat d’apolitique. Sa grande présence dans ses médias affiliés en est la preuve. C’est d’ailleurs au magazine Valeurs actuelles qu’il donna l’exclusivité des bonnes pages de son livre « Sauvons notre patrimoine » (Plon, 2019), accompagnée d’une interview titrée « Oui, la France a un problème avec son identité chrétienne ». On ne compte plus ses interventions dans ce magazine qui lui consacrait encore dernièrement un portrait de 4 pages intitulé « Stéphane Bern, le militant du beau » (06.06.2024).
Depuis que Geoffroy Lejeune, son directeur de la rédaction trop zemmourien aux yeux de son patron, est parti en 2023, avec d’autres journalistes, au Journal du Dimanche racheté par Vincent Bolloré (employeur de Stéphane Bern à Europe 1 et Paris-Match) déclenchant l’une des plus grands grèves d’un organe de presse en France et le départ de quasi toute sa rédaction, ce nouveau média d’extrême droite offre des tribunes à des militants de la cause patrimoniale qui l’acceptent volontiers, sans du tout s’offusquer de sa ligne éditoriale, plaidant comme à chaque fois l’apolitisme : Julien Lacaze (Sites & Monuments), Didier Rykner déjà 2 fois (La Tribune de l’Art), Alexandre Giuglaris (Fondation du patrimoine).
RÊVE INAVOUABLE... AVANT DÉCEPTION
Comment expliquer cette connivence de fait que l’on pourrait illustrer par bien d’autres exemples aux résonances toutes politiques ? Eglises en péril, déboulonnage des statues, lutte contre le wokisme et l’écriture inclusive... Sans oublier la dénonciation de l’« escrologie », c’est-à-dire que les moins écologiques seraient... les écologistes, tout arbre abattu devenant un écocide. Ne serait-ce pas dû à un certain anachronisme de ces « défenseurs du patrimoine » vivant toujours sur le mythe d’un Etat vandale et d’un patrimoine ultra-menacé quand, depuis les années 1980, les collectivités ont bien compris l’attrait touristique qu’il représentait, allant jusqu’à inclure désormais le patrimoine industriel, rénové également et reconverti ? Voyager en France, ce n’est pas découvrir un tas de ruines comme on pourrait le craindre à écouter ces prophètes de malheur. C’est même le contraire. Ce qui n’exclut pas, bien entendu, vigilance et mobilisation dans des cas, malgré tout, de plus en plus rares, exceptions qui confirment la règle.
A écouter parfois ces militants radicaux, on se penserait encore au temps de Victor Hugo et de sa « guerre aux démolisseurs » souvent citée par Stéphane Bern (c’est-à-dire, avant toutes lois de protection du patrimoine), quand ils sont prêts à s’insurger contre n’importe quelle démolition de bâtiment ancien, même sans valeur patrimoniale et contre l’avis des Architectes des bâtiments de France (ABF) qu’ils disent pourtant soutenir, assorti d’un rejet quasi systématique des édifices contemporains de substitution pour des questions de goût. Etonnant paradoxe. Leur combat d’ailleurs concerne, de plus en plus souvent, des questions d’aménagement plus qu’une menace réelle à l’intégrité de bâtiments historiques. Leur posture radicale, teintée de fanatisme, entraîne logiquement déception et dénigrement de quasi tout⸱es les ministres de la Culture et responsables politiques, maires ou autres.
Un fait reste troublant. Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale après le résultat des élections européennes et la possibilité que le RN accède au pouvoir, tous les secteurs culturels ont pris position, à minima sur la défense de valeurs humanistes. Même parmi les musées, secteur pourtant généralement assez timide, une initiative n’est pas passée inaperçue, l’annonce de la constitution d’un réseau de musées engagés (remontant en réalité à fin 2023). Les musées et centres d’art contemporain, aussi, se sont fortement mobilisés. Rien du côté de la défense du patrimoine, à l’exception notable de l’association de terrain Union Rempart, signataire de tribunes pour « les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité » avec des mouvements d’éducation populaire, parmi lesquelles, tout de même, la Fédération Française des Sociétés des Amis des Musées (FFSAM).
Comment interpréter ce silence assourdissant ? Craint-on de se retrouver piégé ou caresse-t-on le rêve secret et inavouable d’une arrivée au pouvoir du RN pour la défense de sa seule cause ? Espère-t-on la création d’un secrétariat d’Etat au patrimoine, comme l’avait suggéré Stéphane Bern, muet aussi depuis la dissolution ? A moins que l’on ne se prépare déjà à une grande déception, les promesses, dans ce domaine comme dans d’autres, risquant d’être revues à la baisse pour, au final, être abandonnées. Ce serait déjà le cas, en partie, pour la question des éoliennes. Alors, les défenseurs du patrimoine pourront critiquer le RN, à l’instar d’autres familles politiques, et dire : « Vous voyez, nous sommes apolitiques ».