03.01.14, actualisé le 12 | QUAND ON ENTRE, on fait face à un miroir-palissade strié de barreaux. L’oeuvre de Pistoletto se fond dans le décor d’ogives de la salle des Gens d’armes de la Conciergerie, cet ancien palais royal transformé en palais de justice et lieu de détention, associé dans notre imaginaire aux épisodes les plus tragiques de la Révolution et à sa prisonnière la plus célèbre, Marie-Antoinette. Puis on pénètre un espace clos et sombre où sont projetées des vidéos de Tchernobyl, une installation de Diana Thater, et, plongés dans une totale obscurité, on traverse un couloir bordé d’écrans où se meuvent des visages bâillonnés filmés par Bill Viola. On resurgit dans la salle médiévale où, à travers la forêt de colonnes, on poursuit notre visite : peintures, sculptures, vidéos, installations… Autant de supports montrant la variété d’expressions de l’art contemporain, du plus illustratif au plus conceptuel, loin de la caricature qu’en font ses irréductibles opposants. C’est l’un des intérêts de « À Triple Tour » qui n’est pas seulement une exposition d’oeuvres sur le thème de l’enfermement mais une expérience immersive qui nous fait passer d’un état à un autre, un parcours où le dérangeant côtoie l’oppressant, le plus spectaculaire restant les mannequins hyper-réalistes de Sun Yuan & Peng Yu, des vieillards évoluant sur des chaises roulantes au milieu du public.
L’espace de la salle des Gens d’armes, intégré harmonieusement à la scénographie, n’est pas utilisé comme un simple décor mais participe à l’impression de claustration, renforcée par son faux air de crypte (ce qu’elle n’était pas à l’origine), et par la vue des grilles donnant sur l’ancienne zone carcérale puisque cette salle n’a jamais réellement servi de prison dont elle était séparée par un mur [1]. A l’origine réfectoire pour le personnel du roi, elle servit essentiellement et banalement de remise. On est donc là en plein imaginaire mais cela fonctionne. La rencontre entre patrimoine et création trouve ici un sens, ce qui est loin d’être le cas partout où la mode sévit, souvent mal mise en scène et parfois sans propos. Un regret cependant, aucune allusion aux artistes vivants ayant eu à subir eux-mêmes l’enfermement, on pense notamment au chinois Ai Weiwei toujours assigné à résidence et qui prépare justement, à distance, une exposition à la prison américaine d’Alcatraz.
FRANÇOIS PINAULT, COLLECTIONNEUR OU SPÉCULATEUR ?
Pour la première présentation à Paris, mais pas en France, d’une infime partie de sa collection d’art contemporain - 50 oeuvres sur environ 3000 -, on ne peut pas dire que le milliardaire français ait choisi la facilité avec un thème aussi peu glamour que l’enfermement. Anti-commercial. Aussi, difficile de ne pas faire le parallèle avec un événement qui s’est déroulé à peu près au même moment, au Grand Palais, autour du parfum Miss Dior, organisé par le groupe LVMH présidé par Bernard Arnault qu’on a coutume de présenter comme son rival. D’un côté, 23 artistes exprimant des sentiments universels et graves - l’homme confronté au danger, à la guerre, à la dictature, à la prison, à la maladie, à la folie… -, de l’autre, 15 artistes féminines chantant, sur commande, la gloire d’une marque avec plus ou moins de pertinence et respirant surtout l’odeur du vide. Deux manières d’appréhender l’art.
On peut, bien sûr, soupçonner éternellement François Pinault de chercher uniquement à « faire grimper la cote de sa collection » à chaque fois qu’il en montre une partie, comme on l’a encore accusé pour cette manifestation démarrée en pleine FIAC. Un artiste comme Maurizio Cattelan n’hésite pas à le réduire à un pur spéculateur parce qu’il a revendu une de ses oeuvres et il est vrai qu’en tant que propriétaire de la maison de vente aux enchères Christie’s, sa position est plus qu’ambigüe. Nous avions nous-même signalé le profit que les ventes d’oeuvres de Koons et de Murakami avaient pu tirer des expositions versaillaises, événements plus ou moins liés à sa personne, ne serait-ce que par sa proximité avec Jean-Jacques Aillagon, alors président du Château de Versailles, son ancien employé et conseiller qu’il redevint officiellement dès qu’il quitta son poste. Mais, outre que l’accusation de vénalité, simplificatrice, peut s’appliquer à tout prêt d’oeuvres d’un privé pour une exposition, on peut aussi y voir la volonté de ne pas les garder pour soi, pire, dans un coffre-fort. C’est ce que François Pinault déclare simplement : « J’ai toujours souhaité assurer aux oeuvres de la collection une grande mobilité, pour partager avec le plus grand nombre mes découvertes et ma passion pour l’art » [2]. Et quand bien même y aurait-il une dimension spéculative - revendre pour racheter, n’est-ce pas le propre du collectionneur depuis toujours ? - ou une recherche de puissance, cela n’exclut pas pour autant un amour sincère de l’art. Et au final, ne sont-ce pas plutôt les artistes qui en sortent gagnants ? Pas tous hyper connus, comme certains ici.
LE CMN PAS TRÈS CLAIR
Pour le Centre des monuments nationaux (CMN) qui est producteur de l’événement et en est à l’initiative, les moyens déployés sont à la hauteur de l’enjeu puisque, officieusement, cette manifestation serait le début d’une collaboration plus durable, la collection Pinault pouvant être montrée dans d’autres de la centaine de monuments que l’établissement gère. En avril 2013, Le Figaro détaillait le financement de cette première exposition : « L’opération coûtera environ 800 000 euros. Un mécénat (Grimaldi Forum Monaco) couvrira 300 000 euros, le reste sera financé sur des deniers publics. », soit 500 000 euros (sur un budget 2012 de 116M€ pour le CMN), somme qui correspond bien aux 450.000€ HT de la scénographie réalisée par l’Agence Search (on ne comprend pas bien d’ailleurs pourquoi c’était si cher). Mais, étrangement, le scoop du Figaro disparut rapidement et sans explication de l’article mis en ligne sur son site et, depuis, le CMN refuse de communiquer sur le sujet [3]. 500 000 euros, c’est en effet beaucoup quand, dans le même temps, le CMN fait la manche auprès des particuliers pour assurer l’entretien des bâtiments à sa charge, via le site de crowdfunding My Major Company, ce qui a rapporté 100.000 euros en 2012 [4]. Moyens humains aussi, puisque les visiteurs de l’exposition « À Triple Tour » ont eu la chance de bénéficier de la présence de médiateurs embauchés par le CMN spécialement pour l’occasion, quand on n’en a jamais croisé lors de nos visites de ses monuments.
Enfin, le CMN, avant la fin même de l’exposition, n’a pas hésité à annoncer son succès supposé en faisant passer la fréquentation générale du site de la Conciergerie toujours très couru des touristes (environ 450.000 visiteurs par an), pour la sienne propre. En effet, pour visiter la partie prison, coeur du monument, il faut obligatoirement traverser la salle des Gens d’armes. Or, à l’entrée, aucun billet spécifique pour l’expo n’était distribué, ni sondage effectué auprès des visiteurs. Une technique de manipulation des chiffres déjà utilisée les années précédentes avec les expos situées au même endroit : officiellement 115.000 visiteurs pour « Rêve de monuments » en 2012, 140.000 pour « Bêtes off » en 2011, 100.000 pour « Monuments, stars du 7e art » en 2010 [5]… En cela, le CMN suit le mauvais exemple du Château de Versailles qui pratique la même technique de manipulation avec ses expos d’art contemporain intégrés également aux espaces de visite généraux. Ainsi, le rapport d’activité 2012 du Château de Versailles n’hésite pas à annoncer le chiffre délirant de 1.645.000 visiteurs pour l’expo Joana Vasconcelos, ce qui a fait dire au Figaro que c’était l’expo la plus visitée en France depuis 1960, info bidon aussitôt reprise au Portugal et par l’artiste elle-même !
Le 2 décembre, une attachée de presse du CMN annonçait sur Twitter « près de 70 000 visiteurs » pour « À Triple Tour », sans aucune distinction de visiteurs. Le 8 décembre, au tour du président du CMN lui-même, Philippe Bélaval, d’entretenir la confusion : « #ATripleTour déjà vue par plus de 75000 visiteurs en 7 semaines. N°1 des #expositions à la #Conciergerie… ».
Un décompte particulièrement absurde, en plus d’être malhonnête intellectuellement, puisque sont même incorporés les visiteurs protestant vertement contre la présence de ces expos qui masquent en partie un espace décrit, dans le dépliant de la Conciergerie, comme un « exemple unique en Europe d’architecture civile gothique ». Une colère qui peut se comprendre quand on est venu spécialement pour le monument, ce qui reste le fait de la majorité des visiteurs, et qu’on reste insensible à l’expo proposée, ce qui reste un droit.
Sur place, la lecture du livre d’or était à ce sujet édifiante. Bien sûr on y trouvait des commentaires positifs et des remerciements à M.Pinault - « Très belle exposition qui porte à la réflexion sur un thème difficile et rarement abordé » ; « Magnifique rencontre entre le contemporain (…) et un témoignage dépassionné, objectif et très didactique de la Conciergerie et de la Révolution » - mais force est de constater que les commentaires négatifs prenaient largement le dessus. Certains se plaignaient seulement d’une vue “gâchée” - « Nous en avons ASSEZ de ces expositions qui nous gâchent la vue de sites historiques que l’on vient voir une fois dans sa vie de l’autre bout de la France. » -, et d’une manifestation obligatoire - « Sur un lieu public, il n’est pas normal d’imposer une exposition de la sorte. Il me semble que nous avons encore le droit de CHOISIR ce que nous allons voir… » -, d’autres s’étonnant que « le Centre des monuments nationaux toujours en “manque de moyens” puisse financer une telle exposition alors qu’il supprime les visites régulières des monuments nationaux effectuées par des guides-conférenciers remarquables » (effectivement, le CMN serait en train de privatiser discrètement son offre de médiation). On trouvait aussi les attaques habituelles contre l’art contemporain qualifié d’« art-naque » ou de « coproculture » (sic) quand d’autres s’en prenaient directement à la personne de M.Pinault (assez violemment, jusqu’à l’insulter), l’accusant de « profiter de ce bel endroit », les plus softs regrettant ironiquement le manque d’« une vidéo sur les ouvriers licenciés de La Redoute ! » (du groupe Kering, ex-PPR qu’il a fondé, aujourd’hui dirigé par son fils). Plusieurs parlaient de « honte ». Des mécontentements justifiés ou non, mais qui disparaitront dans les faux chiffres de fréquentation que s’apprête à annoncer le CMN.
Comme on l’a souvent dit à propos de Versailles, il nous semble évident que ce type d’événements qui est une manière d’animer les monuments, s’ils enchantent une partie du public (dont on est parfois), ne respectent pas vraiment l’autre, certainement majoritaire (dont on peut être aussi), celle qui vient visiter un édifice pour ce qu’il est, à savoir un témoignage historique. D’autant que les phases de montage/démontage nécessitent souvent une restriction d’ouverture. C’est le cas à la Conciergerie. Pour « À Triple Tour », l’installation a entrainé la fermeture complète au public du site tout entier durant un mois (un et demi pour « Rêve de monuments »). Il devra ensuite en être de même durant trois semaines [6]. Un problème auquel n’est pas insensible Philippe Bélaval qui nous a répondu sur Twitter que c’est la raison pour laquelle, après l’expo Saint-Louis en 2014, la Conciergerie n’accueillera plus d’expositions de cette dimension. Dont acte. Autre dommage collatéral, plus inattendu, durant les quatre mois qui ont immobilisé la salle des Gens d’armes, le CMN n’a pas pu la louer comme il le fait en dehors des heures de visite pour des manifestations privées, ce qui constitue une ressource complémentaire d’importance pour un établissement public dont le fonctionnement repose à plus de 77 % sur ses ressources propres [7]. Pire, selon des sources internes, la prospection de nouveaux clients a été gênée par une présentation encombrée de l’espace. Un comble.
Mais, en réalité, peu importe les avis négatifs de visiteurs et les conséquences sur le site, ces expos, quelle que soit leur qualité, servent pour beaucoup d’opérations de communication pour le CMN afin de promouvoir une image dynamique et moderne. Et vu les nombreuses retombées presse, c’est plutôt réussi. La mayonnaise a pris.
« À Triple Tour : collection Pinault »
La Conciergerie, 2 Boulevard du Palais, Paris 1er
22 Octobre 2013 > 6 Janvier 2014
Tarifs 8,50€/5,50€
www.monuments-nationaux.fr
Production : Centre des monuments nationaux (CMN)
Commissariat : Caroline Bourgeois (comme d’autres expositions Pinault)
Scénographie : Agence Search Architectes (collabore régulièrement avec la François Pinault Foundation pour des expos : Tri-Postal (Lille) en 2006, Garage (Moscou) en 2009, Grimaldi Forum Monaco en 2014.
Mécénat : Grimaldi Forum Monaco
Partenaires : FRANCE 3, FRANCE INTER, RATP
Dossier de presse avec une interview de François Pinault.
des rétrocommissions ?? on aimerait en savoir plus.
[1] A l’exception, semble-t-il, d’une courte période très tardive, après 1861.
[2] Dossier de presse « À Triple Tour ».
[3] C’est ce que révèle Antoine Perraud dans Mediapart, ce que nous pouvons confirmer puisque nous avions copié-collé l’article du Figaro à sa mise en ligne. La phrase s’insérait ainsi : « C’est Jean-Jacques Aillagon, aujourd’hui président des Arts décoratifs et conseiller de Pinault, qui a joué le lien entre le collectionneur et le Centre. L’opération coûtera environ 800 000 euros. Un mécénat (Grimaldi Forum Monaco) couvrira 300 000 euros, le reste sera financé sur des deniers publics. En organisant cette exposition fin octobre, au moment de la Fiac, le CMN espère que l’événement créera du buzz et attirera aussi un public de connaisseurs… ». Toujours d’après Antoine Perraud, l’expo n’aurait pas coûté 800.000 euros mais 1,2 million, voire 1,4 million, « soit un tiers, pour cette seule exposition Pinault, des 4,3 millions dévolus à l’ensemble des manifestations (concerts, ateliers pédagogiques, expositions...) des 92 monuments gérés par le CMN ».
[4] Rapport d’activité 2012 du CMN.
[5] Rapports d’activité du CMN.
[6] La Conciergerie est fermée du 7 au 22 janvier en raison du démontage de l’exposition « A Triple Tour », comme on peut le lire sur son site Internet.
[7] Rapport d’activité 2012 du CMN.