01.06.2023 l C’EST UN PAYSAGE URBAIN qui peut surprendre. Lillebonne, petite ville normande d’à peine 9000 habitant·es, siège de l’intercommunalité Caux Seine agglo, à 35 km du Havre. Face à l’ancienne mairie transformée en musée, de l’autre côté d’une rue saturée de voitures, on découvre les ruines d’un imposant théâtre romain, le mieux conservé du Nord de la France !
Ici, du 1er au 3ème siècle de notre ère, s’étendait la ville de Juliobona fondée par les Romains, chef-lieu du peuple gaulois des Calètes (d’où le pays de Caux tire son nom), cité portuaire reliée alors à l’estuaire de la Seine. Redécouvert à partir du 18ème siècle, c’est au 19e que ce passé a réellement resurgi et commencé à être étudié sérieusement.
Cependant les fouilles restent limitées, la ville actuelle se superposant à l’ancienne. Une partie des objets découverts est exposée habituellement au musée Juliobona (dans la mairie), une autre à Rouen, au musée des Antiquités, dont la magnifique mosaïque d’une domus représentant une chasse aux cerfs.
Mais le véritable trésor fut découvert par hasard le 23 juillet 1823, enfoui à seulement un mètre du sol, par des ouvriers qui, dans un premier temps, cherchèrent à le soustraire avant que l’un d’eux ne rapporte l’extraordinaire trouvaille au propriétaire du terrain. L’Apollon de Lillebonne, c’est son petit nom, est une statue en bronze daté du 2ème siècle, déjà unique par sa taille puisqu’elle fait près de 2 mètres et par sa surface dorée particulièrement bien conservée. Depuis la petite bourgade, la nouvelle parvint rapidement à la capitale où l’œuvre fut transportée pour inspection. Le Louvre se montra aussitôt intéressé mais c’est finalement un collectionneur anglais qui remporta la mise en 1825, avec l’intention de la revendre au British Museum, ce qui ne se fera jamais. Ce n’est qu’à la mort du marchand d’art, en 1853, que ses héritiers finirent par la céder au Louvre où il demeure toujours.
DOUBLE NUMÉRIQUE D’APOLLON
Pour les 200 ans de sa découverte, Lillebonne rêvait d’un retour de l’enfant au pays, au moins le temps d’une exposition. Pour la circonstance, le musée avait remisé ses collections en réserve, reconfiguré les lieux pour accueillir de nombreux autres prêts, et renforcé son dispositif de sécurité en lien avec la police municipale. Malheureusement, après des pourparlers qui impliquèrent jusqu’à la présidence de l’intercommunalité, le Louvre, qui prête par ailleurs quelques objets, refusa, considérant que les conditions n’étaient pas réunies selon ses critères hyper exigeants [[Néanmoins. C’était d’autant plus rageant que l’année précédente, l’Apollon avait été prêté de longs mois au Louvre-Lens et en 2015 à Rouen où il avait créé l’événement, à l’occasion d’une exposition sur le passé de Juliobona-Lillebonne pour laquelle le musée avait prêté ses propres collections tandis qu’il était en travaux. Ce fut la seule fois où il revint en Normandie.
Faute du vrai, son double numérique trône aujourd’hui à l’entrée de l’exposition « Qui es-tu Apollon ? De Juliobona à la Culture Pop ». Un scan 3D grandeur nature qui permet de zoomer sur les détails, faire tourner la statue dans l’espace et l’observer sous toutes les coutures. C’est finalement un bien pour un mal car sa virtualité correspond parfaitement à l’angle traité. Plutôt que de proposer une exposition d’archéologie classique (pour ne pas dire ennuyeuse), ses commissaires ont choisi d’explorer la figure d’Apollon qui, à travers les scènes de sa vie mouvementée de dieu gréco-romain, nourrit l’art occidental sous toutes ses formes depuis l’Antiquité.
Pour cela, Elise Cousin, responsable du service Musées et Patrimoine de Caux Seine agglo et Jonas Parétias, docteur en archéologie romaine, chargé d’étude pour faire revivre Juliobona après avoir oeuvré pour Briga, une autre ville antique de Seine-Maritime oubliée, se sont adjoints les services de deux spécialistes de la réception de l’Antiquité, discipline des Classical Receptions Studies nées dans les années 1990 en Angleterre : Tiphaine-Annabelle Besnard, docteure en histoire de l’art, commissaire, en 2019, de l’exposition « Age of Classics ! L’Antiquité dans la culture pop » au musée Saint-Raymond (Toulouse) et Fabien Bièvre-Perrin, enseignant chercheur à l’Université de Lorraine/HisCAnt-Ma, fondateur d’Antiquipop qui analyse, le plus souvent au travers d’articles, les références à l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine.
Une solide équipe qui a conçu une exposition pointue et ludique, érudite et attrayante avec 70 oeuvres dans un minimum d’espace - 160 m2 ! - puisqu’elle se déploie, en 5 sections, sur 4 petites salles, partiellement tapissées de reproductions géantes. Un véritable exploit. De fait, perclus de préjugés, on ne s’attend pas à trouver une exposition d’une telle qualité et d’une telle originalité dans un si « petit » musée. Une leçon pour les « grands ». Le ministère de la culture ne s’y est pas trompé, lui attribuant le label « Exposition d’intérêt national », une distinction pas seulement honorifique puisqu’elle s’accompagne d’un soutien financier bienvenu. Une belle récompense pour cette jeune équipe hyper talentueuse.
MAIS QUI ES-TU APOLLON ?
La première salle présente le dieu d’origine grecque, sa généalogie, ses lieux de prédilection, ses principaux traits de personnalité, ses attributs et sa place en Gaule romaine. On est tout de suite mis dans le bain en découvrant, dans une vitrine, associée à du matériel archéologique, une scène de Playmobil représentant les dieux de l’Olympe, série commercialisée en 2020 ! Le but recherché n’est pas spécialement d’amuser - ce n’est pas interdit non plus - mais de montrer la persistance dans notre imaginaire contemporain de la mythologie antique. Sinon, pourquoi une entreprise investirait de l’argent dans un tel jouet ? Et comme le fait remarquer Jonas Parétias, pour un archéologue, il n’y a pas d’objet sans intérêt, tous sont porteurs de sens et témoignent de leur époque. De la même façon, voisinent sur un mur une gravure du 17e siècle représentant Lètô et ses deux enfants jumeaux, Apollon et Diane-Artémis, et une Diane contemporaine de Coraline de Chiara, datant de 2015.
Adopté par les Romains, fort de son pouvoir de guérisseur, Apollon le sera également par les Gaulois, cohabitant avec leurs dieux comme on le voit sur un autel voué à Cernunnos, entouré d’Apollon et de Mercure, datant du 1er siècle de notre ère et venu de Reims. L’Apollon de Lillebonne est une autre preuve de son culte en Gaule romaine, comme d’autres statuettes l’attestent, présentées ici dont une figurine de 11 cm conservée au musée des Beaux-Arts d’Angers, particulièrement belle, montrant un Apollon également doré et très androgyne, découverte dans les ruines de l’amphithéâtre dit de Grohan en 1812.
La seconde salle montre l’Apollon “classique”, protecteur des arts, patron des neufs Muses et maître de l’harmonie, image qui va perdurer au Moyen Age et auquel va s’identifier au 17e siècle le jeune Louis 14 dont le palais de Versailles est comme « une ode au dieu grec » selon Fabien Bièvre-Perrin, « depuis les grilles du parc jusqu’aux combles ». Son attribut favori reste la cithare ou la lyre, comme on le voit sur une terre cuite du 1er siècle avant notre ère jusqu’au tableau « La Naissance de Pindare » peint en 1848 par Henri-Pierre Picou et réinterprété en 2013 par Pascal Lièvre dans « Voguing Picou », agrémenté de paillettes.
A notre époque contemporaine, c’est l’Apollon musicien qui semble avoir pris le dessus, ne serait-ce qu’avec le nombre de salles de concert portant son nom, jusqu’à Lady Gaga posant pour son album Artpop en 2013, nue, portant une lyre blanche réinventée par Jeff Koons.
Un autre aspect d’Apollon résonne particulièrement à travers les époques, sa fonction d’oracle en son sanctuaire de Delphes qui nous fait pénétrer dans une dimension mystérieuse, démoniaque au Moyen Age, sulfureuse à notre époque, de la bande dessinée, comme dans Alix senator (2015), ou dans le jeu vidéo, comme dans Assassin’s Creed : Odyssey (2018). Un épisode revient, illustré à foison, quand il tue le serpent Python. Même Louis 14 s’est fait représenter ainsi.
APOLLON, OMBRES ET LUMIÈRES
Une salle en retrait nous présente le côté dark d’Apollon, bad boy perpétuellement malheureux en amour, tant du côté des femmes que des hommes. « Telle la figure martyre d’un feuilleton américain, Apollon enchaîne les drames passionnels », écrivent les commissaires dans le catalogue. « Dont il sort toujours indemne », précisent-ils, contrairement à ses proies. Aimant sans retour la nymphe Daphné vouée à la chasteté, il la harcèle jusqu’à vouloir la violer. Elle lui échappe en se transformant… en laurier ! De ses feuilles, Apollon s’en fait une couronne, coiffure passant à la postérité.
Quant à Hyacinthe, beau jeune homme désiré en même temps par Apollon et Zéphyr, il meurt, blessé, par maladresse, plongeant dans la douleur le premier. De son sang tombé au sol, naît une fleur, la jacinthe. Des épisodes qui vont traverser les époques, interprétés et réinterprétés par les artistes selon les modes et les préoccupations du moment. A l’heure de #MeToo, l’amoureux fou est perçu comme l’archétype du beau gosse « toxique et infréquentable » selon Tiphaine A. Besnard, jusque dans la bande dessinée, comme dans l’album récent Lore Olympus (2022) de Rachel Smythe, qui le voit comme le portrait type du prédateur sexuel qui se cache derrière un être d’exception.
La cruauté d’Apollon se révèle par ailleurs dans le massacre perpétrée avec sa sœur des nombreux enfants de Niobé, coupable de s’être moquée de la maigre progéniture de leur mère Lètô. Pour cela, Niobé sera pétrifiée au sens propre, les larmes lui coulant des yeux. C’est ce visage qu’a représenté en 2013 l’artiste contemporain Laurent Perbos, sculpture voisine dans l’exposition d’un tableau de 1772 représentant le massacre des Niobides. Quant au satyre Marsyas qui défie Apollon musicalement, il finit écorché vif.
L’exposition se clôt en apothéose, une dernière salle dédiée au bel Apollon, sa face solaire qui irradie par sa beauté, sa jeunesse éternelle et sa plastique irréprochable, matérialisée dans la sculpture iconique L’Apollon du Belvédère redécouverte à la fin du 15e siècle et auquel l’artiste américain Stephen Chappell propose, pour l’exposition, une restitution numérique de sa polychromie d’origine. Pour l’influent historien de l’art (homosexuel) du 18e siècle, Johann Joachim Winckelmann, cette sculpture incarne l’idéal de beauté masculine, ce qui va façonner notre regard pour des siècles. Son corps, androgyne à l’origine, gagnera en muscle. Au 19e siècle, avec l’avènement du culturisme, Apollon ressemble plutôt à un Hercule, jusqu’à devenir peu à peu, via la figure du beefcake américain, un fantasme de la communauté gay. En 2005, le célèbre couple d’artistes Pierre & Gilles mettra en scène un Apollon athlétique triomphant, sur fond d’arc-en-ciel pailleté.
Mais l’image apollinienne virile est destinée, commercialement, à tout type d’hommes, surtout au métrosexuel, « c’est-à-dire le mâle (blanc) urbain, fortuné, au corps fin, musclé sans trop l’être » comme le décrit, dans le catalogue, Nadège Wolff. Apollon reste ainsi un fantasme pour les deux sexes, nourrissant tout un imaginaire érotique qu’on retrouve sur des pochettes de romans bas de gamme à entrevoir dans l’exposition à travers un oeilleton. Omniprésent dans la publicité, du parfum (Kouros, de Saint-Laurent) jusqu’au slip (cf. la marque Apollo), il l’est également dans l’art contemporain, du buste en marbre tatoué par Fabio Viale (2023) aux Hipsters de Léo Caillard, statues antiques rhabillées à la mode d’aujourd’hui. Pour lui, Apollon, ce BG, renvoie au narcissisme des réseaux sociaux, d’où la posture du selfie. La mode n’est pas en reste, comme avec un défilé récent, projeté dans l’exposition, de Dolce & Gabbana, en 2019, totalement inspiré par la Grèce antique.
A l’issue de ce périple de plusieurs millénaires, on reste fasciné par l’influence toujours vivace de la figure antique d’Apollon, comme si rien ne pouvait l’effacer, pas même la culture gauloise qui l’a digérée, ni les trois religions monothéistes qui imbibent pourtant profondément notre civilisation. Brille toujours en nous une antiquité revisitée, renouvelée à chaque période, qui offre aux artistes un répertoire infini d’histoires, d’images, de formes et d’archétypes humains sans doute très profonds. Encore faut-il posséder ces codes, indispensables pour apprécier pleinement l’histoire de l’art occidentale. A cet égard, on ne peut être qu’impressionné par le fait que la culture gréco-romaine ne soit pas perdue pour tout un tas d’artistes d’aujourd’hui, particulièrement dans les médias les plus contemporains et touchant les publics les plus jeunes : BD, jeu vidéo, publicité…
Comment expliquer cette persistance spéciale d’Apollon près de trois mille ans après son apparition ? Par la richesse de sa personnalité ? Son ambivalence, son ambiguïté, sa bisexualité, sa dualité, ses paradoxes liant amour et violence, harmonie et massacre, beauté et mort, résonnent encore en nous. Chacun·e peut s’y projeter.
JULIOBONA, LA CITÉ ANTIQUE SUR LA SEINE
Mais le voyage n’est pas fini car cette exposition n’est qu’une étape dans un programme beaucoup plus large qui entend rendre à la cité antique de Juliobona, port majeur sur l’estuaire de la Seine, son importance historique avant que Rotomagus (Rouen) ne la supplante. La volonté de la rendre visible se résume en une phrase : « Juliobona est à la Seine ce que Arles est au Rhône ». En 2016, Caux Seine agglo missionna l’agence Scarabée pour l’aider à élaborer une stratégie de valorisation culturelle et touristique de la ville.
Le positionnement transhistorique « est désormais la colonne vertébrale d’un projet de territoire à la frontière entre tourisme, économie, culture, urbanisme et marketing territorial », expliquait l’agence lors d’un colloque. Un comité scientifique supervise ce projet intitulé « Juliobona – la cité antique sur la Seine ». C’est dans ce cadre qu’un archéologue a été embauché, aujourd’hui Jonas Parétias. Colloques, projet collectif de recherches, fouilles archéologiques, publications, application pour une visite virtuelle de la ville, événements culturels, expositions sont les prémices d’aménagements plus impactants et visibles, autant pour les habitant·es que pour les touristes.
Doté d’un centre de conservation et de recherche, le musée sera agrandi, grâce à une extension moderne. Un parcours scénographié sera installé en ville, pour matérialiser les bâtiments antiques, invitant à une déambulation. Plutôt qu’un moulage de l’Apollon de Lillebonne un temps envisagé, une réinterprétation contemporaine sera érigée dans l’espace public, à partir d’un cahier des charges élaboré avec la population locale sous la houlette des Nouveaux Commanditaires. La réalisation pourrait être confiée à l’artiste Léo Caillard.
Ce projet très riche fait lui-même partie du programme plus vaste Axe Seine dont l’ambition est de valoriser la vallée de la Seine, du Havre à Paris, autant économiquement, socialement que culturellement, à l’échelle nationale et internationale. Un projet échelonné sur 30 ans ! Une convention-cadre a été signée en 2018 entre la DRAC Normandie, les régions Normandie et Ile-de-France, le département de la Seine-Maritime, le Pôle métropolitain de l’estuaire de la Seine (qui, depuis 2017, regroupe 8 intercommunalités dont Caux Seine agglo, pôle présidé par Edouard Philippe), les villes de Rouen, Lillebonne et Harfleur. Cerise sur le gâteau, le Louvre s’est associé au projet, précisément pour « la valorisation du patrimoine archéologique gallo-romain de la région de Lillebonne ». Voilà Apollon propulsé dans le 21e siècle ! ♦
EXPOSITION
Qui es-tu, Apollon ? De l’Antiquité à la culture pop
14 avril - 30 novembre 2023
Tarifs : 6 € / 4,50 €
Commissariat : Tiphaine-Annabelle Besnard, Fabien Bièvre-Perrin, Élise Cousin, Jonas Parétias
Scénographie : Céline Daub et Clara Emo-Dambry
Juliobona, musée gallo-romain de Lillebonne
Place Félix-Faure
76170 Lillebonne
musee-juliobona.fr
CATALOGUE
Qui es-tu, Apollon ? De l’Antiquité à la culture pop
Editions Octopus
272 pages
25 €
Conditions de visite :: 13 avril 2023, sur invitation de l’agence Anne Samson Communications : train, bus, déjeuner, visite, catalogue.