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La gratuité des musées vue par Jean-Michel Tobelem

Louvre pour tous | 1er/06/2009 | 11:08 | 1 commentaire


Ce spécialiste de l’économie des musées analyse les résultats de l’expérimentation de la gratuité des musées menée par le ministère de la Culture de janvier à juin 2008, publiés dans un rapport rendu « public » seulement neuf mois plus tard

JEAN-MICHEL TOBELEM, directeur de l’institut d’étude et de recherche Option Culture, enseignant à l’École du Louvre et dans plusieurs universités, est docteur en gestion, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et diplômé d’études supérieures de droit public. Auteur notamment du livre « Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion » (Armand Colin, en cours de traduction en grec et en espagnol), il a été responsable de la publication de l’ouvrage « La culture mise à prix, la tarification dans les sites culturels » (L’Harmattan). Responsable de la collection « Gestion de la culture » chez l’Harmattan, membre du comité éditorial de la revue Museum Management & Curatorship, il suit depuis vingt ans les questions de tarification dans les musées, en France et à l’étranger.

Au sujet du rapport La gratuité dans les musées et monuments en France : quelques indicateurs de mobilisation des visiteurs par Jacqueline Eidelman, sociologue, chercheur au CNRS (Cerlis, université Pari-Descartes, CNRS), enseignante à l’Ecole du Louvre et Benoît Céroux, chercheur associé au Cerlis, enseignant à l’université Paris-Descartes et à l’université d’Evry, Ministère de la Culture, Département des études de la prospective et des statistiques (DEPS) | mars 2009 - En savoir plus...


GRATUITÉ DES MUSÉES ET DES MONUMENTS : LE RETOUR À LA RAISON
par Jean-Michel Tobelem

Les résultats – enfin disponibles [1] – de l’expérimentation de la gratuité dans des musées et des monuments situés à Paris et en régions appellent plusieurs observations, en relation avec le débat désormais relancé sur cette question de politique culturelle.

1. Que penser de l’expérimentation de la gratuité des musées ?
- Malgré des constats probants, les limites de cette approche étaient réelles, comme si on avait craint que l’expérimentation n’aboutisse à des résultats jugés trop favorables. En effet :
- La durée d’expérimentation pouvait être considérée comme trop courte : pour en mesurer pleinement les résultats, il aurait fallu que tous les visiteurs potentiels soient au courant de la mesure et qu’ils décident de venir dans les musées concernés dans le délai (très réduit) de l’enquête…
- Les musées et les monuments retenus ne faisaient pas partie des plus fréquentés ni des plus attractifs… et il n’y a pas eu de campagne de communication !
- Étrangement, le ministère de la Culture avait décidé que « les politiques des publics et les dispositifs de médiation existants » ne seraient pas modifiés pendant la durée de l’expérimentation, alors que cela constitue précisément l’une des conditions de réussite de cette mesure (cf. infra).
- On aurait pu alors prétendre que la composition de la fréquentation observée (en forte hausse néanmoins) était peu différente de ce qu’elle aurait été en dehors de la mesure de gratuité… et à suggérer qu’elle finirait par retomber comme un soufflé (voir ci-après sur la question de « l’effet lune de miel »).
Et pourtant !

2. Quels ont été les véritables résultats de l’expérimentation ?
- L’impact en termes de démocratisation ne fait aucun doute.
- En effet, le ministère de la Culture indique que l’on observe un « plébiscite » de la gratuité « auprès de tous les groupes sociaux ». « Qu’il s’agisse du public déjà familier des musées et plus encore des primo-visiteurs, l’effet accélérateur sur la démocratisation de l’accès aux institutions muséales est manifeste. » (in « La gratuité dans les musées et monuments en France : quelques indicateurs de mobilisation des visiteurs », Culture études, 2009-2).
- D’autres éléments de cette publication méritent d’être cités :
« Des résultats peu équivoques attestent d’une portée sociale de la mesure de gratuité, démontrent son succès auprès des catégories dont les pratiques culturelles sont peu ou moyennement importantes, mettent en lumière l’effet de levier de la gratuité sur la formation de la familiarité avec les musées et monuments. »
« La gratuité a d’abord mobilisé les étudiants et les visiteurs des catégories populaires, ceux dont les liens avec la culture sont relativement distendus et la familiarité avec les musées et monuments peu considérables. »
« Les visiteurs les moins familiers estiment que cette mesure a été un déclencheur de leur visite. »
- Il revient donc à présent aux professionnels et aux observateurs de prendre en compte ces résultats (qui ne font que confirmer nos travaux réalisés depuis 20 ans sur ce sujet), avant tout dans le sens d’une modération des prix pratiqués dans le secteur culturel.

3. La gratuité est-elle efficace ?
- Oui, et de 2 points de vue, mais à certaines conditions !
- Comme on l’a vu, la gratuité provoque en premier lieu un effet « volume » : plus de public (la fréquentation augmente) et une plus grande fidélisation (on revient plus souvent, ce qui est particulièrement positif d’un point de vue de politique culturelle).
- Elle provoque en second lieu un effet d’« élargissement » : la gratuité permet la venue d’un public plus diversifié sur le plan socio-professionnel, ce qui répond à un objectif de démocratisation culturelle.
- Le ministère de la Culture indiquait déjà précédemment à cet égard : « L’augmentation des volumes de fréquentation s’accompagne de modifications de la composition sociodémographique du public (…) La gratuité a un impact quant à l’ampleur et à la composition des publics » (in Les tarifs de la culture, dir. F. Rouet, La Documentation française, 2002).
- Sans compter que la gratuité réduit la tentation de vouloir « rentabiliser » le prix de la visite en cherchant à voir un maximum de choses en un minimum de temps.

4. Quelles sont les conditions pour que la gratuité agisse pleinement ?
- Les conditions pour obtenir un impact tangible sont triples. ¸ En premier lieu, pour que la gratuité produise ses effets, il convient que le musée ou le monument soit intéressant… et qu’il renouvelle son attractivité dans la durée ! ¸ En deuxième lieu, le rôle de la communication est de faire connaître cette mesure, sinon seuls les habitués et les habitants de proximité seront au courant. ¸ En dernier lieu, il convient bien sûr de se préparer, dans plusieurs domaines, à la venue de publics moins habitués de la visite des musées et des monuments : qualité de l’accueil et de l’information, dispositifs de médiation, confort de la visite, animations adaptées, interprétation des collections… À défaut, on court le risque – contrairement à l’effet recherché – de provoquer la déception de ces nouveaux publics.

5. Existe-t-il des musées entièrement gratuits ?
- Sans parler des musées britanniques (British Museum, National Gallery, Tate…), l’entrée des musées nationaux américains, à Washington, est tout le temps gratuite pour les collections permanentes… mais aussi pour les expositions temporaires !
- Il existe du reste de nombreux musées gratuits, en France (Bordeaux, Bourges, Caen, Dijon, Nice, Paris…) et dans le monde.

6. Qui paie pour la gratuité des musées ?
- Rappelons en premier lieu que l’absence de gratuité a aussi un coût, en termes de personnel d’accueil, de billetterie et de comptabilité notamment.
- De plus, les recettes provenant des billets d’entrée, en dehors des grands établissements nationaux parisiens, sont souvent modestes, voire insignifiantes (on peut alors parler de « gratuité cachée », avec parfois plus de 80% d’entrées gratuites).
- Par ailleurs, une partie des recettes de billetterie peut être « récupérée » par les dépenses des visiteurs à la boutique, à la cafétéria… ou sous la forme de dons volontaires, comme dans les musées anglo-saxons.
- Sans compter l’intérêt pour les mécènes de soutenir un musée très fréquenté.
- Notons enfin qu’on ne remet (bien heureusement) pas en cause le principe de la gratuité d’accès à propos des bibliothèques, sachant que les musées et les monuments remplissent eux aussi un rôle pédagogique, social, éducatif et civique de premier plan.

7. Peut-on parler d’un « effet d’aubaine » ?
- Le fait que certains visiteurs se rendent plus souvent dans un musée ou un monument du fait de la gratuité ne constitue pas un effet indésirable de cette mesure ; il en constitue au contraire un résultat que l’on doit rechercher.
- C’est en effet le but de toute politique culturelle que de familiariser dans la durée les citoyens avec l’art et la culture, et aucun conservateur du patrimoine ne devrait regretter que des visiteurs choisissent de se rendre à plusieurs reprises dans un musée ou un monument pour en découvrir en profondeur les collections (et non pas de façon superficielle à travers le parcours obligé des chefs d’œuvre).
- Cela n’est nullement contradictoire avec la recherche d’un élargissement du spectre socio-éducatif des visiteurs, qui constitue comme on l’a vu l’une des conséquences de la gratuité (aux conditions rappelées précédemment).
- Parler d’un effet d’aubaine consisterait alors à reprocher aux ménages aisés de fréquenter régulièrement les bibliothèques, dont l’accès est précisément gratuit, en « profitant » de cette disposition.

8. Faut-il craindre un « effet lune de miel » ?
- Alors qu’à Londres la Tate Modern (dont l’accès aux collections permanentes est gratuit) attire – avec plus de 5 millions de visiteurs par an – davantage de public qu’à son ouverture, cette approche est pour le moins sujette à caution.
- Ce bien mal nommé effet « lune de miel » (l’idée qu’immanquablement la fréquentation retomberait rapidement) s’applique en réalité moins aux institutions passant du paiement à la gratuité… qu’à la plupart des équipements culturels qui connaissent un effet de curiosité et de découverte à leur ouverture ! (C’est précisément ce que l’on a observé à propos du musée d’Orsay par exemple : une forte baisse après un pic de visites.)
- On peut par conséquent maintenir la fréquentation à un niveau élevé si plusieurs mesures correctives sont mises en œuvres préventivement : ¸ renouvellement régulier de l’attractivité, ¸ présentations temporaires fréquentes, ¸ maintien des efforts de communication après la période de lancement, ¸ mise en œuvre d’une politique de fidélisation, ¸ etc.

9. La mesure profite-t-elle indûment aux visiteurs étrangers ?
- D’une part, ceux qui le prétendent ont l’œil fixé sur les grands musées nationaux parisiens, qui attirent effectivement de nombreux visiteurs étrangers… en oubliant les musées et les monuments situés en région qui – pour la plupart d’entre eux – en attirent malheureusement fort peu.
- D’autre part, s’il est vrai que les visiteurs étrangers seront peu sensibles à une hausse des tarifs car ils ont déjà dépensé beaucoup plus d’argent pour se rendre dans notre pays (au risque toutefois d’un effet d’éviction des visiteurs nationaux, rebutés par des tarifs trop élevés), il n’en reste pas moins qu’une augmentation des tarifs en France se répercute de toute façon chez nos voisins, qui ne manquent pas de réagir à leur tour par une hausse de leurs tarifs, alimentant de la sorte une regrettable escalade des prix.
- Enfin, la question est moins de savoir si une éventuelle mesure de gratuité ferait économiser quelques euros aux visiteurs étrangers que de comprendre que cette mesure – en rendant notre territoire encore plus attractif – contribuerait à allonger leur durée de séjour, provoquant ainsi une hausse sensible des recettes touristiques (dans les hôtels, commerces, restaurants, transports et boutiques de souvenir). La vision de la réalité de l’économie touristique vient ainsi corriger une approche étroitement financière et de court terme.

10. Une accentuation de la marchandisation est-elle à craindre ?
- Cette accusation est particulièrement paradoxale, à l’heure où la hausse des tarifs de nombreux musées et monuments paraît témoigner de l’éloignement de leurs ambitions sociales et éducatives et semble plutôt la traduction d’une approche de plus en plus économique, voire mercantile.
- Si développement commercial il y a, ce sera aux visiteurs qu’il appartiendra d’acheter librement un bien ou un service (à la boutique, à la cafétéria ou au restaurant), une demande qu’ils expriment régulièrement dans les enquêtes.

11. Pour conclure, que penser plus généralement de la question tarifaire ?
- Le prix d’entrée ne constitue certes pas la seule barrière d’accès aux musées ou aux monuments ; personne ne prétend sérieusement le contraire.
- Il existe en effet d’autres obstacles, géographiques, sociaux ou encore psychologiques. Dès lors, la gratuité ne représente pas un remède miracle ou une solution magique aux inégalités d’accès à l’art et à la culture. C’est ce qui explique l’importance de l’enseignement de l’histoire de l’art à l’école, pour les enfants qui ne vont pas au musée avec leurs parents.
- Reste que si 100% des Français contribuent au financement des musées par leurs impôts, seuls 30% environ s’y rendent chaque année ; dans cette mesure, la modération tarifaire (et, d’autant plus, la gratuité d’accès, lorsque cela est possible) constitue une mesure utile et efficace.
- L’économiste Xavier Greffe indique à cet égard que « tout financement par les prix conduit à réduire le bien-être global net par rapport à la gratuité (…) Seule cette dernière assure la maximisation du bien-être collectif net des agents » (in La gestion du patrimoine culturel, Anthropos, 1999).
- Enfin, ceux qui sont légitimement préoccupés par les éventuelles pertes de revenus des musées et des monuments trouveront dans l’ouvrage « Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion » de nombreuses pistes pour leur permettre d’accroître leurs ressources.

Références
- Du financement privé de la culture : le cas des musées américains, Diplôme supérieur de recherches appliquées en sciences de gestion, université de Paris Dauphine, 1990 (la question de la gratuité et de la tarification dans le contexte culturel des États-Unis d’Amérique).
- « Les droits d’entrée, les abonnements et la question de la gratuité », dans Musées et culture, le financement à l’américaine, PUL, 1990 (la première analyse sur le thème « gratuité et stratégie de développement »).
- Le musée, une « organisation culturelle de marché » ? Contribution à une doctrine de la gestion muséale, thèse de doctorat en sciences de gestion, université de Paris Dauphine, 2003 (une présentation de l’ensemble des enjeux de la gratuité, d’un point de vue national et international, au regard des évolutions du secteur muséal et patrimonial).
- « La question de la tarification », dans Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion, Armand Colin, 2005 (une relativisation de l’apport financier des droits d’entrée).
- « La stratégie du prix », dans La culture mise à prix, la tarification dans les sites culturels, L’Harmattan, 2005 (la première mention de l’éventualité d’un « effet d’éviction » dans le cas d’une hausse excessive des prix, ainsi qu’une analyse de la question – fondamentale – de la fidélisation ; la bibliographie comporte 80 références, françaises et internationales).
- « Le prix d’accès au musée », Musées et collections publiques de France, n° 248, 2006 (la nécessaire distinction à opérer entre les différentes échelles de la tarification : locale, territoriale et nationale).
- « Des relations entre gratuité d’accès et services commerciaux dans les musées », Musées et collections publiques de France, n° 49, 2006 (une analyse des liens entre gratuité et recettes commerciales additionnelles).
- « Politique culturelle, gratuité et dynamisme des musées », Policultures, La lettre des politiques culturelles et artistiques, n° 120, octobre 2007 (la mise en évidence d’un risque de concentration de la fréquentation sur les grandes institutions « rentières »).
- « La gratuité des musées et des monuments : tout a-t-il été dit ? », Policultures, La lettre des politiques culturelles et artistiques, n° 129, septembre 2008 (une mise en perspective globale des premiers « résultats » de l’expérimentation).

 :: Jean-Michel Tobelem

:: Louvre pour tous | 1er/06/2009 | 11:08 | 1 commentaire

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VOS COMMENTAIRES


11.10.2016 | Vincent Martin | http://www.cultureminute.fr

Bonjour, tout cet article est vraiment intéressant. La culture et les musées sont fac à de tels défis aujourd’hui, que trouver des modèles économiques alternatifs devient essentiel. J’ai abordé ce point sur l’un des symbole de ce débat, La Pinacothèque de Paris, dans un billet : comment un lieu qui a su attiré à ce point en vient à devoir fermer ses portes ? Il y a un vrai travail à poser, dès maintenant pour éviter que la culture ne soit engloutie dans une sinistrose.


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NOTES

[1] Ce communiqué a été publié le 6 avril 2009, cinq jours après que le ministère de la Culture ait enfin rendu public le rapport sur l’expérimentation de la gratuité des musées. Lire ici...



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