09.03.2018 | C’EST D’ABORD, À PARIS, l’un des plus beaux hôtels particuliers du Marais : l’hôtel de Saint-Aignan construit au 17ème siècle pour le surintendant des finances de Mazarin, occupé ensuite par le duc de Saint-Aignan qui le parachève et lui donne son nom. Avec l’originalité architecturale de posséder une façade en trompe-l’oeil dite « mur renard », reproduite sur les quatre côtés de la cour. Mais il n’a pas toujours été tel qu’on le voit aujourd’hui, somptueux, grâce aux restaurations menées depuis les années 1980 suite à son rachat par le Ville de Paris en 1962. Au 19ème siècle, comme nombre de bâtiments à la valeur patrimoniale oubliée du Marais, quartier alors très pauvre, il se découpe en multiples logements où viennent s’entasser de petits artisans, souvent de la confection et pour la plupart immigrés juifs d’Europe de l’Est. L’immeuble, déformé par les excroissances et noirci, est alors recouvert d’affiches et d’enseignes publicitaires qui en laissent deviner l’usage, comme le montrent de vieilles photos qui nous semble aujourd’hui si pittoresques.
C’est cette mémoire-là, disparue sous la corrosivité des restaurations, qu’a voulu perpétuer l’artiste Christian Boltanski. Laurence Sigal l’avait sollicité pour une oeuvre à créer pour le futur musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (mahJ), avant son inauguration en 1998. A son corps défendant comme il le raconte lui-même en conversation avec celle qui fut la directrice du musée de sa préfiguration jusqu’en 2011, dans un très beau petit film réalisé pour les 20 ans du musée (qui sera diffusé sur Internet), et par conséquent de son oeuvre restaurée pour l’occasion. A cette époque, l’artiste dont l’enfant qu’il était, né en 1944, se souvient des discussions de ses parents avec leurs amis, survivants de la Shoah, ne se soucie guère de sa judéité. Ça l’agaçait même plutôt, lui qui ne voulait croire qu’en la valeur universelle de l’art. Par provocation et humour, quand on lui parlait d’identité, il répondait qu’il était un artiste corse, région d’où est originaire sa mère. Laurence Sigal réagit en disant quelque chose comme : c’est peut-être aussi ça, être juif, posséder plusieurs identités. Avec ce projet, Boltanski se retrouve confronté à une part de lui-même, enfouie, qui hante sa création. L’oeuvre Les Habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939, née du travail de recherches sur les locataires, à l’orée la Seconde Guerre mondiale, de ce « bidonville » comme le qualifie Boltanski, s’est imposée d’elle-même.
Un monument mémoriel poignant par la simplicité et la subtilité de son dispositif. 80 feuilles collées de manière aléatoire sur le mur d’une courette exigüe que jusque là on ne pouvait découvrir que par les fenêtres du musée - ce qui reste très fort -, accessible désormais aussi via la librairie. Un monument de papier qui se dégrade avec le temps, volontairement, pour contraindre ses responsables à l’entretenir et, par conséquent, à lutter contre l’oubli. On en est à la quatrième restauration-collage. Sur ces feuilles, peu de choses d’inscrit : un nom, un prénom, un lieu de naissance, un métier, une fonction, une date parfois que l’on devine liée aux drames de la guerre. Effectivement, ce sont des dates de convoi de déportation. Treize habitant.e.s ne reviendront pas des camps nazis. Rien n’est explicitement dit mais tout se comprend intuitivement. Le plus puissant peut-être dans cette oeuvre minimaliste et fragile, Boltanski l’explique dans le film. Il n’a pas voulu distinguer les juifs des non-juifs. Seuls indices : la consonance de certains noms, certains prénoms, des métiers peut-être mais on ne le sait pas. Aussi, il y a « peut-être parmi eux le concierge qui a dénoncé tout le monde », assène Boltanski dans un demi-sourire. Serein, à près de 75 ans, celui-ci ne craint plus de déclarer : « J’accepte maintenant l’étiquette d’artiste juif ». L’oeuvre du mahJ n’y est pas pour rien.
UNE PLUIE DE DONS
À son ouverture, Boltanski a fait don de son oeuvre au musée. Comme 600 autres personnes grâce à qui la collection s’est enrichie de plus de 3500 oeuvres depuis, et que le musée a décidé d’honorer pour cet anniversaire. Sachant que le mahJ a bénéficié dès sa création de dépôts d’autres musées, oeuvres elles-mêmes entrées dans leurs collections grâce à des donations exceptionnelles. C’est le cas d’ensembles venant du musée national du Moyen Age, dit de Cluny : une soixantaine de stèles funéraires médiévales juives découvertes lors de travaux dans le Quartier latin, sous la librairie de Louis Hachette qui en fit don en 1853 ; des objets, manuscrits et meubles religieux (dont la Joconde du musée comme l’aime à dire son directeur Paul Salmona : une magnifique arche sainte du 18e siècle venant de Modène) rassemblés par le compositeur Isaac Strauss puis acquis en 1890, après sa mort, par Charlotte de Rothschild pour en faire don au musée, collection exposée au Grand Palais en 1981 qui lancera le projet du mahJ ; ainsi que des objets offerts à la Belle Epoque par les frères Isaac et Moïse de Camondo (à l’origine, notamment, du merveilleux musée Nissim-de-Camondo légué aux Arts décoratifs). Sans oublier le fonds précieux du musée d’Art juif de Paris créé en 1948 rue des Saules, sous forme d’association privée et dont les collections, pour beaucoup consituées de dons, ont rejoint également le mahJ.
Suspendu dans le magnifique escalier d’honneur (qui n’est pas sans rappeler celui du château de Maisons), un caisson lumineux égrène les noms d’une centaine de donateurs représentatifs du mahJ, femmes et hommes. Dispersés dans le parcours des collections permanentes, leurs dons sont signalés par une pluie de points rouges - jolie idée graphique d’Emmanuel Somot -, nous conviant à un jeu de pistes dans le musée. Leurs cartels disent quelques mots de l’oeuvre mais surtout de la personne donatrice, le plus souvent nommée, anonyme dans quelques cas, et de sa motivation. Touchantes histoires qui parlent essentiellement de filiation. Hommage d’enfant à parent, souvent à l’occasion d’une disparition, quand ce n’est pas un conseil de famille tout entier qui décide de faire don d’un inestimable manuscrit de prières liturgiques du 14ème siècle rédigé par un ancêtre rabbin, transmis de génération en génération ! Ou quand une dame âgée soutenue par sa descendance sur trois générations, offre une tenue d’apparat de femme juive de l’Empire ottoman qu’elle aura été la dernière à porter pour son mariage en 1930. A noter que beaucoup de vêtements sont entrés ainsi dans les collections du mahJ, exposés ici exceptionnellement. Ainsi, quelques jours après avoir pris contact avec ses responsables, une dame, au nom d’elle-même et de sa soeur, arrive avec une valise remplie d’une garde-robe incroyable ayant appartenue à leur mère originaire d’Algérie, dont une rare coiffe en fils d’argent. Quelques années plus tard, à l’occasion d’une exposition, la même famille offre des documents d’archives. Scénario qui se reproduit pour d’autres expositions, comme il arrive parfois dans les musées, un prêt se transformant presque naturellement en don.
Ce sont aussi des histoires de mobilité qui décrivent la destinée voyageuse des communautés juives, par nécessité et survie, du Maghreb aux pays de l’Est, en passant par l’Italie ou Israël. Tant de noms de pays sont cités ! Sont valorisés également de nombreux dons d’artistes ou de leurs familles, certains liés aux épisodes douloureux de 39-45 et à la Shoah : dessins de Boris Taslitzky exécutés à Buchenwald, portraits d’internés du camp de Beaune-la-Rolande signés Zber assassiné à Auschwitz, dessin animé de Sam Ringer (offert par sa fille et chanteuse Catherine Ringer) qui a survécu à la déportation dans neuf camps différents... ou oeuvres d’artistes contemporains qui puisent leur inspiration dans ce trauma comme Isaac Ceinikier, lui-même rescapé, ou Michel Nedjar et ses poupées de chiffons. On remarque aussi nombre d’oeuvres d’artistes, immigrés juifs d’Europe de l’Est, de l’Ecole de Paris, mouvement pictural des années 1930. Comme Michel Kikoïne dont la fille, Claire Maratier, ayant passé son enfance à la Ruche, ateliers de Montparnasse, a fait don d’un fonds représentatif de cette communauté d’artistes, et surtout a contribué au premier achat du mahJ en 1989 : une précieuse cabane rituelle peinte. Par ailleurs, celle-ci fut à l’origine de la fondation Pro Mahj créée en 2003 pour recueillir des dons afin de soutenir les activités du musée.
Dons uniques ou collections entières, fonds d’ateliers d’artistes ou d’artisans, archives familiales, lots de cartes postales, livres (à voir à la médiathèque)... chacun de ces gestes, modestes ou spectaculaires, est animé d’un fort souci de préservation qui fait du mahJ le dépositaire de mille mémoires. Le tout teinté d’une dimension affective émouvante, résumée par ce simple mot adressé au musée en accompagnement du don d’une précieuse parure marocaine du 18e siècle, cadeau de mariage d’une dame alors âgée de 95 ans : « Façonné avec amour, donné avec amour ».
INFOS PRATIQUES
Hommage aux donateurs
7 mars 2018 / 13 janvier 2019
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple 75003 Paris
www.mahj.org
01 53 01 86 65 / info@mahj.org
Plein tarif : 10 € / tarif réduit : 7 € / 5€ pour les 18-25 ans résidents européens
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