29 mars 2010 | S’IL EST UN LIEU PATRIMONIAL dont la présence sur Internet se justifie, c’est bien le musée Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine. Moins pour ses délicieux jardins qui, par évidence, s’apprécient surtout in situ - encore que le site web propose judicieusement, en plus de leur présentation, un calendrier des floraisons - que pour la diffusion de sa collection unique au monde d’autochromes, ancêtre de la diapositive.
Si la modestie et la discrétion obsessionnelle d’Albert Kahn (1860-1940) - la simple vue d’un objectif le faisait fuir - n’avait traversé le temps le laissant encore aujourd’hui fort méconnu, il aurait sans doute trouver place au Panthéon. Car il est assurément un grand homme, héritier des Lumières et du meilleur de la Révolution.
L’HOMME AUX MULTIPLES FONDATIONS
Devenu richissime après une carrière fulgurante dans la banque, cet alsacien dont le père était marchand de bestiaux, ce laïc d’origine juive - son prénom de naissance était Abraham - consacra toute sa fortune à bâtir un rêve protéiforme dont le seul but était d’assurer la paix dans le monde. Une folle et magnifique utopie traduit par ainsi le comte Shigenobu Okuma, l’un de ses amis japonais : « Son rêve est d’unifier le monde du futur... Ce qui signifie détruire l’intolérance religieuse et raciale » [1]. Vaste programme plus que jamais d’actualité.
A cette fin, il multiplia structures et fondations dont il confia l’application, avec humilité, à d’éminents spécialistes. En réponse à l’actualité immédiate avec le comité du Secours national créé dès la déclaration de la Première guerre mondiale, en août 1914, pour venir en aide aux civils, et qui réunit toutes les tendances politiques, CGT, Eglise et grand rabbinat de France. Organe de réflexion avec le Comité national d’Etudes sociales et politiques (CNESP) qui, selon ses statuts de 1916, regroupa « des Français représentatifs de toutes les opinions, de toutes les croyances et de tous les milieux, en vue de l’Étude positive des questions d’ordre social et politique d’un intérêt général ». Il s’agissait là de réfléchir aux questions du temps et de débattre sur les diverses solutions expérimentées dans les pays, ensuite d’en diffuser gratuitement les résultats et analyses auprès des décideurs. En 1920, Albert Kahn, grand ami de Bergson, finança un centre de documentation sociale à l’École normale supérieure, rue d’Ulm, puis un second à Sèvres en 1927 avec pour objet l’étude nouvelle de la société contemporaine qui ouvrit le champs des sciences sociales en France.
Dans le domaine purement scientifique et médical, il installa en 1926 dans sa propriété de Boulogne un laboratoire de biologie voué à la recherche d’application en hygiène publique, plus particulièrement pour prévenir la syphilis et la tuberculose. Ici s’inventa la microcinématographie, le film scientifique par microscope. Dans le même esprit, Kahn financa en 1929 un centre de médecine préventive à l’université de Strasbourg en faveur des étudiants.
Mais son initiative sans doute la plus originale reste sa fondation « Autour du Monde », un système de bourses allouées à des jeunes, la plupart futurs professeurs, pour partir 15 mois autour du monde tous frais payés en voyage d’étude. Avec pour seul devoir, à leur retour d’établir un rapport et de donner des conférences. Dans le but d’enrichir la compréhension mutuelle des peuples, de distiller l’esprit de paix et d’empêcher les guerres. L’opération lancée en 1898, Albert Kahn, comme à son habitude, ne chercha à en tirer aucune gloire personnelle puisque placée sous l’égide de l’université de Paris, l’initiative sera annoncée comme émanant d’un « généreux donateur anonyme ». Destinée initialement aux français puis aux françaises, la fondation s’ouvrit ensuite aux jeunes étrangers du Japon, d’Allemagne, d’Angleterre, des États-Unis et de Russie.
INVENTAIRE AVANT DISPARITION
Mais, ce qui a survécu jusqu’à nous, outre ses fantastiques jardins conçus comme un microcosme, un parc à scènes où cohabitent sept jardins différents, c’est sa spectaculaire collection d’images récoltées entre 1909 et 1931 dans une soixantaine de pays. L’une des plus importantes au monde : 72 000 autochromes, 100 heures de films essentiellement en noir et blanc et 4 000 plaques stéréoscopiques, photos restituant le relief.
Un projet titanesque dénommé les « Archives de la Planète », destiné non pas à une diffusion à un large public mais à constituer un conservatoire des paysages, des villes et surtout des hommes. Pour en garder la trace, la mémoire et contribuer à augmenter la compréhension mutuelle des peuples. Il en confia l’organisation au savant Jean Brunhes (1869-1930), l’inventeur de la géographie humaine.
Si Albert Kahn voyagea lui-même beaucoup, notamment avec son chauffeur Albert Dutertre formé à la photographie, il envoya ensuite aux quatre coins du globe des opérateurs chargés de saisir la réalité de pays « dont la disparition fatale n’[était] plus qu’une question de temps », menacés par les effets uniformisateurs de la Colonisation. Un inventaire avant disparition selon la si bien nommée performance musicale du DJ Laurent Garnier en décembre 2009 à l’auditorium du Louvre.
Il faut imaginer ces opérateurs bardés d’un matériel bien encombrant pour l’époque, fortune transbahutée en malles Vuitton tout de même. Aventuriers selon les circonstances, en proie à de multiples obstacles, jusqu’à se retrouver parfois au coeur de conflits armés et d’événements historiques. Parmi eux, une seule femme, Marguerite Mespoulet, agrégée d’anglais qui sillonnera l’Irlande en 1913 accompagnée d’une amie.
Des personnages au caractère bien trempé comme Stéphane Passet qui, interdit d’entrée en Afghanistan, constate qu’entre les colonisés et les colonisateurs, les sauvages ne sont pas forcément ceux que l’on croit : « Les Anglais sont des sauvages », écrit-il à Jean Brunhes en janvier 1914, « et la première impression que j’ai eue à Bombay est maintenant confirmée ici. On a cru que j’étais un espion ou un criminel - je n’ai suscité que de la suspicion. N’importe qui d’autre qui arrive ici a la permission de se rendre au col de Khyber, mais moi, on ne m’a même pas laissé en approcher (...) Le gouverneur m’a dit que si j’essayais, je serais expulsé et reconduit à la base militaire. C’est charmant... Ces gens n’ont même pas pris le soin de lire les lettres que je leur ai remises ; ils restent aussi froids et raides que leurs cols amidonnés. Ce sont des imbéciles ridicules et des incultes » [2]. Ou encore Frédéric Gadmer qui voyage en 1930 en Afrique noire, en compagnie du père Aupiais, missionnaire en délicatesse avec sa hiérarchie pour oser revendiquer la liberté pour les religions indigènes comme le vaudou au même titre que le christianisme.
Sans oublier l’officier de l’armée française Léon Busy qui, en 1914, en partance pour l’Indochine, offre ses services aux Archives de la Planète. Ses prises de vue sont reconnues comme les plus belles de toute la collection, malgré le fait que le militaire oublie parfois sa mission scientifique pour s’attarder de manière un peu trop insistante sur le corps féminin. Un regard lubrique taxé par certains de représentative de « la manière de voir coloniale ». Ainsi lui doit-on le seul film « érotique » des Archives, l’effeuillage d’une jeune adolescente, flouté hypocritement par son auteur. L’impudicité du personnage révèle toute l’ambiguïté des Archives de la Planète. Bien que portant un regard plein de bienveillance sur les peuples autochtones, ce qui pour une époque qui voit s’épanouir tant de racisme n’est pas le moins extraordinaire, le projet jette le plus souvent un voile pudique sur l’autoritarisme et les exactions des forces coloniales. Souci diplomatique ou empreinte inévitable d’un état d’esprit colonial ambiant ?
Mais les Archives de la Planète n’ont pas seulement gardé la mémoire des pays lointains, mais aussi celle de la France déchirée par la guerre 14-18 comme de la France paisible des villes et des campagnes qui nous semblent parfois plus exotique encore que l’Inde ou l’Iran. Comme cette fascinante Bretagne presque tribale qui fait l’objet d’une exposition au musée Albert-Kahn actuellement jusqu’en juillet 2010.
Que ce soit en Armorique ou en Chine, ce qui nous frappe peut-être le plus à nous autres humains du début XXIème siècle habillés universellement de jeans et de tee-shirts, c’est la diversité des tenues vestimentaires des habitants des pays traversés. Loin de tout folklore, on devine l’extrême codification de ces tenues et l’on reste subjugués par les couleurs et des formes parfois si extravagantes que nos couturiers les plus fous, les Galliano et autres Jean-paul Gaultier si talentueux, nous paraissent presque fades. Et c’est peut-être là, dans cette dimension perdue de l’uniforme-costume que la mode et son diktat ont de nos jours remplacé, qu’on perçoit la grande uniformisation du monde contemporain, à rebours de l’esprit United Colors of Benetton qui, sous couvert d’éloge de la différence, consacre en réalité l’effacement de tous les particularismes.
Cette extraordinaire collection d’autochromes constitue un immense patchwork de couleurs, de tissus, de visages, de matières et de postures. Conçus comme objets de science et de connaissance, on ne peut qu’être subjugués par leur qualité esthétique, le sens de la composition de certains cadrages, la délicatesse et la vivacité des couleurs se rapprochant parfois de la peinture, le grain évoquant le pointillisme. Jusqu’aux poses des personnes rencontrées, comme surprises dans leur milieu, sans recherche d’effets et l’on pense à tout un courant de la photographie contemporaine qui, suprême sophistication, cherche à retrouver ce regard presque clinique, au naturel, pour redonner au sujet toute son essence.
AUTOCHROMES EN PLEINE LUMIÈRE
Une collection qui a bien failli se perdre et ne jamais arriver jusqu’à nous. Le crach boursier de 1929 ruine Albert Kahn. Il se voit alors contraint de stopper toutes ses actions et expéditions. Les huissiers à ses portes, il n’a d’autre choix que de céder en 1936 l’ensemble de son domaine de Boulogne, collections comprises. Le département de la Seine s’en porte acquéreur et, avec élégance, lui laisse l’usufruit de sa demeure et des jardins qui s’ouvrent au public en 1937. Albert Kahn s’éteint le 14 novembre 1940 à 80 ans, quelques mois après la défaite de l’armée française et de l’entrée des troupes allemandes à Paris. Sa mort, à l’aube de la Seconde guerre mondiale, évite à la France l’indignité de lui faire subir le même sort tragique qu’à ses milliers de coreligionnaires. Triste privilège. Sa maison est réquisitionnée par la Kommandantur, ses archives personnelles et celles de ses fondations suspectes puisque pacifistes et internationalistes sont confisquées par les nazis. Certaines se retrouveront ensuite en URSS pour n’être restituées à la France qu’en 2000.
Le domaine géré ensuite par les Hauts-de-Seine n’est perçu pendant des années que comme un jardin public, malgré les efforts de plusieurs conservateurs pour faire vivre les collections photographiques. Les jardins perdent peu à peu de leur cohérence. En 1974, le site renaît sous la direction de Jeanne Beausoleil soutenue par le Conseil général, des recherches sont entreprises sur Albert Kahn et un travail de valorisation des collections s’amorcent. En 1986, le domaine acquiert le titre de musée départemental et en 2002 le label Musée de France.
En 1989, une importante restauration des jardins est entreprise pour leur redonner leur aspect d’origine, en s’appuyant notamment sur les autochromes. La même année, un nouveau jardin japonais signé Fumiaki Takano voit le jour aux côtés de celui créé du temps d’Albert Kahn, hommage minéral et de verdure à ce dernier. La tempête de 1999 n’épargne pas le domaine mais comme à Versailles elle permet une régénération arbresque et oblige à poursuivre les restaurations. En 2003, Mme Beausoleil cède sa place à Gilles Baud-Berthier, historien spécialiste de l’Asie, qui depuis poursuit soigneusement l’oeuvre de ses prédécesseurs. En 2007, grâce à un documentaire de près de dix heures que la BBC consacra à Albert Kahn [3], le domaine acquit une notoriété internationale.
Le Conseil général des Hauts-de-Seine présidé par Patrick Devedjian fourmille de projets pour donner toujours plus de visibilité au domaine qui dépasse aujourd’hui les 100 000 visiteurs par an. Avec le projet de construction en bordure des jardins d’un nouveau bâtiment devant accueillir restaurant panoramique, boutique et salle d’exposition. Et la volonté d’en renforcer la dimension japonisante. En projet, la création d’un jardin zen, l’installation d’une collection de bonsaïs et d’une maison rurale japonaise du XIXe. Enfin - bonne ou mauvaise idée ? - la pagode de cinq étages disparue dans un incendie en 1952 sera reconstruite... pour de loin attirer l’oeil [4]. En espérant que tous ces projets ne fassent pas perdre son âme à un lieu qui respire encore l’authenticité. Loin de tout esprit commercial puisque dans un souci d’accessibilité au plus grand nombre, l’entrée n’est que de 1,50 euros pour l’ensemble du domaine et ses activités, ce qui est à souligner quand la tendance des musées va à l’explosion des tarifs. Une presque gratuité pour préserver des jardins très fragiles, surtout les japonais qui pourraient un jour, pour cette raison, ne plus être visitables qu’en groupes.
INTERNET, VERS DE NOUVEAUX HORIZONS
La valorisation de la formidable collection d’autochromes se poursuit au rythme d’expositions thématiques, sur place et hors les murs, et de publications. Depuis 2006, tout le fond du musée est numérisé et accessible librement in situ grâce à des bornes de lecture. Mais Internet ouvre de nouveaux horizons. Depuis début mars, le musée s’est doté d’un nouveau site web plus participatif www.albert-kahn.fr [5]. Riche en contenu et sobre en design, il offre la possibilité de visualiser déjà 1500 autochromes et films, notamment grâce à la fonctionnalité Mappemonde qui, en survolant les pays avec sa souris, permet d’accéder aux images correspondantes. Des diaporamas aux thèmes transversaux sont aussi proposés comme la guerre 14-18 ou la crue parisienne de 1910. A consulter également la rubrique Invités célèbres qui propose une sélections de portraits de personnalités parmi les 4000 pris du temps d’Albert Kahn. Des vues en couleurs rares si ce n’est uniques de Colette, d’Anna de Noailles ou encore du poète indien Tagore. Autre rubrique intéressante, les Images naufragées, qui met à contribution l’internaute pour aider à l’identification de paysages, y compris des rues parisiennes, à l’origine incertaine. Dans le même genre, pourrait être mis en place à l’avenir une plateforme où chacun pourrait poster la photo prise exactement au même endroit que l’autochrome d’il y a cent ans.
Une idée : pour prolonger l’entreprise de compréhension mutuelle des peuples si chère à Albert Kahn, pourquoi ne pas créer des bourses qui permettraient à de jeunes photographes et vidéastes d’aller sur les traces de ses opérateurs ? Il est évident qu’Internet est le média idéal pour faire vivre ce fabuleux trésor iconographique. Pour que circule et se distille l’esprit pacifiste toujours vivant d’Albert Kahn.
MUSÉE & JARDINS ALBERT-KAHN
10-14, rue du Port
92100 Boulogne-Billancourt
Tél. 01 55 19 28 00
www.albert-kahn.fr
Page Facebook
Horaires
Hiver / 1er octobre - 30 avril
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
Eté / 1er mai - 30 septembre
Du mardi au dimanche de 11h à 19h
Fermé le lundi et pendant les fêtes de fin d’année
Tarifs
Entrée musée, jardins et exposition : 3 € (plein tarif) / 1,50 € (demi-tarif), gratuit pour les moins de 12 ans
Gratuit pour les moins de 12 ans
Carte d’abonnement annuelle : 15 €
Groupes scolaires et centres de loisirs : 0,75 € par participant
Gratuit pour tous le premier dimanche du mois
Accès
Métro : Boulogne - Pont de Saint-Cloud (terminus de la ligne 10)
Bus : 52, 72, 126, 160, 175, 460, 467 (arrêt Rhin et Danube)
Tramway : ligne T2 (arrêt Parc de Saint-Cloud puis traverser la Seine)
Vélib’ : station au 15, rond-point Rhin et Danube
Exposition en cours
« Bretagne, voyager en couleurs (1907-1929) » jusqu’au 4 juillet 2010
[1] « Albert Kahn - Le monde en couleurs » de David Okuefuna, éd. du Chêne, 2008, p.186.
[2] Ibid, p.194.
[3] « Le monde d’Albert Kahn » réalisé par David Okuefuna, documentaire projeté de temps en temps au musée de Boulogne. A suivi un livre incontournable désormais sur le domaine : « Albert Kahn - Le monde en couleurs » de David Okuefuna, préface de Gilles Baud-Berthier, éd. du Chêne, 2008.
[4] « Afin de constituer un point visuel fort d’attraction pour les visiteurs de la vallée de la Seine » dixit P. Devedjian, lors de la séance de l’assemblée du Conseil général des Hauts-de-Seine du 23 octobre 2009.
[5] Le 8 mars 2010, nous avons fait partie de la soirée blogueurs qui nous a permis de visiter la salle de rangement des autochromes habituellement fermée au public et d’une présentation du nouveau site Internet.