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François Mairesse : « Vus de l’étranger, les musées français sont perçus comme frileux »

Bernard Hasquenoph | 16/11/2022 | 12:23 |


A l’occasion de la parution d’un dictionnaire de muséologie, entretien avec François Mairesse, son directeur de publication, qui nous dresse une photographie de la situation des musées dans le monde, des débats qui les animent et revient sur la nouvelle définition du musée adoptée par l’Icom.

16.11.2022 l LES ÉDITIONS ARMAND COLIN ont fait paraître récemment un dictionnaire de muséologie, ouvrage important de près de 700 pages, porté par l’Icom, l’organisation internationale des musées. 630 concepts, termes et dispositifs définis et mis en perspective dans de véritables textes par 90 experts internationaux, sous la direction de François Mairesse.

Muséologue et universitaire d’origine belge, auteur et co-auteur de nombreux livres, articles et rapports sur le sujet (notamment Musées du 21e siècle, 2017), directeur lui-même d’un établissement (musée royal de Mariemont, 2002-2010), il enseigne l’économie de la culture et la muséologie à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 (CERLIS, CNRS, Labex ICCA) où il codirige le master Musées et nouveaux médias, ainsi qu’à l’Ecole du Louvre.

Engagé internationalement, il est titulaire depuis 2019 de la Chaire Unesco pour l’étude de la diversité muséale et son évolution, et a présidé, de 2013 à 2019, le Comité international de muséologie de l’Icom (ICOFOM). En juin 2019, il démissionna de la commission chargée d’élaborer la nouvelle définition du musée devant être votée à la 25e conférence générale de l’Icom à Kyoto en septembre, considérant que la proposition, qui entraîna une vive polémique et le report du vote, ne correspondait pas aux travaux menés jusque-là. Il était présent à celle tenue à Prague, en août dernier, où une nouvelle proposition de définition fut finalement largement adoptée. Un parcours et une situation qui lui permet d’avoir une vue d’ensemble sur le monde des musées, en perpétuelle mutation.

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François Mairesse, 2022

Quelle a été la genèse de ce dictionnaire de muséologie ?
François Mairesse. Sa genèse est liée au Dictionnaire encyclopédique de muséologie paru en 2011, déjà chez Armand Colin mais avec une structure très différente. Pour ce précédent ouvrage, j’avais suggéré à André Desvallées, mon co-auteur, de travailler uniquement avec des francophones. Sinon, le projet s’enlisait. Cela a pris trois-quatre ans. En 2010, pour la conférence générale de l’Icom à Shanghai, nous avons publié, en teasing, 21 concepts clés. Ce petit livre, disponible gratuitement en PDF en quatre langues (français, anglais, espagnol, chinois), présenté par l’Icom comme une référence, a finalement été traduit en quinze langues ! Ensuite, j’ai pensé qu’il fallait passer à une autre étape, établir un dictionnaire vraiment international, avec des auteurs du monde entier, qui serait publié en anglais et en français. L’Icom m’a suivi. La version anglaise va paraître chez Routledge en février 2023. Pour ce nouveau dictionnaire, j’ai créé un comité éditorial avec des spécialistes de chacune des régions principales du monde.

Pourtant, ce comité éditorial semble encore très occidental. Mais peut-être est-ce représentatif de ce que sont les musées aujourd’hui ?
Mon souhait était d’élargir les représentations par rapport au nombre de musées à travers le monde mais ce phénomène reste encore très occidental. C’est politiquement correct de dire qu’il y a des musées partout mais sur environ 100 000, plus de 60% sont situés en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Et si l’on ramène les chiffres au nombre d’habitants, c’est encore pire. Le phénomène est répandu à travers le monde, c’est évident, mais pas de la même manière. La difficulté, aussi, était de trouver des auteurs capables d’écrire dans l’une des deux langues. J’ai surtout essayé de travailler sur la qualité, avec des personnes qui aient des choses à dire et une certaine légitimité. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une vraie muséologie qui est en train d’émerger, en Amérique latine et dans le Pacifique aussi.


« Plus de 60% des musées sont situés en Europe occidentale et en Amérique du Nord. »

Comment expliquez-vous cette répartition encore très inégale des musées à travers le monde ?
Les liens entre musées et capitalisme sont évidents. Il suffit de voir le nombre de musées dans les pays où le PIB est le plus important ! C’est très intéressant de constater qu’historiquement, les musées et le capitalisme se développent dans les mêmes endroits, au même moment. C’est au XVIᵉ siècle, en Allemagne, en Italie, avec des banquiers…

Un phénomène lié à l’émergence des collectionneurs ?
Oui. Et qu’est-ce qu’une collection sinon du stock, de l’accumulation ? D’une certaine manière, cela relève d’une même logique. Les musées se sont d’abord développés en Europe, pendant très longtemps. Puis les États-Unis ont émergé et au moment où ils deviennent première puissance mondiale, au début du XXᵉ siècle, ils développent assez rapidement le plus grand réseau de musées. Il faudra cependant attendre l’entre-deux guerres pour qu’émerge une réflexion muséale particulière, que les européens commencent à découvrir la spécificité des musées américains. Il y a aussi des décalages, en quelque sorte. C’est aussi ce qu’on observe quand le Japon commence à devenir la deuxième puissance mondiale dans les années 80. C’est vraiment fascinant. L’expansion des musées en Chine, c’est exactement au moment où son PIB commence à exploser.

Il faut aussi pouvoir financer un fonctionnement, faire venir le public…
Oui et je dirais que c’est aussi un signe extérieur de richesse. C’est clair qu’il faut avoir des autoroutes, des TGV… Partiellement, c’est aussi un signe d’occidentalisation. C’est un des problèmes, je pense, de l’histoire mondiale de l’art. Si on voulait repenser l’histoire de la muséologie, il faudrait le faire de manière plus vaste, en réfléchissant à tous les systèmes, on pourrait dire mnémoniques. C’est ce qui permettrait de mieux comprendre certaines évolutions. Par exemple, si on observe la transformation du monde des musées actuellement, on remarque qu’ils sont en train de se dessaisir de leurs collections. Même en Occident.

C’est-à-dire ? Qu’entendez-vous par se dessaisir ?
Pendant très longtemps, la collection et sa préservation étaient au cœur du musée. Or, dans certains pays, de plus en plus de musées ne disposent pas de collections et privilégient l’organisation d’expositions temporaires prêtées, ou d’événements, notamment en Asie. Le musée est aussi un lieu de pensée et de discussion, ce qui est privilégié dans certaines régions. Globalement donc, le musée en tant que tel, est d’abord une invention occidentale. Mais d’autres systèmes visant à remplir ces fonctions existaient auparavant, aussi bien en Afrique qu’à d’autres endroits, qui n’étaient pas du tout des musées. Si on parvenait à relier tout cela, on pourrait faire une histoire qui soit vraiment mondiale.

Pour en revenir au dictionnaire, j’ai sans doute été un peu sévère car il compte malgré tout des auteurs et des autrices de plein de pays dont la Chine, la Russie, le Kenya…
Oui et pour cela, le comité éditorial a joué un rôle très important. Tous m’ont fait bénéficier de leur réseau. Cela a permis de faire émerger une série de thématiques totalement absente dans le dictionnaire de 2011.

Comme quelles thématiques ?
Toutes les questions liées au genre, au colonial et au post-colonial. Ce sont des thématiques omniprésentes aujourd’hui. Il n’y a pas longtemps, j’intervenais à une conférence à Derby en Grande-Bretagne, pour le GEM. La question du genre et de Black Lives Matter était transversale à tout. Et au sein de l’Icom, lors de la conférence à Prague, le décolonial était partout. C’était impressionnant. En France, cela n’a rien d’évident. Bien sûr, des choses se font à Paris ou ailleurs, mais pratiquement pas dans les musées. Mais dès qu’on va un peu à l’extérieur, on se rend compte à quel point c’est marqué, notamment dans les pays anglo-saxons. Dans notre dictionnaire, des personnalités comme Conal McCarthy, Viv Golding ou Wayne Modest ont traité ces sujets, et nous ont amené à définir des expressions comme, dans le domaine du genre, LGBT, queer, two-spirit ou agenré… C’est intéressant parce que ce dictionnaire a une vocation internationale, y compris pour des pays où les questions, notamment LGBTQI, sont peu présentes.

Ce qui est marquant en France, depuis environ deux ans, c’est l’intérêt marqué pour le développement durable dans les musées. Les séminaires et les colloques s’enchaînent.
Oui, c’est intéressant parce qu’il y avait eu une première vague en 2005-2006 sur le développement durable. Plusieurs livres ont alors été publiés, notamment celui d’Aude Porcedda et Serge Chaumier à la Documentation française [1]. Et puis, la crise économique de 2007 a tout balayé. Maintenant que l’on reparle de plein emploi, cette question resurgit. C’est sûr, il y a une vraie crise écologique, un activisme climatique existe et de nombreux musées s’y sont investis de manière forte, comme la Coalition of Museums for Climate Justice, mais jusqu’où les musées sont-ils prêts à aller, au-delà de recycler trois panneaux d’exposition ? C’est la question. Evidemment, parler développement durable est beaucoup moins clivant que les questions décoloniales.


« Parler développement durable est beaucoup moins clivant que les questions décoloniales. »

Quand vous parlez d’activisme, vous le situez à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution du musée ?
Les deux. Le phénomène, que j’ai étudié plusieurs fois, est assez cyclique et sans doute lié aux générations. Dans les années 70, l’activisme, un anglicisme pour parler de militantisme, est un phénomène que l’on a pu voir se développer de manière très importante dans les musées. Les musées sont très critiqués dans les années 60-70. Une nouvelle génération émerge, qui veut tout transformer… Le musée est alors perçu comme un modèle bourgeois, amené à disparaître.

C’est là qu’apparaissent les écomusées ?
Tout à fait. La logique est de dire que le cœur du musée, c’est la participation. Celle des habitants, pas du public. Ce qui est fascinant, c’est de voir que l’activisme actuel a complètement intégré qu’il n’y a pas d’alternative comme le dit la formule anglaise [T.I.N.A. (« there is no alternative »)] alors qu’on ne peut positionner tous ces éléments sans intégrer un contexte lié à la critique du capitalisme et, du modèle de société dans lequel nous vivons. Mais c’est un autre débat. Ce qu’on voit au niveau des musées, c’est pour l’instant des critiques essentiellement externes, notamment en France. Mais ailleurs en Europe, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, la critique vient des médiateurs ou de jeunes conservateurs. Ils montent des expositions critiques en elles-mêmes et cherchent à développer de nouvelles alternatives. Cela, pour l’instant, en France, on ne le voit pas de la même manière.

Justement la France, elle se situe comment par rapport aux évolutions des musées dans le monde ?
La France n’est pas dans une phase de critiques. Au regard de ce qui se passait durant les années 70, je pense que ça ne peut qu’arriver. Les prises de conscience peuvent être différentes d’un pays à l’autre et la critique politique est peut être plus forte en France qu’à d’autres endroits. Ce qui est sûr, c’est qu’on peut évoquer une frilosité très importante au niveau des musées français, qui est observée comme telle un peu partout depuis l’étranger. Les Français, de l’extérieur, sont perçus comme très conservateurs, comme refusant de voir toute une série de choses. Qu’il n’y ait quasiment pas d’expositions autour des questions du genre, est assez révélateur quand on voit à quel point, même au British Museum ou dans des musées à Brooklyn, on revisite les choses. Toutes les questions aussi du décolonial ont été largement revisitées.

Il y a la question des restitutions. On en parle en France, même au plus haut sommet de l’Etat !
Bien sûr, mais tout le monde a pu observer la levée de bouclier extrêmement forte en France, beaucoup plus importante que chez nos voisins. Peu de gens, parmi les conservateurs en place, acceptent l’idée même de restitution. Je ne me positionne pas personnellement, j’observe juste qu’effectivement, vus de l’étranger, les musées français sont perçus comme frileux.

Dans quels pays les musées sont-ils les plus en pointe si je puis dire ?
Tout dépend de ce qu’on entend par là. Les musées militants qui cherchent à développer des thématiques vues nulle part ailleurs, qui ont une réflexion sur le musée, je trouve cela, en tant que muséologue, potentiellement très intéressant. On en trouve beaucoup dans les pays anglo-saxons. Dans les pays du Pacifique, la relation au sacré est très importante. Les musées essayent de ré-articuler toute une série de logiques par rapport aux traditions. C’est le cas du Te Papa Museum, en Nouvelle-Zélande, qui a joué un rôle pionnier dès les années 2000. On retrouve cela dans ce qu’on appellerait les muséologies autochtones, qu’on peut observer aussi bien en Amérique latine qu’en Amérique du Nord.

Cela se caractérise comment ?
Le rapport que les autochtones ont avec les objets, avec la monstration, avec la participation, est très différent et il amène à d’autres manières de penser les discours ou d’imaginer les règles de préservation. Au Brésil, on a l’Indigenous Museology, que l’on a traduit par muséologie autochtone, et toute une série de musées très actifs sur la question du genre, notamment le musée LGBT à San Paolo. Beaucoup travaillent sur leur rôle social, sur l’après-appropriation, en lien avec les modèles qu’avait développés le muséologue français Hugues de Varine qui est beaucoup venu en Amérique latine. Des musées ont été créés dans les favellas, dans les bidonvilles. Dans ce cas, le musée est une forme impermanente, pas une structure permanente. Il ne s’agit pas de rassembler des objets, mais de parler du patrimoine, de l’identité… Le musée est dans une forme beaucoup plus politique, il est aussi utilisé pour lutter contre le gouvernement [de Bolsonaro].

Est-ce qu’un musée sans fond politique, d’une manière ou d’une autre, peut exister ?!
La dimension politique du musée existe partout, mais elle est implicite. Beaucoup de gens à l’étranger soulignent que le musée n’est pas neutre. C’est vrai, mais qu’est ce qu’on fait si l’on sait que le musée n’est pas neutre ? Certains disent que, s’il n’est pas neutre, on peut faire n’importe quoi. D’autres, qu’il faut essayer d’être le plus rigoureux possible. En fait, c’est la relation à la subjectivité qui est en train de se transformer et qui est complexe. Jusqu’où peut-on parler de l’autre ? C’est aussi cela qui est en train de se jouer. Dans certains pays, certains disent qu’un Blanc ne pourrait plus parler d’un « autre », parce qu’il ne serait pas légitime par rapport à cet autre. C’est une question de pondération, d’équilibre. Si tel devait être le cas, ce serait d’une pauvreté absolue. J’espère qu’il y aura toujours des scientifiques, venant d’Afrique ou d’Amérique latine, qui parleront des Européens. Ce serait aberrant de dire que seuls les Français peuvent parler des Français. Mais ce l’est tout autant de ne faire reposer son raisonnement que sur un seul point de vue, ce qui s’est fait pendant longtemps, quand certains avaient le monopole pour parler des autres.

Nouvelle définition du musée, adoptée le 24 août 2022 lors de la 26eme conférence générale de l’Icom, à Prague.

« Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances. »


Pour terminer, vous étiez présent à Prague cette année pour le vote de la nouvelle définition du musée par l’Icom et vous aviez participé au “psychodrame” en 2019 qui avait rejeté la précédente proposition. Qu’est-ce que cette définition révèle à vos yeux ?
Je suis très content de la manière dont ça s’est finalement passé. La nouvelle définition intègre beaucoup des éléments qui se trouvaient dans la précédente proposée, mais conserve toute une série d’autres choses. En fait, c’est une définition de compromis. J’ai participé à la bataille effectivement, c’était très frustrant parce qu’il y avait beaucoup de choses dans la définition que je trouvais tout à fait intéressantes. Mais, à un moment, j’ai dû démissionner. Si l’on prenait cette définition au pied de la lettre, les musées classiques n’étaient plus des musées. Le Louvre n’était plus un musée ! C’était juste grotesque, et impossible. J’étais convaincu que ce n’était pas la bonne manière de faire. Si la définition était passée, cela aurait été tragique et on aurait vraisemblablement assisté à une rupture au sein de l’Icom. Des comités voulaient se séparer. Cela a été la crise la plus forte de l’Icom depuis le début des années 70. Avec la nouvelle définition, tout le monde s’est retrouvé. Et surtout, le processus d’élaboration a été le plus transparent de l’Icom. Tous les comités ont été consultés.

Un processus qui a permis d’aboutir à une approbation à plus de 92% !
Oui, c’est vraiment réjouissant. Alors qu’il y a vraiment des changements radicaux dans cette définition. On parle d’égalité, de justice, de climat… mais on parle aussi de recherche, de conservation, d’éducation. Le terme d’éducation n’existait plus dans la précédente définition proposée ! Cela témoigne des transformations qui se sont opérées et des mouvements très forts, notamment dans les pays anglo-saxons mais aussi en Amérique latine. Ce qui émerge, on le retrouve dans la définition. Mais il y a aussi tout le reste… ◆

Dictionnaire de muséologie
Sous la direction de François Mairesse
Comité éditorial / Liste des auteurs et autrices : ici
Icom / Éditions Armand Colin, 2022
670 pages
47€
ISBN 978-2-200-63397-4

:: Bernard Hasquenoph | 16/11/2022 | 12:23 |

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NOTES

[1] Serge Chaumier et Aude Porcedda, Musées et développement durable, La Documentation française, 2011.



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