05.12.2017 | LE TAS DE BRIQUES, c’est le sobriquet que les habitant·e·s de Guise, dans l’Aisne, donnaient autrefois à cette étrange cité sortie de terre à l’orée de leur petite ville, pour loger les ouvriers de l’usine Godin qui, sur l’autre rive de l’Oise, fabriquait (et fabrique toujours) des appareils de chauffage et de cuisson.
On imagine aisément l’incongruité de cette cohabitation quand, après avoir parcouru les derniers 30 kilomètres depuis la gare de Saint-Quentin et traversé la campagne axonaise, on découvre enfin, au bout de la rue principale, le monument surnommé parfois le « Versailles du peuple ». Cela, pour la démesure du projet, son caractère social et la disposition générale de l’édifice principal composé d’un pavillon central en retrait, flanqué de deux ailes comme le palais de Louis XIV. Ce n’est pas pour rien qu’on dénomma cette magnifique architecture de briques polychromes Palais du travail ou Palais social. Le nom plus connu de Familistère fut donné à l’ensemble du domaine qui comprenait, non seulement des logements, mais aussi, répartis pour certains dans des bâtiments annexes, de nombreux services tels qu’épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie, pharmacie, infirmerie, laverie, buanderie, bains, piscine, crèche, école, bibliothèque, théâtre, kiosque à musique. Le tout entouré de verdure… Néologisme de néologisme, familistère est né de la fusion des mots famille et phalanstère, lui-même contraction de phalange (communauté d’individus) et monastère, terme inventé par le penseur Charles Fourier (1772–1837) dont se réclamait Jean-Baptiste André Godin, initiateur du projet de Guise.
La statue de Godin, le grand homme des lieux, trône à l’entrée, érigée au milieu de la place. Elle fut inaugurée en 1889, un an après sa mort - de même qu’un mausolée dans le jardin d’agrément où il est enterré -, en totale contradiction avec sa philosophie et ses volontés. Ce bronze grandiloquent incarne tout le paradoxe de la vie et l’oeuvre de celui qui a voué sa vie à lutter contre l’individualisme. Mais peut-on s’affranchir de la nature humaine ? Existe-t-elle seulement ou n’est-elle pétrie que par des millénaires d’usages et de conventions ? Tout au Familistère de Guise nous pousse à la réflexion et en cela, quelques cent cinquante ans plus tard, le projet reste une entière et totale réussite.
Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) est une grande figure nationale ignorée. Son parcours est pourtant incroyable et il a innové dans bien des domaines. Issu d’une famille modeste de l’Aisne, écolier jusque vers l’âge de 11 ans à une époque où la pédagogie se faisait à coup de férule, il devient serrurier comme son père. Renoncant à ses rêves de hautes études, il se forge un bagage intellectuel par la lecture en solitaire. Ambitieux et curieux de la société de son temps, il quitte tôt son village, travaille ici et là sans se satisfaire de la condition d’ouvrier, telle qu’il la découvre dans cette ère industrielle naissante. Il pense le monde, cherche à comprendre, s’interroge. A son retour, il se marie et grâce à la dot de son épouse Esther Lemaire, se met à son compte. En 1840, il dépose un premier brevet d’un nouveau type de poêle au charbon en fonte de fer, qui assurera son succès et la rapide expansion de son affaire.
Six ans plus tard, il installe une manufacture à Guise, elle compte déjà une vingtaine d’employés. En 1852, elle en compte 180, trente ans plus tard, environ 1200 ! L’histoire, déjà belle, aurait pu s’arrêter là, Godin s’installant dans son statut de patron prospère, s’adonnant à la philanthropie comme d’autres à cette époque. Mais son ascension sociale n’a pas tari sa soif de justice. Il a découvert la pensée de Charles Fourier qui prône la création de communautés de travail et de vie, égalitaires et libératrices. Il en devient un fervent adepte et rejoint les disciples de cet ancêtre du socialisme dont les rêves ne dépasseront jamais le stade du papier. Godin, lui, va donner forme à l’utopie, en l’interprétant à sa manière.
Star des machines à vapeur, le chemin de fer s’impose dans l’imaginaire populaire et plus encore dans la réalité, engendrant une nouvelle architecture, celle des gares, bouleversant l’économie et le rapport au monde en donnant à tou·te·s la possibilité de voyager. « Les chemins de fers favorisent les échanges et la rencontre des catégories sociales et des peuples », s’enthousiasme Godin. Pour leur promotion, les compagnies de chemins de fer éditent des cartes illustrées, combinant tracé de leur réseau et photos de monuments à visiter. Le tourisme prend son essor. En 1865, le chemin de fer devient une attraction foraine, objet d’un manège à la fête des Loges de Saint-Germain-en-Laye dont une copie ancienne est exposée dans la cour principale du Familistère. Godin se bat, avec d’autres, pour que le train arrive jusqu’à Guise. Une évidente nécessité pour ses affaires. Il imagine même mettre en service des locomotives à vapeur routières, ce qu’on appelle des locomobiles. Une voie est enfin inaugurée en 1875 depuis Saint-Quentin, mais la gare se retrouve loin de l’usine. Le Familistère installe en 1900, à ses frais, un raccordement privé. Depuis les années 1970, plus aucun train ne relie Guise au reste du monde, ce qui rend hélas difficilement accessible aujourd’hui le Familistère.
En 1856, après beaucoup de réflexions et plusieurs expériences - dont le soutien à une communauté partie s’installer au Texas, expérimentation qui tournera à la catastrophe -, Jean-Baptiste André Godin se lance dans l’aventure du Familistère. Un projet global : architectural, social, économique, politique… Il ne s’agit pas de construire une cité ouvrière comme il s’en développe en Europe, ce qui, tout en améliorant le confort de vie de ses bénéficiaires, relève d’une forme de paternalisme et de contrôle social. Plutôt que de fournir simplement des logements à bas loyer aux employé·e·s de son entreprise, Godin souhaite inventer une nouvelle manière de vivre et de produire collectivement. Aventure à laquelle chacun·e est libre de participer. Le Familistère comptera jusqu’à près de 1800 habitant·e·s, soit environ un tiers des effectifs de l’usine et de leurs familles. Un double, en réduction, existera en Belgique, à Laeken. Pour leur mise en oeuvre, Godin se fait architecte et ingénieur, avec un souci du détail étonnant et dans une démarche écologique avant-gardiste. La construction de l’ensemble des bâtiments, inspiré des modèles fouriéristes de phalanstères, s’étalera de 1859 à 1884.
Pour concevoir tous les équipements du Familistère, Godin applique les mêmes méthodes qui ont assuré sa réussite industrielle et commerciale : « évaluation des besoins, analyses des solutions existantes, collecte de la documentation, fabrication d’un prototype, tests, production... ». Dans la multitude de trouvailles de Guise, on note : le banc-table pour l’école, la porte à ressort, le vide-ordures, un système aération naturelle et continue dans tout le bâtiment, la charpente des verrières des cours intérieures en bois et non en fer pour amortir les sons, une répartition équitable de la lumière dans les appartements par diminution de la hauteur des fenêtres plus on monte dans les étages, l’écart entre les barreaux des balcons calculé pour éviter les accidents d’enfant (ce qui deviendra la norme), l’utilisation de la tomette au sol des logements afin d’éviter les incendies et pour un plus nettoyage facile, l’eau de la buanderie-piscine chauffée grâce aux machines de l’usine, l’eau recyclée pour arroser les jardins, la profondeur de la piscine modulable selon le public accueilli… Une liste non exhaustive époustouflante. A Guise, par allusion à Le Corbusier, on parle volontiers du Familistère comme d’une « machine à habiter », et pas seulement sur un plan matériel.
L’exposition s’attarde sur l’intérêt professionnel, personnel et quasi philosophique que Godin porte aux évolutions techniques de son époque. Pour se faire, en plus de se tenir informé des innovations grâce aux revues spécialisées, il se rend aux grandes manifestations comme, sans doute, l’Exposition universelle de 1855 qui se tient à Paris. Au bord de la Seine, une Galerie des machines a été construite sur plus d’un kilomètre. L’attraction attire les foules qui ne veulent pas manquer le spectacle des mécanismes en mouvement. En 1862, Godin fait le voyage pour Londres où ses usines possèdent un stand à l’Exposition universelle, illustrée ici par un luxueux coffret comprenant une visionneuse et 260 vues stéréoscopiques consacrées à l’événement. Un procédé très en vogue auquel Godin a lui-même recours pour faire la promotion de ses activités. Il est plus déçu par l’Exposition universelle de 1867 présentée à Paris dans un immense édifice ovoïde construit sur le Champ-de-Mars.
Dans ces manifestations, sa curiosité a sans doute été aiguisée par des inventions particulièrement appréciées des fouriéristes, présentée dans l’exposition à taille réelle ou sous forme de maquette : le pianotype, instrument mécanique de composition typographique (qui entraîne la colère des ouvriers du secteur) ou une incroyable presse typographique rotative qui permet d’imprimer des milliers de feuilles à l’heure. Annihilant les distances, les télécommunications les fascinent plus encore, en ce qu’elles contribueraient « à l’unité universelle » : le télégraphe puis le téléphone qui s’implante en France à partir de 1879. Enfin, l’énergie électrique intéresse forcément Godin, appliqué par exemple à un « vélocipède » ! L’application la plus surprenante pour nos esprits modernes que Godin fait de toutes ces découvertes, est le spiritisme. S’adonnant à cette activité avec ses amis fouriéristes, comme nombre d’intellectuel·le·s à cette époque, toujours très pragmatique, il conçoit un appareil télégraphique qu’il nomme l’Évocateur pour accélérer la transcription de la parole surnaturelle. Loin d’être un cas unique parmi les scientifiques, l’exposition nous rappelle l’existence du « nécrophone » imaginé par le grand Edison afin de capter les voix défuntes et aurait pu tout aussi bien évoquer l’astronome Camille Flammarion, épris d’occultisme.
Dans la conception du Familistère, tout est fait pour favoriser les échanges. L’architecture se veut un outil de réforme social et de solidarité. Les appartements sont distribués autour des cours intérieures qui font office de places. Au départ, l’eau courante est disponible uniquement sur le palier via des fontaines, dans le seul but que les personnes se rencontrent alors que, techniquement, il eût été tout à fait possible de l’installer dans chaque appartement. Pour cette même raison, Godin s’oppose longtemps à l’existence de jardinets individuels, avant de céder devant la forte demande. On reste fasciné et dubitatif par cette organisation hyper pensée. Mais comment était-elle vécue par les intéressé·e·s ? Vivre ainsi continuellement en vis-à-vis n’était-il pas oppressant ? Un sentiment accentué par l’aspect carcéral des cours intérieures cerclées de leurs coursives, remarque qui agace gentiment son actuel directeur. Godin a peut-être pensé à tempérer ce risque de l’auto-surveillance par la configuration des pièces : la cuisine donnant sur cour quand les espaces d’intimité, chambre et salle à manger, vers l’extérieur. En revanche, il est certain que ce dut être un terrain de jeu extraordinaire pour les enfants. Enfin, l’année était ponctuée d’événements laïques, Fête de l’enfance et Fête du travail, se déroulant dans la cour principale ou dans le théâtre construit juste en face pour accueillir spectacles et conférences conçues comme un cycle d’enseignement, là où on aurait pu attendre une chapelle, la religion étant reléguée dans la sphère privée.
Fidèle jusqu’au bout à ses idées, hostile aux concepts de propriété et d’héritage, Godin finit par léguer ses usines et l’ensemble de ses biens à la communauté du Familistère constituée en 1880 en Association coopérative du capital et du travail, au détriment de sa propre famille. Des choix radicaux et progressifs qui lui ont valu un divorce et un procès de son ex-épouse qui faillit le ruiner et une brouille définitive avec son fils qui l’attaqua également en justice (et disparut avant lui). Godin poursuivit sa vie personnelle au côté de sa compagne et plus proche collaboratrice Marie Moret, restant longtemps en union libre. Sur un plan politique au sens large, le projet du Familistère est aussi par bien des aspects précurseur. La parité homme/femme est appliquée dans les instances de gestion du Familistère, tout comme le droit de vote pour tou·te·s. Dans ses usines, Godin met en place l’égalité salariale entre les sexes, la participation aux bénéfices, la reconnaissance du « talent” matérialisée par la remise d’un diplôme. Les boutiques ou »économats" du Familistère permettent de se passer des intermédiaires et de proposer un approvisionnement direct, de qualité et à bon marché. Godin est un révolutionnaire pragmatique. Il s’est bien engagé en politique, a été élu à plusieurs reprises mais a été déçu. Bien sûr, il rédige des articles et écrit des livres - dont Solutions sociales en 1871 - mais au-delà de défendre des idées et plutôt que de vouloir changer la société toute entière, il a préféré oeuvrer concrètement, à son échelle, en semant des graines pour le futur.
On pourrait dire la même chose pour le travail en usine. Les révolutions technologiques ont-elles bousculé l’ordre social ? Pas sûr. En revanche, le temps libéré a sous doute favorisé l’accès des femmes au travail et, indirectement, contribué à leur émancipation. De même qu’il a permis l’émergence de la société des loisirs et la généralisation des pratiques amateures dans un tas de domaines. Epanouissement de l’individu ou asservissement à la société de consommation ? L’exposition Des machines au service du peuple - Godin et la mécanique, par toutes les questions qu’elle soulève, ne peut laisser personne indifférent et on en sort, si ce n’est plus intelligent, au moins plus circonspect. Merci Godin.
L’utopie du Familistère survivra à son créateur. Elle aura duré presque cent ans ! Un record mondial pour ce genre d’aventure. Traversant tant bien que mal les deux guerres mondiales, l’Association coopérative du capital et du travail perdurera jusqu’en 1968 où elle sera dissoute. Curieux croisement du destin, en cette année de toutes les révolutions. L’aventure mourra de dissensions personnelles, du fait d’une hiérarchie héréditaire sournoisement installée entre les associé·e·s. N’empêche, le rêve aura duré bien longtemps. En 1970, le Familistère et ses annexes seront mises en vente, ainsi que l’entreprise Godin qui appartient aujourd’hui à la société Cheminées Philippe. Puis, vingt ans plus tard, l’intérêt renaîtra pour le site, une redécouverte patrimoniale : classement aux Monuments Historiques, premières visites guidées... Jusqu’à la création en 2000 du Syndicat mixte du Familistère Godin par le Département de l’Aisne et la Ville de Guise pour la mise en oeuvre d’un projet global de renaissance, à hauteur de 38 millions d’euros (HT), joliment baptisé Utopia : rachat des bâtiments, réunification, restauration, réhabilitation, valorisation par H20 Architectes et de nombreux intervenants...
Sur quatorze ans, l’établissement a ouvert progressivement des zones à la visite. Le pavillon central est devenu un espace muséographique des plus originaux puisque le parcours nous entraîne d’étage en étage, d’appartement en appartement dédiés chacun à une thématique lié à l’histoire du lieu pour s’ouvrir aux expérimentations et « utopies » sociales partout dans le monde, ce qui s’avère absolument passionnant. Des thèmes d’expositions futures par centaines ! La muséographie est résolument moderne : design épuré, évocation d’intérieurs de différentes époques (loin des reconstitutions kitsch), « cicatrice » sur toute la hauteur du bâtiment pour en montrer la structure, multimédia savamment dosé... Sur l’ensemble du domaine, se visitent également l’appartement de Godin, le théâtre toujours en fonction, la buanderie-piscine, le jardin d’agrément et le merveilleux parc confié à l’agence BASE Paysage...
Le projet a ceci d’extraordinaire que le Palais social, bien que transformé en lieu culturel, garde sa vocation originelle, en abritant toujours des logements dans son aile droite et quelques-uns même dans son pavillon central que l’on remarque par la présence de rideaux aux fenêtres ou de géraniums, ce qui en fait, comme l’aime à dire son directeur Frédéric Panni, le seul musée de France habité. Autre originalité, l’aile gauche actuellement en chantier - que j’ai eu la chance de découvrir dans son jus lors d’une visite d’instagramers grâce à Cultureveille - accueillera à terme un établissement hôtelier de 90 chambres confié à un opérateur privé, avec la particularité d’être multistandards, c’est-à-dire adapté à tout type de clientèles. L’ouverture de cet hôtel « démocratique » comblera un manque certain dans la région et profitera aux activités multiples du Familistère. Pensant alors aux restaurant, librairie et boutique installées dans les économats ou encore aux éditions, je demande à Frédéric Panni si, dans l’établissement de 50 employé·e·s qu’il dirige, certaines fonctions sont externalisées comme c’est la tendance dans tous les musées récents, il me foudroie du regard et éclate de rire, en disant : « Ah non, pas ici ! ». A Guise, l’esprit de Godin demeure. Avec le Familistère, il nous a légué un patrimoine vivant.
INFOS PRATIQUES
Exposition
Des machines au service du peuple - Godin et la mécanique / 7 octobre 2017 - 24 juin 2018
Tarif (Familistère) : 9€ / 6€ / gratuit
Catalogue : Des machines au service du peuple - Godin et la mécanique, Claudine Cartier et Frédéric Panni, 2017, éd. du Familistère, 160 pages, 25€
Familistère de Guise
Place du Familistère - 02120 Guise
Tarif : 9€ / 6€ / gratuit + 2€ visite guidée sur inscription
Horaires : Tous les jours 10h-18h, sauf le lundi du 1er nov. au 28 février (fermeture annuelle durant les fêtes de fin d’année)
Tél. 03 23 61 35 36 / Email : accueil@familistere.com
Site web : www.familistere.com
RSN : Facebook / Twitter @Familistere
Gare SNCF : Saint-Quentin (trains directs depuis Paris et Lille)
Livres : L’Album du Familistère, sous la direction de Frédéric Panni et Hugues Fontaine, 2017, éd. du Familistère, 720 pages, 29€ / Solutions sociales, Jean-Baptiste André Godin, 1871, réédition 2010, éd. du Familistère, 672 pages, 19,50€
Conditions de visite :: 5 octobre 2017, visite de presse sur invitation de l’agence Heymann, Renoult Associées (transport, repas, visite, documentation) / 13 mai 2017, visite d’instagramers sur invitation du média Cultureveille (transport, repas, visite guidée)