19.11.2017 | QUAND UN GARDIEN APPROCHE, les autres font corps et le cachent. Georges Koiransky croque la vie du camp dans ses moindres détails, dans un carnet de dessin ou sur des bouts de papier qu’il exflitre ensuite dans son linge sale envoyé à sa femme. Georges a passé un deal avec René Blum interné avec lui à Drancy. Journaliste et directeur artistique, le frère de Léon Blum, l’homme politique français le plus haï des Pétainistes et des nazis, a repéré son talent et lui a proposé de faire oeuvre commune pour plus tard, quand ils sortiront, afin de témoigner de ce qu’ils ont vécu. À lui le texte, à Georges l’illustration. René n’en aura pas l’occasion, il sera déporté à Auschwitz en 1942 et aussitôt assassiné. Georges aura plus de chance.
En 1900, enfant, Georges Koiransky arrive à Paris de Russie avec ses parents, francophiles et non-croyants, juifs. Pour s’être engagé auprès de son pays d’adoption durant la Première Guerre mondiale, il est naturalisé français. Dessinateur industriel de profession, il s’adonne par ailleurs en amateur à la peinture et au dessin. Il vit tranquillement à Boulogne-Billancourt, avec son épouse et leur fils. C’est ce qu’on s’appelle une intégration réussie. La Seconde Guerre mondiale arrive. Simple sympathisant en son temps du Front populaire, dès 1939 il est inquiété par la police qui le soupçonne de « propagande communiste ». Il y voit la dénonciation d’un voisinage malveillant. Sans suite. Les choses s’aggravent en 1941, une fois les mesures anti-juives prises par l’occupant allemand et le régime vichyste. Ces mêmes voisin·e·s se déchaînent : commérages, injures, délation… Il est épargné dans un premier temps, malgré enquêtes et convocations qui se succèdent. Jusqu’à la dénonciation de trop : il est arrêté le 11 juillet 1942 par la police des Questions Juives (PGJ) et le lendemain, transféré à Drancy.
Dans la banlieue nord de Paris, la commune de Drancy abrite la Cité de la Muette qui, à sa construction dans les années 1930, se voulait un exemple de modernité. Premier grand ensemble de logements bon marché composé de barres et de “gratte-ciel”, le chantier est resté inachevé, faute d’argent. Dans les tours boudées par les habitants, on a logé des gendarmes [1]. A l’été 1940, une partie vide est réquisitionnée par la Wehrmacht pour en faire un camp de prisonniers de guerre. La configuration est idéale. Facilement contrôlable de par sa disposition en U - en y ajoutant miradors et barbelés -, cette suite d’immeubles pas encore habitables dispose d’une cour centrale « conçue à l’origine comme un lieu civique de rencontres et d’échanges » [2]. Sinistre détournement d’usage. Un an plus tard, ce sont des hommes juifs (ou considérés comme tels) raflés d’abord à Paris puis dans toute la France qui y sont parqués, sous la garde de gendarmes français. Issus de tous les milieux, du petit malfrat extrait de sa prison au sénateur respectable arraché de son XVIe arrondissement, ils sont français, étrangers, juifs pratiquants, catholiques, protestants, athées...
C’est dans cette antichambre de ce qui est déjà l’enfer que débarque Georges Koiransky, à 48 ans. Quatre jours plus tard, l’y rejoignent par vagues les 13 000 victimes de la plus importante rafle que connaîtra la France durant cette période, celle du Vel’ d’Hiv, comptant pour la première fois femmes et enfants séparés de leurs parents. Camp d’internement au départ, Drancy devient un camp de transit pour la déportation massive des Juifs et Juives de France vers les camps de la mort, principalement Auschwitz-Birkenau, depuis les gares proches du Bourget et de Bobigny. Sur 70 à 80 000 individus passés par Drancy, environ 63 000 sont déportés contre 76 000 pour toute la France parmi lesquels plus de 11000 enfants.
Georges n’y restera “que” huit mois, avant que ses proches ne parviennent à l’en sortir en mars 1943, après avoir fait reconnaître son statut de « conjoint d’aryenne » qui, dans les législations antisémites françaises et allemandes, protège en partie, puis de « non-juif ». Rendu à la liberté mais, par sécurité, préférant se créer une fausse identité - il prendra alors contact avec la Résistance -, il couchera sur le papier le récit de son expérience traumatisante puis travaillera au projet du livre imaginé avec René Blum qu’il publiera donc seul en 1947, à compte d’auteur, sous le pseudonyme de Georges Horan : Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif, ensemble de 56 estampes à l’eau forte. Mais, en cette après-guerre, l’ouvrage passera inaperçu, l’auteur, assez isolé, n’étant inséré dans aucun réseau qui eût pu lui donner plus de publicité. Son oeuvre réémergera dans les années 1970-80, ses dessins souvent utilisés comme évocation de Drancy, sans que son livre ne soit pour autant réédité. C’est enfin le cas aujourd’hui grâce au Mémorial de la Shoah, en accompagnement de l’exposition qui permet, grâce à sa famille retrouvée, de connaître l’homme qui se cachait derrière ce pseudo et dont on ignorait tout jusque là.
Tirées de ses croquis de captivité, on découvre de véritables oeuvres d’art au graphisme âpre et sombre qui colle dramatiquement à leur sujet. Les différents aspects de la vie du camp sont illustrés : l’arrivée hagarde des nouveaux, la toilette incertaine au lavabo collectif, la faim qui oblige à fouiller les poubelles, les chambrées de fortune où on lit la nuit en cachette, les rumeurs qui se propagent parmi les groupes, la communication par signaux avec les proches au-delà des barbelés, le port de l’étoile jaune obligatoire même dans le camp, la synagogue clandestine, les enfants qu’on occupe par la lecture ou que des artistes internés amusent comme ils peuvent, les enfants encore qui gémissent la nuit dans l’infirmerie et crient “Maman”, la mort qui vient “délivrer” un malheureux qui ne connaîtra jamais ainsi « la déportation et le four crématoire », ces hommes qui partent justement têtes baissées pour Pitchipoï, terme yiddish désignant une destination inconnue, l’évasion ultime par le suicide… Des images saisissantes, témoignage capital quand peu de photos nous sont parvenues de l’intérieur, autre que celles de propagande montrant des personnes si bien traitées et nourries en ces temps de rationnement que la presse collaborationniste s’en offusqua avec haine dans ses articles sur le « camp des Juifs ».
Au-delà de montrer ces estampes extrêmement fortes visuellement et émotionnellement, un ensemble de documents inédits est présenté, retraçant le parcours d’interné de Georges Horan-Koiransky à Drancy. Le plus étonnant est la plainte qu’il déposa, la guerre juste terminée, contre ses voisin.es délateurs·trices. Une démarche rare selon la co-commissaire de l’exposition Karen Taïeb, à cause du faible nombre de rescapé·e·s et de la difficulté à prouver les faits. Or, Georges Koiransky, très méthodique sans doute du fait de son métier, avait conservé et daté les billets d’injures glissés sous sa porte et dans sa boîte aux lettres les mois précédant son arrestation : « Mort aux Juifs », « Mort aux Juifs - A la Kommandantur », « [Koiransky] roi des Bolcheviques au poteau »... Et même un de 1943, reçu après sa libération : « A réintégrer à Drancy ».
Répondant à la dénonciation par le droit, d’une grande force mentale pour entreprendre une telle démarche en solitaire, il saisit la justice, mémoire à l’appui, citant nommément les responsables des « manoeuvres » ayant conduit à son internement qui faillit lui coûter la vie. Etonnamment à nos yeux contemporains, alors que l’antisémitisme est flagrant, il invoque d’autres causes en introduction de sa plainte exposée : « Pour des motifs que j’ignore, mais que je suppose être la jalousie, la sottise, ces personnes se sont groupées contre moi, ma femme et mon fils, dans une haine sournoise. Je n’avais avec ces gens que des rapports de politesse et voisinage neutre. Nos relations se bornaient à la correction nécessaire entre locataires, sans aucune intimité, sans que je sois jamais allé chez eux ni eux chez moi ». Suit un récit circonstancié des faits... Il gagnera son procès, c’est tout ce que l’on sait. A quoi ces personnes furent-elles condamnées ? Quelles en furent les suites ? Demeura-t-il à la même adresse ? Si ce fut le cas, quelles purent être les relations avec son voisinage ? Autant de questions sans réponses mais qui éveillent la curiosité, tellement la situation semble incroyable. A côté des grands procès de criminels de guerre, c’est ici celui des anonymes et des lâches, responsables de combien de déportations ? Georges Horan-Koiransky décède en 1986 à Boulogne-Billancourt.
On serait tenté de détourner le regard, lassé parfois d’entendre parler encore et toujours de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, horizon indépassable de l’horreur, par l’ampleur du crime, sa systématisation, son industrialisation. On a évidemment tort. Comme le rappelle le Mémorial de la Shoah de Paris sur son site : « Cette histoire est proche de nous, elle s’est déroulée dans notre pays, dans nos villes et nos villages (...) À nous tous de nous l’approprier, de vivre et de construire avec ce crime, et malgré ce crime. À nous tous également d’utiliser l’histoire de la Shoah, sans la dénaturer, sans la banaliser, sans I’instrumentaliser, afin d’interroger notre présent et préserver l’avenir de nos libertés. ».
A l’issue de la guerre, le camp de Drancy sert de lieu de détention provisoire pour les personnes soupçonnées d’actes de collaboration. Puis, les bâtiments, débarrassés de leurs barbelés, sont réhabilités à partir de 1948 pour revenir à leur usage originel de logements sociaux. Ils le restent aujourd’hui. Lieu régulier de commémorations, il faut attendre les années 1970-80 pour qu’à proximité un monument soit érigé et un wagon du souvenir déposé. En 2001, la Cité de la Muette est classée Monument Historique pour son architecture emblématique du XXe siècle et comme « haut lieu de la mémoire nationale ». Enfin, il y a 5 ans, en 2012, ouvrait, de l’autre côté de la rue, le Mémorial de la Shoah de Drancy dans un bâtiment moderne conçu par l’architecte suisse Roger Diener sous l’égide, comme le Mémorial parisien, de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et soutenu depuis 2016 par le département de Seine-Saint-Denis. C’est là qu’a lieu l’exposition Drancy, au seuil de l’enfer, dessins de Georges Horan-Koiransky.
L’architecte a réussi son pari, créer un mémorial en même temps qu’un musée. Cube de béton en retrait de la rue, sa façade aux larges baies vitrées donne sur l’ancien camp. De manière très audacieuse, l’édifice ne comporte aucune enseigne, ni signalétique qui permette de l’identifier. Par sécurité ? Pour ne pas que la population ait en permanence sous les yeux ce rappel cruel de l’Histoire ? Par métaphore d’une présence muette ? Toujours est-il que cela solennise encore plus l’endroit. Autre originalité, le mur d’entrée est recouvert sur toute la longueur d’une surface réfléchissante intégrant même les portes, qui renvoie l’image de la cité en face. L’architecte l’a voulu ainsi comme un dialogue avec le passé afin de « rend[re] l’histoire présente ». C’est le principe même du bâtiment.
A l’intérieur, sur quatre niveaux, le lieu propose un espace d’exposition, une salle de conférence, un centre de documentation tout public et fréquenté essentiellement par les familles d’interné·e·s pour y faire des recherches, des salles pédagogiques pour recevoir notamment les scolaires nombreux à venir et enfin, au sommet, une exposition permanente sur l’histoire du camp, à la scénographie immaculée intégrant dispositifs multimédia et vidéos de témoignages. Un bel espace inondé de la lumière de la baie vitrée qui nous attire inexorablement et nous confronte immédiatement à la réalité de la Cité en face. Seule incompréhension, l’interdiction d’y faire des photos alors qu’on s’attendrait à une volonté de faire circuler au maximum l’information. Peut-être des questions de droit liées à des objets personnels d’interné·e·s. C’est fort dommage. Toujours est-il que le Mémorial de Drancy est entièrement gratuit, expositions permanente et temporaire. Tout comme les navettes qui, tous les dimanches, partent en début d’après-midi du Mémorial de la Shoah de Paris, dans le Marais, pour nous ramener en fin d’après-midi. Aucune raison de ne pas y aller.
INFOS PRATIQUES
Exposition
Drancy, au seuil de l’enfer, dessins de Georges Horan-Koiransky / 17 sept. 2017 - 15 avril 2018
Tarif : gratuit / Réseaux sociaux : #ExpoHoranDrancy
Livres
• Le camp de Drancy, seuil de l’enfer juif. Estampes et dessins, 1942-1947, Georges Horan-Koiransky, édition présentée et commentée par Benoît Pouvreau, éd. CRÉAPHIS, 2017, 30€
• Journal d’un interné, Drancy 1942-1943, Georges Horan-Koiransky, édition présentée et commentée par Benoît Pouvreau, éd. CRÉAPHIS, 2017, 12€
Mémorial de la Shoah de Drancy
110-112, avenue Jean-Jaurès - 93700 Drancy
Tarif : gratuit + visite guidée gratuite le dimanche à 15h (sauf dimanche 24 décembre 2017)
Horaires : Tous les jours 10h-18h sauf le vendredi et le samedi, et certains jours fériés
Transports : Métro Ligne 5 ou RER B + bus
Navette gratuite tous les dimanches (sauf 31 déc. 2017) dans la limite des places disponibles : départ 14h, depuis le Mémorial de la Shoah de Paris (17, rue Geoffroy-l’Asnier – 75004 Paris) / retour 17h depuis Drancy
Email : contact@memorialdelashoah.org
RSN : Facebook / Twitter @Shoah_Memorial
drancy.memorialdelashoah.org
Conditions de visite :: 3 octobre 2017, sur invitation de l’agence Pierre Laporte Communication : transport, visite.