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Musées de Rouen, la mode sans stéréotype

Bernard Hasquenoph | 6/04/2019 | 17:53 |


Les musées de la métropole rouennaise consacrent une saison à la mode, dépassant le critère esthétique pour décrypter les conditions de production et les enjeux de genre. Six expositions gratuites, à voir jusqu’à mi-mai.

06.04.2019 | DANS LES MUSÉES DE ROUEN, la journée des droits des femmes a lieu toute l’année. Depuis l’adoption, le 10 octobre 2018, d’une charte pour l’égalité femmes-hommes dans les pratiques muséales par la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie (RMM). Elaborée en interne avec l’assistance du cabinet spécialisé Trezego, l’initiative est inédite en France. Par ce document, ses 8 musées s’engagent à véhiculer ces valeurs, jusque dans la manière de présenter les oeuvres. « Il y a une déclinaison sur les contenus, sur les collections et aussi sur le fait, comme on le sait, que l’absence d’artistes femmes dans un musée n’est pas l’absence du discours sur les femmes dans un musée », énonce son instigateur Sylvain Amic, directeur de la RMM.

C’est la première fois que la charte s’appliquait à la série d’expositions gratuites proposées dans le cadre de l’opération annuelle Le Temps des Collections qui fait vivre ces différents établissements autour d’une thématique commune. Pour tester la charte en cette septième édition, le thème se révèle particulièrement intéressant : l’univers de la mode, du textile et du paraître. Comment cela allait-il se traduire ? Allait-on sombrer dans le dogmatisme ? « Cette charte nous incite à ne pas véhiculer des stéréotypes, poursuit le directeur. Dans une saison comme celle-ci, il était important que l’on rétablisse la juste place des femmes dans l’histoire du goût mais aussi dans leurs conditions sociales, dans l’histoire de leur exploitation habituelle ».

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« Elégantes et dandys romantiques », musée des Beaux-Arts de Rouen

Ainsi, l’exposition Elégantes et dandys romantiques au musée des Beaux-Arts dépasse le seul attrait esthétique de tenues assez excentriques pour rappeler que « le vêtement et son économie révèlent la place assignée à chaque sexe », comme l’indique sa commissaire Alexandra Bosc, conservatrice du patrimoine à la RMM, transfuge du Palais Galliera, musée de la mode de la Ville de Paris. Dans la bourgeoisie, au bras de l’époux en tenue austère que seul un gilet vient éclairer par une touche de couleur et de “fantaisie”, la femme apparaît comme un « faire-valoir richement paré ». Pour ces dames « cantonnées à leur rôle de mère et de maîtresse d’intérieur, la mode et la couture d’agrément sont un des rares domaines où s’expriment leurs goûts personnels ». C’est dit. Il est rare qu’une exposition de mode évoque cette dimension. En prendre conscience n’empêche pas de s’extasier devant ces robes inspirées de la période Renaissance avec leurs manches gigot et leurs tailles ultra serrées, où se mêlent des éléments néo-médiévaux surfant sur la vague troubadour.

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« Elégantes et dandys romantiques », musée des Beaux-Arts de Rouen

Comme dans tous les arts de cette époque, les motifs historicisants s’entrecroisent, reflet d’une génération qui, à quelques décennies de la Révolution, se cherche politiquement. Sans oublier l’attrait pour l’Orient avec ces châles venus des Indes depuis la fin du 18e siècle que l’on jette sur les épaules, ce qui ajoute à l’éclectisme de l’ensemble. Chez les hommes, la figure du dandy resplendit, manière de se démarquer du commun et d’afficher pour la plupart une nostalgie monarchique. Tel Jules Barbey d’Aurevilly qui adoptera toute sa vie la même apparence, méprisant la fluctuation des modes. Face à ces allures hyper marquées, les caricaturistes s’en donnent à coeur joie. Les revues de mode relaient les tendances.

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« Elégantes et dandys romantiques », musée des Beaux-Arts de Rouen

L’Orient, plus exactement l’Extrême-Orient, on le retrouve au musée industriel de la Corderie Vallois, à l’extérieur de Rouen. Ce lieu extraordinaire, ancienne usine de fabrication de cordes installée au au bord d’une rivière et encore opérationnelle - les machines entrent en action pour démonstration -, accueille une exposition sur les cotonnades imprimées dans l’habillement. Arrivées en Europe depuis l’Inde à partir du 16e siècle, ces toiles de coton aux motifs floraux et colorés appelées “indiennes” font fureur. Au 17e, en France, des artisans les imitent. Au point d’inquiéter les fabricants de textiles plus classiques qui obtiennent du roi leur interdiction pure et simple sur tout le territoire en 1686 ! Aussi bien la fabrication, la vente que le port. La prohibition des indiennes, difficilement applicable et largement transgressée malgré procès et saisies - les clientes s’approvisionnaient via la contrebande  -, perdurera tout de même jusqu’en 1759, 1757 pour la Normandie où un privilège exclusif durant 20 ans était octroyé à un seul artisan.

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« Du coton et des fleurs : Textiles imprimés de Normandie », musée industriel de la Corderie Vallois

Se développe alors un marché légal. De nombreuses indienneries s’implantent autour de Rouen et prospèrent tout le long du 19e siècle. On admire ces registres d’échantillons et ces robes légères, fichus, caracos et mantelets qui évoquent la série télévisée, pardon de la référence, La Petite maison dans la prairie... La charte pour l’égalité femmes-hommes trouve à s’appliquer par l’évocation de la répartition genrée des tâches au sein de cette industrie : les métiers de création plutôt pour les hommes, celles d’exécution plutôt pour les femmes. « Les femmes, issues du monde ouvrier, n’ont à cette époque que rarement accès à l’éducation et à l’apprentissage des métiers, peut-on lire sur un panneau. Dans les usines, elles sont nombreuses à occuper des postes nécessitant peu de qualification au même titre que les enfants ». Une attention particulière, et inédite, est également apportée à la participation active de ce commerce à la traite négrière. La production de cotonnades normandes est échangée en Afrique contre des esclaves, jusqu’à représenter 70% de la cargaison parmi ce qu’on nomme les pacotilles. Des tissus sont créés à cette seule fin. Les ports normands du Havre et d’Honfleur se placent juste après Nantes pour ce négoce. En vis-à-vis de gravures rappelant l’esclavage et d’une entrave de pied, l’exposition présente une toile imprimée Paul et Virginie, célèbre roman de Bernardin de Saint-Pierre, natif du Havre, qui y dénonçait, en 1788, la pratique.

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« Du coton et des fleurs : Textiles imprimés de Normandie », musée industriel de la Corderie Vallois

Ainsi, rien n’est caché des dessous de ces beaux tissus. La dimension économique était également abordée au musée des Beaux-Arts, ce qui n’arrive jamais dans les expos de mode où, le plus souvent, on se contente d’en montrer l’aspect artistique, détaché de toutes contingences matérielles, en accord souvent avec les stratégies des marques prêteuses de tenues [1]. « Premier employeur des femmes d’origine modeste, l’industrie naissante de l’habillement leur impose des conditions de travail très difficiles pour un salaire bien inférieur à celui des hommes », nous rappelait-on. Dimension que l’on retrouve à la Fabrique des Savoirs, à Elbeuf, qui présente une exposition sur le drap de laine dans la mode, dans le lieu même qui abritait autrefois des usines textiles, dans une ville où la production remonte au Moyen Âge et où une Manufacture Royale de drap fut créée en 1667 sous l’impulsion de Colbert.

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« Drap de laine, de l’utile au sublime », La Fabrique des Savoirs

Là encore, admirer smoking masculin ou tailleur féminin n’empêche pas de s’attarder sur les professions oeuvrant par spécialité à chaque étape de production, l’un des plus qualifiées étant le rentrayage (opération de réparation des accrocs du tissu), spécialité exclusivement féminine. Exceptionnel par ses qualités de perméabilité et de résistance, le drap de laine trouva naturellement un débouché dans la fabrication des uniformes - militaire, de travail, religieux… - et fut longtemps associé à l’univers masculin. Ce n’est qu’autour de 1900, que la matière commença à s’utiliser dans la mode féminine, se parant de vives couleurs. Jusqu’à être utilisée dans la haute-couture et le prêt-à-porter. Elbeuf travaillera alors pour les plus grands, de Balenciaga à Saint-Laurent.

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« Drap de laine, de l’utile au sublime », La Fabrique des Savoirs

La mode sans bijou n’existe pas. C’est le thème de l’exposition du musée de la Céramique de Rouen, à deux pas du musée des Beaux-Arts, présentant une collection très variée, allant de la parure de l’Age de bronze à des créations récentes. Là, encore, l’approche est très genrée, peut-être plus que dans les autres expositions. Mais pas seulement. A l’instar de Medusa- Bijoux et taboux qui a eu lieu en 2017 au musée d’Art moderne de Paris, le bijou est abordé dans ses multiples dimensions, au-delà du plaisir esthétique. Le bijou est langage. Bijoux de vêture pour rappeler leur simple fonction utilitaire (épingler, accrocher, suspendre…), de protection pour s’attirer les bonnes grâces d’une quelconque divinité (avec même des bijoux portés par le personnel de la RMM, comme cette chaîne surchargé de médailles et de crucifix dont celui de Johnny Hallyday au christ portant une guitare électrique), d’ornement pour « civiliser » le corps, de conviction pour afficher ses idées comme à l’époque contemporaine avec des badges ou pin’s (ici, pour le mariage pour tou.te.s, pour la lutte contre le sida ou contre le racisme avec la fameuse main de SOS Racisme à côté de broches aux clichés racistes du 19e siècle)...

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« Vous avez dit bijoux ? », musée de la Céramique, Rouen

En France, c’est à partir du 18e siècle que le bijou se “sexualise”, féminin et masculin se distinguant plus nettement. Plus discrets, les bijoux pour hommes se parent au 19e de figures animales, allégories viriles d’une domination de l’être humain sur la nature. « Les codes attachés au bijou opposent souvent des stéréotypes, indique un panneau. Ainsi, à la « frivolité » féminine répondrait la « retenue » masculine productive et ordonnée. Le bijou masculin occidental, pour être jugé convenable, peut revendiquer l’appartenance à une corporation, l’idée de pouvoir ou le rattachement à un réseau d’influence. Aux 20e et 21e siècles, un bijou masculin est socialement acceptable s’il est fonctionnel, s’il s’efface devant le vêtement ou le corps, et enfin s’il ne constitue pas une gêne : l’homme, suivant les standards d’une pensée sexiste, ne doit pas perdre le contrôle. » Encore aujourd’hui, il existe une graduation, sans doute inconsciente, des types de bijoux portés par les femmes : argent et perles fines pour les jeunes filles, or pour les femmes mariées... Le bijou féminin restant encore, pour beaucoup, le signe de la réussite sociale du mari.

Ces différentes expositions de mode montrent qu’il est possible de concilier une approche esthétique - prendre plaisir à admirer des objets d’art - et une réflexion historique sur leurs conditions de production, y intégrant les questions de genre. Ce qui apporte une clef de lecture supplémentaire. Rien d’indigeste puisque ces informations, quand elles s’avèrent à propos, sont distillées au gré des cartels, de manière tout à fait discrète. C’est nous, ici, qui insistons sur cet aspect. Sans que ce soit une obligation non plus, puisque deux autres expositions de la saison ne s’attardent pas spécialement sur cette dimension, tout étant passionnantes. L’une consacrée aux créations du couturier Paco Rabanne - en soi, des manifestes pour femmes conquérantes - qui trouvent un écrin particulièrement adapté au musée Le Secq des Tournelles dédié à la ferronnerie, l’autre aux tissus coptes dans le charmant musée des Antiquités.

FASHION ! MODE ET TEXTILE DANS LES MUSÉES MÉTROPOLITAINS
7 décembre 2018 - 19 mai 2019, gratuit
Elégantes et dandys romantiques, musée des Beaux-Arts de Rouen
Paco Rabanne, métallurgiste de la mode, musée Le Secq des Tournelles, Rouen
Vous avez dit bijoux ?, musée de la Céramique, Rouen
Belles d’Egypte, musée des Antiquités, Rouen
Du coton et des fleurs : Textiles imprimés de Normandie, musée industriel de la Corderie Vallois, Notre-Dame-de- Bondeville
Drap de laine, de l’utile au sublime, La Fabrique des Savoirs, Elbeuf

:: Bernard Hasquenoph | 6/04/2019 | 17:53 |

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[1] A noter tout un courant de recherche autour de la mode, porté par des associations comme Filatures. Histoire & Mode ou Cultures de mode.



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« La fonction du musée est de rendre bon, pas de rendre savant. » Serge Chaumier, Altermuséologie, éd. Hermann, 2018
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