14.06.2018 | LA TRACE LA PLUS ANCIENNE d’une présence juive à Rouen a été retrouvée… en Egypte ! Au 19ème siècle, dans la guenizah du Caire, terme hébreu désignant un pêle-mêle d’archives hors d’usage caché dans une synagogue. Un rêve d’archéologue. On a là tout le symbole d’une communauté voyageuse de gré ou de force. Il s’agit d’une lettre de recommandation datée du début du 11ème siècle (photo ci-contre) écrite sur parchemin dressant le récit d’un certain Reuben ben Isaac, originaire de la ville normande, en partance pour Jérusalem où il souhaite finir ses jours. Ses biens ont été confisqués par un seigneur local vers qui il s’était tourné suite à l’assassinat de son fils unique par des brigands. Ceux-ci étant chrétiens et lui juif, le seigneur estima qu’il devenait l’héritier du vieil homme, pratique inique attestée à l’époque.
C’est l’un des précieux documents, conservé aujourd’hui à la British Library de Londres, qui ouvre l’exposition Savants et Croyants - Les Juifs d’Europe du Nord au Moyen Âge au musée des Antiquités de Rouen. Si la mention de la ville est l’hypothèse la plus probable sur ce parchemin, une preuve plus tangible encore de l’implantation d’une communauté juive à cette époque, justifiant à elle-seule l’événement, est l’existence à Rouen du plus ancien monument juif connu de France, voire d’Europe. Découvert en 1976 sous la cour du Palais de justice au cours de travaux, ce sont les bases d’un édifice roman construit au tout début du 12ème siècle où furent identifiés des graffitis hébraïques faisant référence à un verset du Livre des Rois - « Que cette maison soit sublime pour l’éternité » -, donnant son nom familier et si poétique de Maison Sublime. La nature judaïque du bâtiment ne fait pas débat, d’autant qu’il se situe près d’une rue aux Juifs remontant au Moyen Âge qui, comme partout en France, indique, non nécessairement un quartier réservé, puisqu’à Rouen cohabitaient chrétiens et juifs, mais la proximité d’édifices communautaires. En revanche, sa fonction reste discutée : école rabbinique, synagogue ou résidence privée d’importance.
C’est la rénovation en cours de ces ruines insignes jusque là peu visibles, pour une réouverture prochaine sous la houlette d’une association de sauvegarde animée par l’historien de l’art Jacques-Sylvain Klein, qui a déclenché le projet d’exposition. Celle-ci revêt une importance particulière puisqu’elle est la première en France à traiter du judaïsme médiéval, sujet fort mal connu, à peine enseigné à l’école et très peu présent dans les livres d’histoire traitant de cette période. Un thème pas simple pour un musée, étant donné « la rareté et la dispersion des témoignages » comme l’indique Nicolas Hatot, conservateur chargé des collections médiévales et Renaissance au musée des Antiquités, commissaire de l’exposition avec Judith Olszowy-Schlanger, directrice de recherches à l’École Pratique des hautes Études et chercheur associé à la section hébraïque de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT). Un état de fait qui s’explique par le sort réservé aux juifs au Moyen Âge, alors que leurs relations avec les chrétiens se dégradèrent à partir du 11ème siècle, temps des premières croisades.
Ainsi, ce mahzor présenté dans l’exposition (première photo ci-dessus), beau livre de prières datant du 13ème siècle, a été retrouvé à la Révolution dans les archives royales. Aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France, il faisait partie des livres hébreux confisqués par le roi Philippe le Bel lors de l’expulsion des juifs de France en 1306. Une date parmi d’autres, dans une espèce de va-et-vient sinistre au gré des reconfigurations politiques territoriales qui fait de ce peuple venu d’Orient à l’époque romaine, parce que considéré collectivement comme déicide, un bouc-émissaire idéal, accusé de toutes les turpitudes : meurtre rituel d’enfants, sorcellerie, profanation d’hostie, empoisonnement de puits, propagation de la peste... L’expulsion pouvant paraître la mesure la plus “douce”, puisque ces hommes, femmes et enfants furent aussi régulièrement victimes de massacres quand ils n’étaient pas convertis de force, sur-taxés jusqu’à l’asphyxie financière ou stigmatisés par le port obligatoire de signes distinctifs comme la rouelle, cercle jaune ou blanc porté sur la poitrine. Une instabilité de destin qui ne favorise pas la bonne conservation et la transmission des biens et objets de valeur. Une chance encore que cet ouvrage ait survécu quand en 1242, place de Grève à Paris, ce furent des charretées entières de précieux volumes qui furent brûlées durant une journée et demi, suite au procès intenté contre le Talmud, premier d’une série d’autodafés.
D’une grande beauté, les manuscrits hébreux présentés, aux enluminures dues parfois à des artistes chrétiens travaillant indifféremment pour les deux religions, révèlent la richesse de la vie intellectuelle de la communauté juive d’où émergent des savants rabbiniques renommés, particulièrement à Rouen où elle put s’épanouir et rayonner. En effet, le duché de Normandie n’intégra le domaine royal français qu’en 1204, sous Philippe Auguste. Lequel, après avoir expulsé les juifs en 1182, les avait rappelés seize ans plus tard pour des questions bassement matériels. Seuls les juifs étaient autorisés à pratiquer le prêt sur gages et à prélever l’intérêt, ou plutôt ceux-ci assumaient une activité délaissée par les chrétiens à qui elle était interdite, origine historique du mythe liant juif et argent.
Une partie des juifs normands avait essaimé outre-Manche, emmenés par Guillaume le Conquérant lors de sa conquête de l’Angleterre en 1066, constituant une même communauté aux relations tant commerciales que savantes, avant que les juifs anglais ne fussent expulsés à leur tour en 1290. Les archives britanniques, mieux conservées, permettent de connaître un peu leur vie quotidienne, à travers des documents administratifs comme un chirographe hébreu, acte de vente d’une propriété à Nottingham découpé à sa base en dent de scie, l’autre partie du parchemin revenant à l’acheteur. Les échanges étaient internationaux. Au 12ème siècle, Rouen vit passer l’érudit et poète juif andalou Abraham ibn Ezra qui fut l’un des traits d’union entre les cultures arabo-musulmane et judéo-chrétienne, diffusant les sciences dans de multiples domaines : mathématiques, astronomie, astrologie... On le retrouve portraituré (à voir dans le catalogue) dans un magnifique psautier attribué à la reine Blanche de Castille, une planche le représentant tenant un astrolabe et une règle, en train de dicter à de jeunes clercs la traduction d’un ouvrage d’astronomie d’hébreu en latin.
Les épisodes saillants des persécutions masquent les périodes pacifiées où les juifs, bien que considérés comme résidents étrangers, devaient pouvoir vivre en toute tranquillité. Exerçant librement leur culte, leur quotidien était régi par des chartes les liant aux autorités locales et des règles internes à leur communauté. Signe d’intégration à leur environnement social, leurs membres parlaient la langue régionale dans leur vie de tous les jours, l’hébreu et l’araméen étant réservés à la religion, à la littérature et aux communications “internationales”. Ces vies ont laissé peu de traces, pas seulement pour les raisons énoncées plus haut mais aussi parce que rien ne distinguait juifs et chrétiens, en ce qui concerne l’architecture ou les arts décoratifs. En dehors d’indication d’usage religieux spécifique ou de présence de lettres hébraïques, tout reste affaire d’interprétation.
L’exposition présente de magnifiques anneaux de mariage, brûle-parfum ou lampes de Hannoukah et de shabbat. Plusieurs gobelets d’argent proviennent de l’incroyable trésor d’Erfurt, ensemble de 600 objets d’orfèvrerie, 3000 monnaies et 14 lingots d’argent découverts en 1998 dans l’ancien quartier juif de cette ville de Thuringe en Allemagne, sous le mur d’une cave du 12ème siècle, probable dépot caché lors des violences antijuives de 1349. Emouvantes aussi ces rares stèles de cimetières juifs disparus, que l’on retrouve parfois réemployées dans des constructions comme celle découverte à Bourges dans les années 1980 lors de la démolition d’un vieux moulin. Rares sont les ensembles conservés comme la soixantaine de stèles du 12ème siècle découvertes lors de travaux dans le Quartier latin, à Paris, en 1849, données au musée de Cluny et aujourd’hui présentées au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (mahJ) qui, partenaire de l’exposition, en prête plusieurs. L’objet le plus impressionnant est un rouleau de Torah du 13ème siècle, fabriqué dans le Nord de la France et toujours utilisé dans une synagogue d’une communauté juive italienne de Biella, sans doute arrivé là suite aux expulsions du royaume de France.
CATALOGUE
Savants et Croyants - Les Juifs d’Europe du Nord au Moyen Âge
sous la direction de Nicolas Hatot et Judith Olszowy-Schlanger
Editions Snoeck, 263 pages, 35 €
EAN : 9789461614643
INFOS PRATIQUES
Savants et Croyants - Les Juifs d’Europe du Nord au Moyen Âge, exposition du 25 mai-16 septembre 2018
Tarif 4 € / Gratuités habituelles + gratuité pour tou.te.s dans les collections permanentes
Musée des Antiquités, 198 rue Beauvoisine, 76 000 Rouen
Réseaux sociaux > Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie (RMM Rouen) : Facebook / Twitter @RMM_Rouen / #MuséeDesAntiquités #SavantsEtCroyants
Infos complètes : museedesantiquites.fr
Conditions de visite :: 25 mai 2018, sur invitation de l’agence Anne Samson : transport, visite, déjeuner, catalogue.