20.01.2018 | ON EN TROUVE PARFOIS DANS LA RUE, cela m’est arrivé encore il y a peu. Abandonnée sur un trottoir parisien, une banale « chaise bistrot » comme les usines Thonet en ont produit plus de 40 millions d’exemplaires au 19e siècle ! Son propriétaire ignorait sans doute qu’il s’agissait d’une icône du design populaire, l’un des premiers meubles best-sellers, si ce n’est le premier.
Ce qui fit le succès de cette chaise créée en 1859, c’est d’abord sa forme d’une élégante simplicité, quelques lignes matérialisées dans l’espace comme une calligraphie. Ensuite sa fonctionnalité qui permettait de la saisir d’une main pour la déplacer, d’une autre pour la retourner, la poser sur une table ou l’empiler sur ses congénères. Autant de gestes indissociables du métier de garçon de café qui en jouait comme un jongleur. Confortable sans qu’on puisse s’y avachir, la chaise n°14 dans l’inventaire Thonet se révéla le siège idéal pour le secteur de la restauration au point de lui donner son surnom, avant d’être adopté par d’autres lieux publics. Une autre raison de son succès était son prix bon marché, grâce à un procédé de fabrication révolutionnaire pour l’époque, banal aujourd’hui. Elle était totalement démontable. Ce qui permettait une production en série et un transport optimisé.
Composée de seulement six pièces, dix vis et deux écrous (sans usage de colle forte), la chaise partiellement démontée était conditionnée dans une caisse d’un mètre cube pouvant en contenir trente-six ! Livrées ainsi dans le monde entier, celles-ci étaient remontées on ne peut plus facilement à l’arrivée. Génial. On pense évidemment à l’entreprise suédoise Ikea qui a bâti son succès sur ce concept mais ce sera quelque cent ans plus tard, à partir des années 1950.
La chaise bistrot symbolise à elle-seule le génie créatif d’un homme, Michael Thonet, fondateur de la marque, son sens de la logistique et des affaires. La Fabrique des Savoirs à Elbeuf, près de Rouen, complexe muséal lui-même abrité dans d’anciennes usines textiles au coeur d’un quartier industriel intelligemment requalifié, a choisi de consacrer une exposition à l’aventure de cette entreprise d’ébénisterie industrielle qui a marqué son temps et l’histoire du design, ancêtre de toutes les chaînes d’ameublement.
Comme souvent à cette époque, pour ne pas dire toujours, c’est une saga familiale. Le portrait photographique austère, à l’entrée de l’exposition, des cinq fils de Michael, tous investis dans la vie de l’entreprise, est là pour nous le rappeler. Avec, à l’origine, souvent, un artisan issu de milieu modeste mais ambitieux et plein d’idées. On pourrait citer Louis Vuitton, emballeur malletier dont on connait la success story, ou encore Jean-Baptiste André Godin, artisan serrurier, créateur du Familistère de Guise. C’est le cas aussi pour Michael Thonet qui naît en 1796 en Allemagne.
Jeune menuisier talentueux, il commence vers 1830 à utiliser le procédé de cintrage du bois pour la fabrication de sièges. La technique permettant d’obtenir par la vapeur des formes courbes était appliquée jusque là plutôt aux roues, tonneaux ou escaliers. Massives avant lui, les chaises deviennent légères, aussi bien matériellement que visuellement, tout en restant résistantes. Après plusieurs aléas liés à des histoires de dépôt de brevet qui l’amènent à s’installer en Autriche, il rencontre le succès. Des commandes sont décisives pour la notoriété de la marque. En 1850, c’est un célèbre café de Vienne, le Daum, qui se fournit chez Thonet. La firme lui vend la chaise n°4, première à être produit en série grâce à une innovation technique majeure. Les pieds, facilement démontables, rendent les modèles interchangeables qui, ainsi, se démultiplient. L’année suivante, l’entreprise reçoit une médaille à l’Exposition universelle de Londres, ce qui lui apporte une publicité mondiale.
Le bois courbé devient la marque de fabrique de Thonet, sinuosité que l’on retrouve dans le parcours de l’exposition qui déroule, en une longue boucle chronologique, l’évolution de la maison en un grand showroom. Avec la chaise bistrot, d’autres de ses meubles deviennent cultes, comme le rocking-chair apparu en 1860 dont il existe des dizaines de variantes et sur lequel l’exposition propose de faire un selfie. Ou plus tard, le portemanteau dit perroquet. L’entreprise fabrique quantité de meubles - chaises, fauteuils, tables, guéridons, bureaux, étagères... - diversifiant sa gamme en s’adressant à une clientèle populaire autant qu’aristocratique, privée comme publique en fournissant administrations, théâtres, restaurants... Au fil des années, la maison sait se renouveler tout en gardant une cohérence de style, fait d’économie des formes et de grâce des lignes.
Le génie de Michael Thonet ne se limite pas aux recherches esthétiques et techniques. Capitaine d’industrie, il accompagne le développement de son entreprise en créant les conditions de son succès, rationalisant et standardisant chaque étape et fonction. Pour finir par maîtriser toute la chaîne de production et devenir auto-suffisant, du dessin à la fabrication, de l’exploitation du bois à la commercialisation à travers des filiales de vente. En 1858, il transfère son usine de Vienne à Koristschan en Moravie, dans une région forestière, sur un site proche d’une ligne de chemin de fer. Avec ses fils, il dessine les plans de la nouvelle usine, en concevant même les machines et les installations ! C’est là que naît la chaise n°14.
En revanche, Thonet est nettement moins innovant dans la gestion du personnel. D’ailleurs, s’il est venu s’installer dans ce pays, c’est aussi pour sa main d’oeuvre bon marché. Les ouvriers travaillent jusqu’à 16 heures par jour, dans le danger, la chaleur et le bruit - on les voit, sur une photo, les pieds nus ! -, tandis que les femmes, affectées à des tâches moins éreintantes, sont payées deux fois moins. Ce qui n’empêche pas Thonet, comme tout patron paternaliste de cette époque, d’offrir à ses employé·e·s des logements et autres bonnes oeuvres.
Le succès allant grandissant, l’empire Thonet s’étend jusqu’à compter sept usines en Moravie, Hongrie, Pologne, Allemagne et, en 1910, employer jusqu’à 32 000 ouvriers. Une réussite boostée par une stratégie publicitaire de pointe. Dès 1859, l’entreprise se lance dans le marketing en diffusant des catalogues - le premier, de plusieurs feuillets, est inséré dans des journaux -, chaque meuble dessiné facilement commandable car correspondant à un numéro. De quoi allécher la clientèle dans le monde entier avec des catalogues traduits dans toutes les langues qui comptera jusqu’à mille cinq cents références. Là encore, on pense à Ikea. Thonet est omniprésent, d’Expositions universelles en salons professionnels.
Mais la vie des entreprises est semblable à celle d’un organisme. En 1871, Michael Thonet décède, deux ans après avoir vu son principal brevet d’invention de bois tourné tomber dans le domaine public et l’escarcelle de la concurrence. Les meubles de l’entreprise sont allègrement copiés. Rival le plus important, J&J Kohn n’hésite à s’installer à côté de l’une des usines Thonet, afin de débaucher ses employés. La guerre 14-18 va donner le coup de grâce à l’empire familial, la reconfiguration de la carte de l’Europe brisant son organigramme logistique. En 1922, Thonet est avalé par un consortium formé de J&J Kohn et de la compagnie Mundus.
La marque Thonet, son style et son savoir-faire ne tombent pas pour autant dans l’oubli puisque dès 1925, un architecte de renom va la remettre sous les feux des projecteurs à l’occasion de l’Exposition internationale des Arts décoratifs de Paris. Ce n’est autre que Le Corbusier, lequel déclarera : « Par l’élégance de la conception, la pureté de l’exécution et l’efficacité de l’utilisation, on n’a jamais rien fait de mieux ». Il restera fidèle à Thonet toute sa vie, entraînant dans son sillage nombre de collègues et de décorateurs qui collaboreront avec l’entreprise. Le style Thonet qui avait croisé, par ses sinuosités, l’Art nouveau et le style Belle Epoque, par sa sobriété trouve une nouvelle résonance dans le courant fonctionnaliste de la Nouvelle Objectivité, auprès des créateurs passés par l’école du Bauhaus et des initiateurs du mouvement Nouvel Habitat.
La courbure, signature de la marque, se réinterprète en acier tubulaire sous le génie, dans les années 1930, d’un Marcel Breuer. Aujourd’hui, Thonet, après d’autres aléas, existe toujours en Allemagne, comme inoxydable, rééditant ses meubles cultes tout en restant synonyme d’avant-garde. Des descendants de Michael y travaillent encore, comme employés. Un musée y a été créé en 1989 pour perpétuer la mémoire de sa production, alliance d’artisanat et d’industrie.
INFOS PRATIQUES
L’étonnant Thonet, l’aventure industrielle du bois courbé
24 novembre 2017 - 20 mai 2018 / Gratuit
La Fabrique des Savoirs, 7 cours Gambetta - 76 500 Elbeuf
lafabriquedessavoirs.fr / Facebook
Et aussi :
Arts & Crafts, 1860 - 1914 les formes d’une utopie, musée des Beaux-Arts de Rouen
Émile Gallé, alchimiste de la terre et du verre, musée de la Céramique
Le pouvoir de la ligne, Guimard et l’art nouveau, musée Le Secq des Tournelles
Luxe, table et volupté, l’orfèvrerie Christofle, musée Industriel de la Corderie Vallois
Catalogue général : Le Temps des collections, VI, 2017-2018, éd. Silvana Editoriale, 19,50€
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