07.01.2018 | POUR NOUS AUTRES DU MONDE CIVIL, il y a quelque chose d’énigmatique à imaginer ce qui pousse des hommes, et plus récemment des femmes, à s’engager dans l’armée. Non seulement au risque de leur vie (ou de celle de leur ennemi) mais aussi en supportant, en campagne, une existence des plus précaires. C’est ce quotidien hors combat fait d’attentes et de déplacements - le plus chronophage et le moins spectaculaire -, que met en lumière cette exposition, avec des passerelles inattendues vers le nôtre.
Dans la peau d’un soldat nous invite à entrer dans leur bulle d’intimité, et d’humanité, superbement résumée par l’affiche. Une photo contemporaine du si doué jeune reporter de guerre (et ex-otage) Édouard Elias qui nous montre un militaire français, torse nu, assis sur un siège de fortune en train de se raser le crâne. Autour de lui, du matériel épars, une tente, des habits qui sèchent dans un campement installé dans un intérieur indéterminé qui se trouve être un bâtiment administratif quelque part en Afrique. Visuel issu d’une série entrée dans les collections du musée de l’Armée. C’est sans doute cette dimension d’aventure qui attire, un inconfort où l’on se sent peut-être encore plus vivant.
Une fois n’est pas coutume pour une exposition de ce musée niché au coeur des Invalides, celle-ci débute au rez-de-chaussée, dans la grande et belle salle Vauban, avant de se poursuivre dans les étages. En bas, comme un générique d’introduction, une vitrine monumentale présente des mannequins de combattants en uniforme d’armées régulières ou irrégulières, de la Rome antique à nos jours, en montrant les évolutions et les constantes. En haut, leur vie quotidienne se décline en grands thèmes : manger, dormir, se laver, communiquer, tenir…
L’exposition révèle la permanence d’un mode de vie nomade, qui implique de transporter avec soi, ou plutôt sur soi, le nécessaire vital, en plus de son armement. Ainsi, un légionnaire romain et un Poilu de 14-18 trimbalaient à peu près le même poids, grosso modo 35 kilos, limite du supportable pour un homme amené à se déplacer sur des kilomètres, la marche à pied restant le mode de locomotion privilégié pendant des siècles. Pour soupeser certains de ces équipements, un espace ludique est prévu dans le parcours où l’on peut essayer certains d’entre eux comme le (très lourd) gilet pare-balles porté actuellement par les militaires de l’Opération Sentinelle. Dans le « barda », en deux mille ans d’histoire, on trouve quasi la même chose : de quoi tenir alimentairement pour quelques jours, un minimum d’effets personnels et des munitions. Avec parfois des ustensiles inchangés, comme cette poêle romaine à manche articulé, semblable de forme à une gamelle US de 1910, moins le couvercle !
La nécessité de voyager léger et pratique est à l’origine d’un tas d’innovations techniques qui passeront de la sphère militaire à la société civile. Encore plus à notre époque contemporaine où la facilité de se déplacer transformant nos habitudes, du tourisme au monde du travail, le nomadisme est devenu un art de vivre. Autrefois, ce sont souvent les soldats eux-mêmes qui inventaient et bricolaient, s’inspirant parfois des us et coutumes des populations rencontrées. Puis l’institution a pris le relais, innovant constamment pour alléger les matériaux, réduire au maximum l’encombrement des objets tout en optimisant leur fonctionnalité. L’armée, reine du design, qui l’eût cru ? De la gamelle à compartiment au sac de couchage roulable, de la nourriture longue conservation au sac à dos, autant de trouvailles militaires adoptées depuis par tou·te·s.
Il suffit de se rendre au rayon camping d’une grande enseigne d’articles de sport et de loisirs pour réaliser que les notions de pliabilité et de compactibilité, largement empruntées à l’équipement militaire, sont devenues banales, appliquées ensuite dans nombre de secteurs. Des objets attirent l’attention comme ce piquet de tente tout bête… datant des Romains et provenant du site d’Alésia ! Ou cette boîte de ration de combat individuelle réchauffable utilisée actuellement par nos soldats, aux 14 menus différents ( dont 7 sans porc) enviée, parait-il, par les autres armées. Constamment, l’armée a été confronté au souci de conservation des aliments et à leur transport. Tout a été testé et utilisé : boîte de conserve (inventée en 1795), dessiccation des fruits et légumes, macération dans du vin, salaison des viandes, etc. Pas du luxe car, en plus d’apporter l’énergie nécessaire à leur tâche, la nourriture entretient le moral des troupes. Les autres besoins sont abordés : la nécessité de garder un lien affectif avec les proches, la place du jeu, la lecture (avec une ingénieuse bibliothèque portative de l’armée allemande), la croyance, y compris des sujets plus tabous comme le tabac longtemps distribué aux soldats par l’institution elle-même et la sexualité évoquée bien que très brièvement, notamment par les préservatifs distribués durant la Seconde Guerre mondiale pour lutter contre les maladies vénériennes.
L’HUMAIN SOUS L’UNIFORME
L’évolution vestimentaire est tout aussi intéressante et a pareillement infiltré l’industrie textile entière. L’uniforme codifié, alliant fonctionnalité et apparat, mettra du temps à s’imposer en Europe puisqu’il faudra attendre la fin du XVIIème siècle. Auparavant, le soldat porte des habits civils, parfois pillés à l’ennemi, sous la protection d’une cotte de maille - qui existait déjà chez les Romains, idée qu’ils avaient eux-mêmes piquée aux Gaulois - ou d’éléments d’armure qui couvrent en priorité torse et tête, les parties du corps les plus exposées et vulnérables. Le soldat est parfois amené à acheter lui-même sa parure dont il tire toute sa fierté, comme le mousquetaire la plume pour son chapeau.
On découvre avec surprise que l’armure n’est pas réservée aux temps anciens puisqu’elle fait un retour inattendu durant la Première Guerre mondiale sous la forme d’un gilet pare-balles et d’un casque de l’armée américaine au design très médiéval. Autre découverte, la couleur utilisée sur le champ de bataille à partir du XVIIème siècle pour distinguer les troupes au milieu des fumées de la poudre, d’où ces teintes très tranchées des uniformes, suffisamment voyantes pour le commandement. Ce qui, inversement, va se révéler un danger. L’armement se perfectionnant et la poudre se volatilisant, la couleur devient une cible. Si la plupart des pays européens adoptent des teintes neutres et passe-partout à la fin du XIXème siècle à l’instar du kaki anglais et du feldgrau (un gris-vert) allemand, la France va louper le coche en envoyant en 1914 ses soldats à la boucherie avec leur anachronique pantalon rouge garance… Plus discret, en 1915, leur uniforme devient bleu horizon.
Dérivé du kaki, le motif de camouflage va devenir une icône, au point d’être détourné par la mode et envahir nos placards à la fin du XXème siècle. Venu d’Angleterre, il va se décliner selon les armées et les latitudes, jusqu’à la Guerre du Golfe où il s’adapte à la topographie du désert. Devant certaines tenues de camouflage extravagantes créées pour des environnements précis, on ne peut s’empêcher de penser à des créations haute couture. Comme pour les objets, le vêtement militaire innove par nécessité, devant apporter protection et confort. Sinon, comme durant la campagne de Russie de 1812, l’armée sera décimée… par le froid.
Dans notre magasin, c’est au rayon sportswear qu’il faut chercher les applications civiles des notions, cette fois, de réversibilité et imperméabilité éprouvées dans l’armée, et tous les textiles adaptés aux conditions extrêmes, l’hyperchaud comme l’hyperfroid. Au rayon chaussures aussi, comme avec la pataugas que les militaires ont popularisée. Ce qui fait la définition de l’uniforme, son impersonnalité, est parfois transgressé, avec plus ou moins l’assentiment de la hiérarchie. On peut ainsi admirer un blouson de 1941 agrémenté au dos d’un superbe visage de pin-up. En réalité, l’uniforme est individualisé à travers les multiples signes et insignes de grade, d’appartenance à telle unité, de reconnaissance de faits et d’exploits qui le recouvrent et qui écrivent, pour qui sait lire cette grammaire colorée, la carrière d’un soldat. L’esthétisme a aussi sa part, à travers boutons, lisérés, revers…
Plus on entre dans l’intimité de ces hommes, plus l’émotion est palpable. On apprend avec étonnement que jusqu’au XIXème siècle, la première cause de mortalité dans l’armée n’était pas la guerre mais les maladies, par manque d’hygiène. La faucheuse rôde, omniprésente, que l’on éloigne par le port, invisible, souvent à même la peau, d’amulettes, porte-bonheur et autres médailles protectrices. Le lien avec les proches est primordial aussi. Ce n’est que très tardivement, dans la seconde moitié du XXème siècle, que le corps du soldat tombé au front est rapatrié, identifié grâce à une plaque d’identité, et non plus enterré à la hâte, ou plutôt jeté à la fosse, après la bataille. Les effets personnels de l’adjudant-chef infirmier Thibault Miloche mort en 2014 en Afghanistan, courageusement prêtés par sa femme, présentés en vis-à-vis des objets trouvés dans la sépulture d’un légionnaire romain, nous rappellent que tout cela n’est pas un jeu vidéo. Impossible de prendre une photo, trop émouvant. La guerre virtuelle, c’est la question que pose la fin de la galerie chronologique, imaginant le combattant du futur.
Mais on le sait, paradoxalement, c’est à la guerre que la médecine a fait certaines de ses plus grandes avancées, la chirurgie réparatrice, puis la rééducation fonctionnelle, plus récemment la prise en charge des traumatismes psychiques. Cette photo où l’on voit une jeune rescapée de l’attentat du Bataclan soignée aux Invalides, au service des grands blessés, illustre l’apport de l’armée pour la société toute entière, au-delà même de sa mission de protection de la République. Son sourire incarne l’espoir, cette part d’humanité qui nous rassemble. À l’instar de Toto, une poupée mascotte que le maréchal des Logis Louis Danton photographie, en 1915, en la mettant en scène au milieu des tranchées, à la manière d’un instagrammer d’aujourd’hui.
INFOS PRATIQUES
Exposition
Dans la peau d’un soldat. De la Rome antique à nos jours
12 oct. 2017 - 28 janvier 2018
Tarif : 12€/9€/4,5€(18-25 de l’UE/Pass Education)/gratuit
Musée de l’Armée
Hôtel national des Invalides
129 rue de Grenelle - 75007 Paris
www.musee-armee.fr
RSN : Facebook / Twitter @MuseeArmee
Conditions de visite :: 14 décembre 2017, sur invitation du musée de l’Armée : visite guidée.