16.08.2017 | LA VALISE DE RODTCHENKO, c’est le titre qu’aurait bien voulu donner à l’exposition du musée Unterlinden, son partenaire le musée d’Etat des Beaux-Arts Pouchkine qui possède, à Moscou, nombre de ses oeuvres léguées par ses héritiers en 1991. L’institution s’attache depuis à valoriser cette collection et à la faire découvrir au monde entier. La valise, par allusion à celle qu’Alexandre Rodtchenko emmena dans son voyage pour Paris en 1925, lors de sa participation à l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui se tint au Grand Palais. A l’intérieur, un échantillon représentatif de sa production qu’il montra à des artistes comme Fernand Léger et qu’il espérait pouvoir exposer dans une galerie parisienne, ce qui ne se fit pas. Cette première grande exposition française de son oeuvre vient comme réparer ce rendez-vous manqué.
Né à Saint-Pétersbourg en 1891 dans la Russie tsariste, Rodtchenko est issu d’une famille modeste, immergé cependant très tôt dans le milieu culturel grâce au métier de son père, accessoiriste dans un théâtre où Alexandre passe son enfance, nourrissant tous ses rêves. Après avoir étudié dans une école d’art à Kazan, à la recherche d’un langage visuel nouveau, il rejoint en 1915 Moscou attiré par l’effervescence des milieux d’avant-garde qui agitent les grandes capitales européennes. Sa culture moderne, il la parfait en se rendant notamment au Palais Troubetskoï afin d’admirer la célèbre collection Chtchoukine que la Fondation Louis Vuitton a exposée l’année dernière à Paris. C’est la période des ismes qui ont en commun de vouloir rejeter l’ordre ancien, plastique tout autant que politique : Cubisme, Futurisme, Dadaïsme, Cubo-futurisme, Suprématisme, Constructivisme... De ce dernier mouvement spécifiquement russe, Rodtchenko est l’incarnation avec Vladimir Tatline. Une représentation du monde géométrisante et minimaliste.
Ce qui frappe à la vue de sa production multi-supports - peintures, affiches, livres, dessins, photos, costumes, design, sculptures... -, c’est son immense liberté formelle, la radicalité de ses innovations qui trouvent toujours des échos aujourd’hui, dans le graphisme, la photo ou le design. Son petit-fils Alexandre Lavrentiev, co-commissaire de l’exposition, se souvient que sa mère disait qu’il était « un artiste pour les artistes », un modèle pour beaucoup d’entre eux. Et il le reste. Sa redécouverte contemporaine date de l’exposition croisée Paris/Moscou qui eut lieu en 1979, pour la France, au Centre Pompidou.
Quand la Russie bascule en 1917 dans la Révolution, il est logique que Rodtchenko se reconnaisse dans ses idéaux de renouveau. Il devient le plus ardent des artistes « officiels » du nouveau régime, fondant avec d’autres le syndicat des artistes-peintres. Il occupe des fonctions dans la nouvelle vie culturelle, travaille dans le musée de la Culture picturale qui revendique le titre de premier musée d’art contemporain au monde et enseigne dans une école multi-disciplinaire semblable au Bauhaus allemand. Tout en étant extrêmement exigeant sur la forme, il ne conçoit pas autrement sa mission qu’au service du peuple. Dans la section soviétique de l’Exposition internationale de Paris, il présente le Club ouvrier de l’URSS qui fait sensation et qui remporte un prix. Il s’agit d’un espace de loisirs comprenant différents dispositifs au design innovant, des meubles modulables qui permettent d’en changer l’usage. Mais ce qui a fait sa renommée, ce sont ses recherches graphiques : affiches, publicités (en collaboration avec le poète Vladimir Maïakovski pour les slogans), Unes de revues, couvertures de livres... Il révolutionne totalement le domaine. De là naît sa pratique photographique dont il se sert au départ pour créer ses célèbres montages et dont il réinvente aussi les codes. Médium qui fit l’objet d’une exposition en France en 2007, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
A la visite de presse, quand on interroge son petit-fils et Marina Lochak, directrice du musée Pouchkine (superbement vêtue par les stylistes russes Nina Donis) sur la dimension d’artiste de propagande de Rodtchenko sur laquelle l’exposition ne s’attarde pas, ils bottent en touche comme s’ils ne voulaient ne garder de lui que le génie plastique, ce qu’il était incontestablement, et ne pas s’embarquer sur le terrain politique. Tout en étant bien obligé d’admettre qu’à moment donné, son art n’a plus été en grâce. En 1928, la presse officielle russe lui reproche de plagier un artiste occidental comme Man Ray. Pire, on l’accuse de formalisme bourgeois. La même année le novateur musée de la Culture picturale ferme, une partie de ses oeuvres détruites car considérées « comme n’ayant aucune importance muséale, ni valeur marchande » [1]. En 1934, totale régression stylistique et politique, le Réalisme soviétique est proclamé doctrine culturelle officielle, ne laissant plus aucune place aux artistes d’avant-garde. Se referme une parenthèse assez unique dans l’Histoire, un régime qui donne aux artistes les plus innovants et pointus les moyens de s’exprimer, les considérant presque comme des chercheurs. Rêve de tous les créateurs.
Traces de ce rêve avorté, les photos de l’atelier qu’occupent durant les belles années Rodtchenko et sa femme Varvara Stepanova, elle-même artiste prolifique. Comparé à une fabrique, il est rempli de matériaux les plus incongrus servant à leurs multiples expérimentations plastiques. On les voit, eux et leurs amis, créant dans la joie et s’amusant avec des looks qui nous semblent bien modernes : cheveux courts pour elle, crâne rasé pour eux. Sur l’une d’elles, des portraits de Lénine de différentes factures, sans doute des essais graphiques, sont disposés sur un meuble.
Autant d’éléments qui nous rappellent, assez paradoxalement, Andy Warhol et sa Factory (jusqu’à ses sérigraphies de dirigeants communistes traités comme des stars ou des marques commerciales). On sent la même énergie individuelle et collective, le même sens de la fête, la même volonté de bousculer les codes, d’interroger la société comme de repenser la définition de l’artiste. Peut-être aussi quelque part ont-ils eu un même destin. À la subversion originelle d’un Warhol noyée dans le capitalisme, neutralisée et récupérée par la High-Society, répond la disgrâce d’un Rodtchenko qui, dès lors, avant-gardiste broyé par le système, se fait reporter photo de talent à la gloire de l’URSS en cachant toutes les misères. En 1951, sans que l’on sache pourquoi, il est radié de l’Union des artistes soviétiques. En 1955, on lui restitue sa carte. Il meurt un an plus tard.
INFOS PRATIQUES
Rodtchenko - Collection Musée Pouchkine / 8 juillet - 2 octobre 2017
Musée Unterlinden - Place Unterlinden - 68000 Colmar
Tarifs : 13€ / 11€ / 8€ expo + musée
Catalogue Rodtchenko - Collection Musée Pouchkine, Alexandre Lavrentiev, Alla Loukanova, Alexeï Savinov
ABCDesign, 29€.
www.musee-unterlinden.com
Conditions de visite :: 6 juillet 2017, sur invitation de l’agence Article Onze : train, nourriture, documentation.